Voir la crise autrement, prendre du recul, replacer les questions qu’elle pose dans une perspective plus vaste ; un éclairage philosophique du thème de la crise nous a paru intéressant. Nous avons interrogé Stephane Vendé, professeur de philosophie au Lycée Europe R. Schuman de Cholet (49) et webmestre de la rubrique philosophie de l’Espace Pédagogique de l’Académie de Nantes.
Le thème de la crise est il couramment traité dans le cadre des cours de philosophie?
Oui, et, d’une certaine façon, constamment. En effet, la crise est en elle-même indissolublement philosophique et pédagogique puisqu’il s’y agit de faire passer l’esprit humain de l’attitude naïve (naturelle) à l’attitude réflexive (théorique) par la médiation d’une conversion qui constitue « une crise » au double sens d’événement existentiel et de structure essentielle, l’être dit en crise (l’homme ici) s’y dédoublant lui-même et connaissant un moment paroxystique de doute sur le monde et lui-même, qui peut déboucher sur la déchéance de soi et la mort assurée ou sur la reprise de soi et la vie renouvelée.
Mais si la finalité de la philosophie est bien de penser la condition humaine dans le monde et face au monde, le philosophe (et donc le professeur de philosophie) ne peut pas ne pas tâcher de penser son monde et ce dans « la visée d’une vie bonne avec autrui dans des institutions justes » (P. Ricoeur), selon le double projet fondé par les Grecs et fécondé par les Lumières. A cet égard, le monde moderne est essentiellement en crise en ce que la révolution scientifique et technique (issue de la Renaissance et du XVIIè siècle) a fait passer l’humanité de la primauté de la vita contemplativa (contemplation de l’Etre immobile selon une onto-théologie cosmétique) à celle de la vita activa (ambition de se rendre comme maître et possesseur du monde naturel et culturel selon une anthropogonie tendanciellement chaotique).
Sous quels angles?
Sous tous les angles puisqu’il s’agit en philosophie (comme dans son enseignement) de penser la condition humaine dans la diversité mais aussi l’unité des grands champs de l’expérience que l’homme fait du monde, d’autrui et de soi-même, par la médiation des formes symboliques qu’il se donne dans son histoire pour s’accomplir au mieux de ses dispositions et aspirations (le mythe, la religion, la langue, l’art, la technique, la science, la politique, le droit, la morale et la philosophie elle-même). Le programme d’enseignement de la philosophie dans les classes terminales des séries générales et technologiques institué en 2003 (dans la droite ligne du programme de 1973) en témoigne dans la distinction et l’articulation des notions (et auteurs) qu’il propose d’étudier, selon le double souci de l’acquisition d’une riche culture théorique et de la formation critique du jugement, ce qui nécessite, précisément, la mise en crise de soi-même et de ses représentations du monde et d’autrui, tout en visant la reprise de conscience de soi et de confiance en soi.
Vous proposez des ressources pédagogiques sur le thème de la crise sur le site de l’académie de Nantes. Est ce que vous pouvez nous présenter ces ressources?
– « Penser la crise en philosophe (activité pédagogique) » Cette ressource propose aux étudiants de réfléchir trois perspectives critiques sur le thème de la crise à partir de supports différents. Ces textes sur supports écrits ou audio sont accompagnés de fiches de lecture à partir desquelles ils sont invités, avec leur professeur, à produire leur propre texte de façon réfléchie, c’est-à-dire à la fois critique et autocritique.
Penser la crise en philosophe
– « Tragique, Baroque, Kitsch : trois figures esthétiques de la crise »
Cette ressource associe trois figures de la crise dans le domaine de l’histoire de l’art afin de mieux comprendre comment les artistes nous font voir le monde dans lequel nous vivons, si nous savons les écouter.
Tragique, Baroque, Kitsch : trois figures esthétiques de la crise »
– « Quelle crise de la culture ? », Joël Gaubert
Cette ressource est un compte rendu de conférence effectuée à la Société Nantaise de Philosophie. Derrière la crise économique et financière, évidente elle, dans laquelle nous sommes entrés de façon rampante et, semble-t-il, persistante, une autre crise, beaucoup plus fondamentale, nous est donnée à penser : la crise de la culture elle-même. Cette crise globale de la culture provient de la scission moderne de la raison antique et classique (métaphysique) en différents types de rationalité, notamment analytique (ou techno-scientifique) et herméneutique (esthético-langagier ou mythico-religieux), chacun prétendant à la supériorité et même à l’exclusivité dans la juridiction de la réalité humaine et du monde lui-même en référence à la volonté de puissance et au désir de reconnaissance qui motivent les hommes. Un tel conflit nécessite la refondation d’une raison critique et autocritique (notamment politique, juridique et éthique) qui soit susceptible de subordonner à nouveau la puissance et la reconnaissance à une connaissance émancipatrice. Mais une telle crise, dans sa profondeur et son extension, relève-t-elle d’une destinée que l’action humaine pourrait encore espérer infléchir ou bien d’un destin inexorable, et, plus particulièrement, que peut et doit ici la pensée, notamment la réflexion philosophique ?
Quelle crise de la culture ?
– « La crise : Bibliographie philosophique »
Pour approfondir et prolonger la réflexion sur la question de la crise, cette ressource propose une succincte bibliographie philosophique.
La crise : Bibliographie philosophique
La philosophie et les Tice font donc bon ménage. Quelle est votre rôle sur le portail académique ?
En tant qu’Interlocuteur Académique en Technologie de l’Information et de la Communication, nous menons avec les IATICE des autres disciplines une réflexion d’ensemble sur les TICE. Je suis le webmestre de la rubrique philosophie de l’Espace Pédagogique de l’Académie de Nantes dont la ligne éditoriale, placée sous la responsabilité de Monsieur Elie IA IPR, est établie par le comité scientifique se composant de M. Blaise Benoît, M. Jean-Marie Frey, M. Joël Gaubert, M. Jean-Luc Nativelle.
Qu’apporte l’enseignement de la philosophie dans la perception que peuvent avoir les élèves de la crise?
A notre époque de dé-civilisation collective et de dé-moralisation personnelle, l’enseignement de la philosophie peut et doit ré-éveiller les élèves (comme les adultes !) à la double exigence de la sagesse personnelle (« connais-toi toi-même ») et de la justice collective (« recherchons la meilleure forme de gouvernement »).
A notre époque de destitution de la responsabilité d’un quelconque sujet de l’histoire, au profit d’une « histoire sans sujet » autre qu’un anonyme techno-droit procédural (version néo ou plutôt pseudo-libérale de « la fin de l’histoire ») et de « sujets sans histoire » (version communautarienne d’identités culturelles refusant désormais de changer si peu que ce soit), la philosophie peut et doit redonner aux élèves (comme aux adultes !) l’idée qu’il peut et doit y avoir « un pilote » dans l’existence humaine, à la fois personnelle et collective, pour mieux affronter et, si possible, défaire le nihilisme qui menace et même qui gagne l’humanité contemporaine.
Entretien réalisé par Monique Royer
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