« Pourquoi les enseignants croient-ils que certaines pratiques valent mieux que d’autres ? Pourquoi critiquent-ils, voire refusent-ils, certaines pratiques, dont l’efficacité a (parfois) été démontrée par la recherche ? » Voilà des questions agitent beaucoup les responsables des systèmes éducatifs. Et comme leurs décisions sont forcément rationnelles, voire « scientifiques », ce sont des « croyances » des enseignants qui s’y opposent. La Revue internationale d’éducation de Sèvres (n°84) publie un numéro fort intéressant qui donne une vision mondiale de ces interrogations. Ils sont fous ces enseignants ou ils ont des valeurs ?
Les enseignants face aux injonctions de changement
Géraldine Farges, qui coordonne le numéro, sent bien que le mot « croyances » , pour désigner les convictions pédagogiques des enseignants, pose problème. D’un article à l’autre d’ailleurs on utilise des formules différentes. C’est que les articles du numéro visitent 10 pays ayant des systèmes et des pratiques différentes : Etats-Unis, France, Corée du Sud, Tunisie, Brésil, trois pays d’Afrique de l’ouest, Canada, Suisse, Belgique et la Pologne. En Pologne, » pour comprendre les résistances des enseignants polonais aux savoirs qui leur sont enseignés en formation », l’auteur parle de théories personnelles. En Tunisie et en Afrique de l’ouest on parle de « croyances ancestrales » ou « traditionnelles ». En Suisse il s’agit de « croyances préalables », en Corée du Sud de « croyances épistémologiques », aux Etats -Unis de « référentiels culturels » et en France de « normes ».
Derrière cet éventail de formules on devine toute une sociologie de la position des enseignants dans la société. Parce que la question qui est sous-jacente au numéro c’est celle de l’application des conceptions décidées pour les enseignants. Comme dit G Farges, » pensées ensemble, croyances et pratiques des enseignants permettent de porter un regard renouvelé sur le changement en éducation ». Car cette « résistance » (le mot est parfois utilisé dans les articles) semble universelle.
Résistances ou appuis pour la formation ?
Un magnifique exemple est donné par les écoles « sans excuses » qui se développent aux Etats-Unis grâce aux financements des grandes fondations. Ces écoles privées (charter schools) scolarisent des enfants défavorisés des minorités raciales. Elles pratiquent vis à vis des élèves une discipline extrêmement répressive avec des punitions qui seraient jugées inacceptables en France. Elles emploient des enseignants jeunes à qui sont fournis des protocoles très stricts et très précis qu’ils doivent suivre à la lettre, à l’image de ce qu’Agir pour l’école, soutenue financièrement par l’Education nationale, tente de pratiquer en France.
Pourtant expliquent JW Golann, A Weiss et K Gegenheimer, les enseignants ne respectent pas tous les curriculums. Beaucoup les interprètent. Ils expliquent cela en définissant 4 personnalités enseignantes différentes. Il y a les conformistes qui adhèrent totalement au type d’éducation de ces écoles. Il y a des imitateurs qui ne réussissent pas à entrer dans le modèle. Il y a des adaptateurs qui s’intègrent en adaptant les pratiques des établissements à leurs valeurs.Enfin il y a des résistants. Les auteurs concluent en invitant les futurs enseignants à découvrir leur profil.
En Pologne, E Filipiak montre que les croyances personnelles des enseignants peuvent être un appui pour leur formation. » Pour que les enseignants puissent repenser l’école, relever le défi d’ouvrir la culture scolaire à une nouvelle qualité et s’engager dans le processus de changement, il est nécessaire de préparer le terrain, de travailler avec leurs théories et leurs croyances personnelles… Il s’est avéré important de fournir des outils conceptuels permettant aux enseignants de participer au dialogue et aux discussions contribuant à la réinterprétation et au changement de leurs propres pratiques. Des exemples de projets mis en oeuvre ont montré qu’en créant une communauté d’apprenants, en analysant des pratiques similaires et en y participant, les enseignants développent une compréhension usuelle, des styles collectifs de pensée et d’action, un sens de l’action ». Inversement, en Tunisie, Gmati Tijani estime que ces croyances personnelles nuisent à l’égalité dans le système éducatif.
La réponse d’une profession subordonnée
Croyances, théories personnelles, normes, le québécois Maurice Tardif donne les clés d’une analyse sociologique pour comprendre ce qui se passe et cette fameuse « résistance au changement ». Pour lui, si la question est posée c’est que les enseignants sont devenus une profession subalterne. On lui saura gré de remettre les pendules à l’heure. » Ces croyances collectives (des enseignants) ne sont ni vraies ni fausses car, comme le montrent les perpétuelles controverses à son sujet, la formation à l’enseignement n’a rien de scientifique : elle est une construction sociale produite par divers groupes et organisations (État, universités, autorités et employeurs scolaires, syndicats d’enseignants, nombreuses fondations privées aux États-Unis, ordres professionnels au Canada, etc.) qui s’efforcent de la définir en fonction de leurs perspectives et intérêts ». Pour lui, » ces croyances témoignent … de la situation socioprofessionnelle des enseignants par rapport à une formation sur laquelle ils exercent très peu de contrôle, et qui a toujours été définie et imposée par les autorités politiques et éducatives, ainsi que par les élites universitaires. En ce sens, ces croyances expriment donc une certaine rationalité sociale et politique : celle d’une profession subalterne dont le travail est de former autrui, mais qui n’a que très peu voix au chapitre quand il s’agit de sa propre formation ».
Maurice Tardif montre comment les enseignants sont devenus une profession subalterne c’est à dire soumise aux injonctions de leur hiérarchie. La particularité d’une profession subalterne c’est que sa propre formation lui échappe. » Les milliers de recherches consacrées depuis les années 1980 aux savoirs (ou connaissances) des enseignants (Teachers’ Knowledge) indiquent que leur expertise repose sur des bases à la fois incertaines et hétéronomes à leurs pratiques professionnelles… On observe que la plupart des catégories de connaissances (des programmes, des finalités de l’éducation, du contexte social, des matières à enseigner, des élèves, etc.) proviennent de groupes d’acteurs (universitaires, chercheurs, fonctionnaires, experts des programmes scolaires, etc.) qui ne sont pas des enseignants et qui n’appartiennent pas, de près ou de loin, à la profession enseignante ». « Profession sans voix , l’enseignement est aussi une profession sans expertise spécifique ».
Aussi pour lui, » les croyances collectives des enseignants procèdent d’une certaine « rationalité cognitive » (Boudon, 1993), à travers laquelle le personnel enseignant, à partir de sa propre situation dans le système scolaire et dans la stratification nord-américaine des professions, exprime de bonnes raisons de croire ce qu’il croit, ces croyances étant considérées comme cohérentes et solides par les enseignants. Règle générale, les enseignants croient qu’ils ont surtout appris à enseigner grâce à leur expérience de travail en milieu scolaire et non pas lors de leur formation initiale. Hier comme aujourd’hui, bon nombre d’enseignants croient également que la compétence en enseignement est avant tout une question de personnalité, de talent, voire de vocation, et non pas de formation ». Elles sont une réponse aux relations de subordination dans lesquelles ils sont pris.
Tension entre efficacité et subordination
Françoise Carraud préfère prendre la question à l’envers. Elle cherche à connaitre quelles représentations appuient les satisfactions que connaissent les enseignants. Quelles sont les normes du « beau travail ». Et cela l’amène à analyser deux formules que tous les enseignants connaissent. « Avoir une classe qui roule » : cela renvoie à la norme de l’autonomie , à la gestion de classe et au final à la réussite dans une mission que tous les enseignants partagent : la transmission. « Avoir une classe qui roule » permet d’éloigner « le fantôme de l’impuissance » décrit par Anne Barrère. La seconde formule c’est « la petite lumière qui brille dans les yeux ». » Quand les chercheurs s’emploient à mesurer le degré d’efficacité pouvant, en fonction des contextes sociogéographique, être attribué aux enseignants et à leurs pratiques, quand les politiques voudraient évaluer cette part d’efficacité, les enseignants, eux, s’appuient sur leur propre sentiment d’efficacité en situation : la « classe qui roule » et la « petite lumière qui brille dans les yeux ». En effet, si, comme nous l’avons dit, l’efficacité est d’abord celle d’un « cours qui marche », d’une « classe qui tourne », elle est aussi au coeur des relations interindividuelles… C’est ici qu’apparaît un autre débat normatif : entre la norme d’efficacité, quasi impossible à mesurer, et celle de l’utilité. Être enseignant, c’est être utile, utile aux enfants et aux adolescents qui, sans l’enseignant, ne connaîtrait pas la « culture ». Cette notion de culture, polymorphe et instable, fait aussi débat, mais elle reste au coeur du métier enseignant ».
Laissons Géraldine Farges conclure ce beau numéro. » Si les croyances professionnelles des enseignants sont considérées comme déterminantes pour accéder à leurs pratiques, voire comme étant à prendre comme point de départ des actions de formation, celles-ci, individuelles ou collectives, doivent aussi se conformer aux consignes institutionnelles. Il en ressort que les croyances sont à la fois centrales dans ce qui fait le professionnalisme enseignant, mais aussi marginalisées dans les systèmes éducatifs qui ne sauraient tolérer une trop grande diversité de croyances. Il y a donc ici un point de tension : plus autonomes, les enseignants se sentent plus efficaces (et croient davantage en ce qu’ils font), au risque de s’éloigner du projet politique dans lequel s’inscrit plus globalement leur action éducative ». C’est bien là qu’est plus que jamais la question.
François Jarraud