Le numérique peut-il aider à travailler autrement les compétences orales en général et l’approche du texte théâtral en particulier ? Assurément pour Sarah Pépin-Villar qui en exploite bien des capacités au collège Jean de Beaumont à Villemomble (93), par exemple ici dans le cadre de l’étude en 5ème de la pièce de Molière « Les Fourberies de Scapin » : lecture de répliques en vrac, jeu de rôles par lequel l’élève se fait décorateur-scénographe, jeu de cartes et coffre de mots pour un exercice d’improvisation … Les créations, inspirantes et transférables, sont réalisées sur tablettes et partagées sur un blog. Et si lire le théâtre permettait de donner encore mieux la parole aux élèves ?
L’entrée dans l’étude de la pièce de Molière s’est faite par une lecture de répliques variées et décontextualisées : comment déployez-vous cette activité ?
Avant d’aborder la pièce, avant même d’annoncer aux élèves sur quel genre de texte la séquence va s’appuyer, je distribue une phrase à chacun•e et lui demande de la lire à haute voix. Dès cette première lecture, l’élève s’interroge sur une interprétation : qui peut bien parler ? à qui s’adresse cette phrase ? Sur quel ton vais-je la prononcer ? D’habitude, je fais faire cette activité en classe, lors d’une première séance de jeu théâtral. Elle est tirée d’une proposition de Chantal Dubiline et Bernard Grosjean dans leur livre Coup de théâtre en classe entière (Scérén-CRDP académie de Créteil, 2004). Les restrictions sanitaires m’ont poussée à repenser l’activité pour qu’elle soit réalisable en classe comme à distance, ou dans un dispositif de classe qui ne nécessite pas de déplacement. Ainsi, l’année dernière, les répliques ont été enregistrées et postées sur le blog de la classe par les élèves. Cette modalité a ôté l’aspect spontané de la lecture, mais a permis aux élèves de lire plusieurs fois, sur différents tons, avant de décider la version à publier.
Comment exploitez-vous ces 1ères lectures fragmentaires ?
Les élèves écoutent toutes les phrases enregistrées par l’ensemble de la classe, soit environ trente répliques. Puis en binôme, je les invite à commenter ce florilège sur le blog. Le choix des répliques est important en amont : l’ensemble constitue une vue d’ensemble de la pièce, sans en dévoiler trop, et permet de formuler des hypothèses sur les personnages, les thèmes abordés, l’époque. Enfin, en classe entière, on discute les hypothèses en parcourant les commentaires du blog : pourquoi peut-on penser que c’est une pièce de théâtre ? Ou est-ce un poème ? est-ce qu’on peut dire quels thèmes vont être abordés ?
Quels sont les intérêts d’entrer ainsi dans la séquence ?
L’intérêt premier est de créer des attentes et de rendre la lecture active : les hypothèses sur les personnages (un roi, un mari qui abandonne sa femme, un mariage, un piège) vont-elles être confirmées ? L’élève va vouloir savoir si sa proposition était juste. Cela permet aussi de focaliser rapidement l’attention des élèves sur les thèmes importants de la pièce en lien avec la séquence : les relations familiales, le mensonge… Enfin, il est aussi intéressant pour moi d’observer les représentations des élèves sur les genres littéraires (poésie, conte, théâtre) et sur les sujets abordés.
Vous invitez aussi les élèves à se faire décorateurs scénographes de la pièce : selon quelles modalités de travail ?
L’étude d’une pièce de théâtre permet de faire découvrir un vocabulaire spécifique et un monde professionnel nouveau. Je commence par faire visionner un petit clip sur un site d’information à l’orientation qui présente le métier de décorateur scénographe. Puis je mets à disposition dans l’environnement numérique de travail des images de différents décors des Fourberies de Scapin. Ces ressources sont notamment issues de la plateforme Théâtre en acte, disponible sur Eduthèque, qui est une mine. Puis je propose un jeu de rôle où l’élève doit prétendre être le ou la scénographe : « Enregistre ta présentation et tes arguments pour être celui ou celle qui va être choisie pour cette nouvelle mise en scène » !
Cette consigne les amène à décrire le décor et à imaginer un discours argumentatif qui s’appuie sur le lexique du théâtre étudié en classe : pourquoi ce décor est bon ? En quoi va-t-il servir le jeu de scène ?
Là encore les travaux des élèves sont déposés dans le blog, afin que toute la classe puisse écouter les productions, et surtout proposer des améliorations.
Vous mettez aussi en œuvre une séance d’improvisation autour des personnages : selon quel dispositif ?
La séance d’improvisation a pour objectif de s’approprier le texte pour en jouer à son tour, et de revenir sur les grands thèmes de la séquence. Comme dans la Commedia dell’arte qui a fait l’objet de recherches pendant la séquence, les élèves vont produire un échange improvisé, en s’appuyant sur des outils construits en classe. Nous préparons un jeu de cartes « personnages » qui leur permettra de tirer au sort leur rôle. Chaque carte récapitule l’essentiel du rôle : les traits de caractère principaux observés pendant la lecture, le lien avec les autres personnages. Nous constituons également un coffre de mots : les élèves recherchent des mots et expressions des Fourberies qui seront piochées pour alimenter l’échange improvisé. Ce travail préparatoire s’effectue en groupes, chaque groupe étant en charge d’un thème : « confier son amour », « raconter des mensonges », « parler d’argent », « exprimer sa colère ». Le résultat de la recherche est compilé sur un mur collaboratif auquel toute la classe a accès.
Pour boucler la boucle, vous terminez la séquence par une nouvelle activité de mise en voix d’une réplique : pouvez-vous nous la présenter ?
Dans cette dernière activité intitulée « ma réplique préférée », je propose à l’élève de revenir à la lecture et à l’enregistrement d’une réplique, comme en début de séquence. Mais cette fois-ci, il ou elle la choisit, la recontextualise et justifie son choix. Je me disais aussi qu’il serait intéressant de leur faire relire la réplique du premier jour, puis qu’ils réécoutent les deux versions, pour mesurer comment le chemin parcouru dans l’œuvre a modifié (ou pas) leur interprétation. Je vais essayer cette année !
A la lumière de ces activités, en quoi le numérique vous semble-t-il susceptible d’aider à travailler les compétences orales en général et l’approche du texte théâtral en particulier ?
Le numérique permet de donner la parole à tous les élèves d’une classe en même temps, grâce à l’enregistrement. Avec les tablettes dans ma classe, à la fin d’une heure de cours, tous les élèves ont produit un travail oral et ont pu le publier. L’enregistrement sur support numérique a aussi l’avantage de permettre à l’élève d’essayer plusieurs fois, de se réécouter, de n’envoyer son enregistrement qu’une fois satisfait•e de son travail. Il ne remplace pas les moments d’échanges en classe entière, au contraire, je trouve qu’il permet de créer de nouveaux supports. Les travaux enregistrés sont toujours écoutés, commentés et critiqués en groupe classe pour être améliorés. Je trouve aussi intéressant de faire travailler les élèves en groupe et pas seulement individuellement en leur proposant de s’enregistrer à plusieurs. L’objectif est de multiplier les occasions de pratiquer l’oral, en réception et en production.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut