Dossier spécial
ANTHROPOLOGIE
¤ The « Darkness in El Dorado » Controversy
En Novembre 2000 éclatait la bombe « Darkness in El Dorado ». Dans ce livre d’enquête, l’activiste Patrick Tierney formulait des accusations trés graves à l’encontre de l’illustre anthropologue Napoléon Chagnon. Spécialiste des indiens yanomamis, Chagnon est sans doute l’anthropologue vivant le plus célèbre au monde.
Cf. cette photo du personnage :
http://www.darwinwars.com/cuts/oddsnsods/yanomamo/chagnon_uncut.html
Dans la foulée, les anthropologues Terence Turner et Linsey Sponsel se déchainèrent contre Chagnon, l’accusant d’avoir voulu tester des théories « eugénistes » (sic). En compagnie du biologiste Neal, il aurait sciemment déclenché une épidémie de rougeole parmi les indiens. Chagnon est ainsi comparé au docteur Mengele !
Tierney l’accuse encore d’avoir fomenté des querelles sanglantes afin de filmer des faits de guerre et justifier ainsi ses théories darwino-hobbesiennes. Finalement, Chagnon est accusé d’avoir activement contribué à la dépravation des braves indiens yanomamis, d’un naturel forcément bon et paisible… D’autres accusations, diffusées par les missions (réalisation de films pornographiques, empoisonnement des rivières, sorcellerie…), faillirent lui coûter la vie : en 1992, Chagnon échappa de peu à une tentative de meurtre. Les missions salésiennes — qui ne lui pardonnent pas de les avoir accusé d’ethnocide — ont d’ailleurs considérablement aidé Tierney dans son enquête.
Compte tenu de l’extrême gravité de ces accusations, l’Association des anthropologues américains a ouvert une enquête. Le rapport final de la Task Force a été publié cet été.
Au fil des vérifications, les accusations les plus sérieuses se sont révélées mensongères, et la baudruche Tierney s’est peu à peu dégonflée. Une seule charge est retenue : victime d’une caballe des missions salésiennes, qui lui avait interdit le territoire yanomami, Chagnon n’a pas hésité à combiner avec des personnages très influents, mais pas trés catholiques (un naturaliste aventurier et la maitresse du Président) ; moyennant quoi, en 1991, il put revenir sur le terrain, en hélicoptère qui plus est !
Toutefois, certaines questions éthiques ont été soulevées lors de « l’instruction » — une instruction menée essentiellement à charge, l’accusé ayant refusé de témoigner. Certains anthropologues ont fait valoir que Chagnon aurait pris pas mal de libertés avec la déontologie : par exemple, les yanomamis refusent de nommer les gens, en particulier quand ils sont morts, ce qui est trés ennuyeux quand on veut recueillir des données généalogiques (indispensable pour étudier le système de parenté, de résidence et d’alliance) ; qu’à cela ne tienne, après avoir été mené en bateau pendant les six premiers mois de terrain (ce qui donne lieu à un chapitre savoureux de son livre), Chagnon parvint à extorquer des renseignements sur les uns en faisant parler leurs ennemis, voire les enfants ; qui plus est, il n’aurait pas hésité à circonvenir ses informateurs pour les encourager à coopérer… Sacré Napoléon !
Mais quand bien même ces dernières accusations seraient fondées (les témoignages à charge, émanant d’indiens proches des missions, sont sujets à caution), il est bon de rappeler combien le sentiment de l’urgence, autant que la passion scientifique, ont animé Chagnon : il lui fallait recueillir le maximum d’informations tant qu’il était temps. Or, le temps était compté. A partir des années 70, des groupes d’indiens de plus en plus nombreux étaient en voie d’acculturation ; les maladies importées faisaient des ravages ; et parce que le territoire yanomami lui fut longtemps interdit, la fenêtre d’opportunité de 1991-1992 devait être exploitée à fond…
C’est qu’à la différence de ses censeurs, Chagnon est un scientifique et un homme de terrain : il pense que l’anthropologie est une discipline scientifique fondée avant tout sur la collecte de données précises sur le terrain. Pour Napoléon, la fin (la science) justifie certains moyens… a fortiori quand le temps presse.
En définitive, l’accusation demandait la peine de mort symbolique pour complicité de génocide, Chagnon écope finalement d’une réprimande pour des pécadilles. Agé aujourd’hui de 63 ans, fatigué, écoeuré et toujours interdit de travail au Vénézuéla, il a choisi de se retirer dans son Michigan natal.
Avec le recul, la violence de cette controverse s’explique par la persistance d’un vieil antagonisme parmi les anthropologues sur la question de la violence primitive. Les uns, en général des « anthropologues culturels », s’accrochent au dogme rousseauiste du bon sauvage, nécessairement pacifique, ou préfèrent taire certaines réalités susceptibles de nuire aux populations qu’ils étudient ; les autres, qui se présentent comme des « anthropologues scientifiques », se fient davantage à l’évidence ethnographique ou archéologique.
Fondamentalement, on ne pardonne pas à Chagnon d’avoir fait des Yanomamis une description politiquement incorrecte, en plaçant au centre de leur univers le phénomène de la guerre.
Ce sera le dossier SES du prochain Café.
¤ Ressources web sur cette affaire
– le début de l’affaire :
Les allégations sont anciennes mais se sont cristallisées au moment du lancement de l’ouvrage de Tierney :
.tout est parti avec la lettre de Turner et Sponsel dénonçant Chagnon à la présidence de l’AAA (oct. 2000) :
http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/darkness_in_el_dorado/documents/0055.htm
.ensuite est venu l’ouvrage de Tierney, précédé d’un article dans le New Yorker (nov. 2000) : The fierce anthropologist – Did Napoleon Chagnon’s expeditions harm one of the world’s most vulnerable tribes? :
http://www.wwnorton.com/trade/external/tierney/newyorker.htm
– Trois CR du livre de Tierney, par des anthropologues anti-Chagnon (les deux premiers sont franchement hostiles) :
.Marshall Sahlins : Jungle Fever – Wash. Post (12/10/00) :
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/articles/A46808-2000Dec9.html ;
.Clifford Geertz : Life Among the Anthros – New York Review of Books (1/29/01) :
http://www.mugu.com/pipermail/upstream-list/2001-January/001258.html
.et aussi, David Stoll dans The New Republic :
http://www.thenewrepublic.com/031901/stoll031901.html
– Trois CR de presse, bien documentés, constituent de bonnes synthèses sur l’affaire :
.l’enquête du Daily Telegraph magazine constitue sans doute le meilleur CR sur l’affaire :
http://www.darwinwars.com/cuts/oddsnsods/yanomamo/chagnon_uncut.html
.David Miller dans National Review :
http://www.findarticles.com/cf_0/m1282/22_52/67004535/print.jhtml
.Kate Wong dans The Scientific American :
http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/darkness_in_el_dorado/documents/0338.htm
– le contexte idéologique :
.cf. cet article de Chagnon situant le contexte idéologique des allégations contre lui :
http://www.anth.ucsb.edu/faculty/chagnon/chagnon1995.html
.et cette enquête du Los Angeles Times Magazine :
http://cogweb.ucla.edu/Abstracts/Chagnon_00.html
– le rapport final de la Task Force :
.le résumé du rapport de l’AAA :
http://www.aaanet.org/press/pr_edtf.htm
.et ce commentaire peu amène de Thomas A. Gregor and Daniel R. Gross : Anthropology and the Search for the Enemy Within :
http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/darkness_in_el_dorado/documents/0518.htm
==> le dossier complet sur cette affaire :
http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/darkness_in_el_dorado/index.htm