La conversion des géographes au développement durable m’a toujours paru suspecte. Non pas que nous n’ayions pas la légitimité pour penser la situation de l’homme face à une planète menacée par la surexploitation et l’appauvrissement de la biodiversité. Mais parce que cette idée suppose que la nature est une victime, que l’homme est un nuisible et qu’il suffirait de fétichiser notre Terre pour la sauver, notre bonne vieille géographie se posant là comme une alerte dans la formation de nos citoyens redevenus bons et passionnés par le sauvage. Cette lecture hégélienne de l’Histoire (et, du coup, de la géographie) ne plaît pas à tout le monde. Notamment à Jeremy Rifkin, le patron de la Fondation d’études des tendances économiques de Washington, qui jette son pavé dans la mare d’un débat enlisé dans le catastrophisme et le sensationnel.
Une nouvelle conscience pour un monde en crise [1] , bien laborieuse traduction du titre américain plus explicite The Empathic Civilization, pose en effet un grand écart entre l’anthropologie empirique , considérant l’histoire comme la succession d’événements heureux ou malheureux dont la violence est souvent l’aboutissement, et une odyssée qui pourrait avoir un sens, sinon une cohérence globale. Foin de l’historicisme de Hegel ! L’homme n’est pas que rationnel, mu par des intérêts égoïstes et cupides comme le prétendait Adam Smith, il a des émotions qui ont leur propre raison objective, qui ne sont pas que donquichottesques.
Profondément social, l’homme est un être mu par des sentiments affectueux que la culture valorise à l’infini. Il n’est pas enfermé dans une mémoire collective faite de crises et de révolutions. La preuve, il ne cesse de mettre en œuvre des techniques qui changent ses modes d’être, comme par exemple la communication numérique actuelle. Cette nouvelle communication est couplée avec une révolution énergétique qui change notre rapport à la nature, notamment grâce à notre capacité d’empathie que les neurosciences mettent en avant.
Que nous dit Rifkin qui puisse changer la manière des géographes de voir le monde ? Que la cruauté et l’avidité ne rendent pas compte de la totalité du phénomène humain. Que l’homme est un être altruiste qui peut atteindre de hauts degrés de civilisation. Les empires hydrauliques de l’Antiquité, notamment ceux de la Mésopotamie, de l’Inde et de la Chine ont provoqué un grand bond en avant de la conscience humaine. Même si l’irrigation et l’intensification de l’agriculture sont à l’origine de la désertification des terres et des crises alimentaires à Rome (la ville perd 90% de sa population entre l’apogée et la fin de l’Empire romain), l’humanité se redresse toujours après une crise, le génie humain fait toujours face.
Aujourd’hui, l’humanité épuise ses ressources fossiles, l’énergie nucléaire (437 réacteurs pour 6% de l’énergie mondiale) n’étant pas l’avenir, fait passer l’humanité de la géopolitique caractéristique du XIXe siècle, à la « politique de la biosphère » qui devrait marquer le XXIe siècle. Rifkin explique qu’on pourrait échanger l’électricité sur des réseaux intelligents de « pair en pair », comme on le fait pour la musique. Ce sont là les preuves – et bien d’autres – que nos modèles sont en train de changer puisque nous allons devoir nous orienter vers le stockage de nouvelles énergies comme l’hydrogène impliquant de nouveaux modèles sociaux et une nouvelle révolution industrielle.
Il faut revoir nos enseignements construits comme une succession de crises (histoire) et de lieux de crise (géographie), alors que l’empathie rifkinienne nous met au défi d’autres lectures. La géographie du développement durable telle qu’elle est enseignée à l’école y prépare-t-elle ? Il est permis d’en doute sérieusement.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (master Alimentation et IUFM). ll a animé les Cafés géographiques et leur réseau jusqu’en 2010. Il est rédacteur en chef de
« La Géographie ».
Notes
[1] Editions LLL Les liens qui libèrent.
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