C’est le grand retour à l’éducation de Philippe Meirieu. Aujourd’hui vice-président de la région Rhône-Alpes en charge de la formation, Philippe Meirieu livre un petit livre qui, pour répondre aux interrogations actuelles, synthétise une vie de savoir pédagogique.
Car ce livre est d’abord un voyage en terre de pédagogie. Ou plutôt une initiation aux grands pédagogues. Freinet, Claparède, Oury, Montessori, Vygotsky, Pestalozzi et tous les autres, tous ceux que l’on ne lit plus en IUFM sont les grands invités de cet ouvrage. En quelques lignes, Philippe Meirieu fait découvrir l’originalité de leur pensée à l’occasion d’une problématique actuelle.
Ainsi le lecteur qui se pose la question de la motivation des élèves entre en contact avec la pensée de Paulo Freire, Oury, Jacques Lévine, Pestalozzi, Bruner, Freinet et AS Neill. Il se construit ainsi en quelques pages une véritable culture pédagogique. Ce livre est d’abord un cours, une initiation à l’histoire de la pédagogie que seul P. Meirieu pouvait faire. L’ouvrage rendra service aux étudiants des ESPE mais aussi aux enseignants qui veulent penser leur enseignement.
Et c’est appuyé sur cette culture que Philippe Meirieu nous invite à réfléchir aux défis du présent. Le livre se justifie parce que, si la pédagogie est officiellement réhabilitée, elle est loin de dominer le système éducatif. Et aussi parce que , pour Philippe Meirieu, la pédagogie se dégrade facilement en une vulgate. Il faut donc sans cesse revenir aux sources, aux auteurs.
Ainsi P. Meirieu met en garde contre l’activité pour l’activité en classe. Les méthodes actives doivent d’abord permettre à l’élève de penser son travail. La motivation est uen construction pas un préalable. Et elle peut même résulter de l’effort intellectuel. L’individualisation est un chemin qui mène l’élève à comprendre comment il travaille. Le respect de l’enfant n’exclut pas la contrainte.
Son dernier chapitre, Philippe Meirieu le consacre à l’éducation à la liberté. Parce que c’est une finalité de l’Ecole. Et qu’en elle se résume la problématique de l’enseignant. L’école doit apprendre à faire des êtres libres, et même libérés par le savoir. La liberté nécessite une formation : c’est tout l’enjeu de l’éducation.
Face à « l’amnésie pédagogique généralisée », le livre de Philippe Meirieu est une forte réponse. En quelques pages qui se lisent bien, il transmet une véritable culture pédagogique qui alimentera une vie d’enseignant.
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Ce livre défend la pédagogie. Mais est-ce encore nécessaire ? N’est-elle pas au pouvoir avec la nouvelle équipe ministérielle ?
Ce livre est délibérément un livre de pédagogie. Il s’est imposé à moi à un moment où, effectivement, on parle un peu plus de pédagogie, mais où j’ai le sentiment que l’on n’en fait guère. Il s’est imposé à moi précisément parce que coexistent aujourd’hui deux discours qui n’entretiennent que très peu de rapports l’un avec l’autre: un discours pédagogique, général et généreux, et un discours technocratique, à caractère essentiellement gestionnaire. D’un côté, on ressasse des lieux communs, une sorte de vulgate pédagogique largement empruntée à l’Éducation nouvelle et qu’on trouve déjà dans les proclamations du Congrès de Calais en 1921 : « il faut respecter l’enfant, organiser l’école en fonction de son – ou de ses – intérêt(s), l’aider à se développer, le motiver en donnant du sens aux apprentissages, associer instruction et socialisation, etc. » De l’autre côté, on s’ébroue dans le discours managérial libéral, on « rationnalise la gestion des moyens », on « gère des flux », on évalue et on compare à tout va, on externalise de plus en plus le traitement de l’échec et de la difficulté scolaires quand on ne pratique pas – quitte à le dénoncer par ailleurs – le « pilotage par les résultats ». D’où le sentiment, chez beaucoup d’enseignants, que la pédagogie est un « supplément d’âme », un ensemble de déclarations d’intention… qui ne pèse pas lourd face à la tyrannie des tableaux Excel !
C’est qu’en réalité le travail proprement pédagogique est largement laissé en jachères aujourd’hui. Réduite à la psychologie, quand elle n’est pas confondue avec la littérature sur le « développement personnel », écrasée par des didactiques souvent applicationnistes, perpétuellement « doublée à gauche » par la sociologie, la pédagogie oublie progressivement sa propre histoire et les éducateurs n’en décodent pas toujours les enjeux. « Le droit de l’enfant au respect », par exemple, n’est pas vraiment compris dans toute sa complexité ; on ignore les débats de fond dont il a été l’objet chez les pédagogues et l’on en fait un slogan pour servir les partisans de telle ou telle organisation de la semaine scolaire. On oublie que, face à Claparède qui affirmait la nécessité d’une « école sur mesure », il y a Alain qui demandait que « l’enfant puisse se mesurer à l’école ». On oublie surtout que l’entreprise pédagogique requiert de mettre en dialectique des perspectives apparemment – mais apparemment seulement – contradictoires, plutôt que de s’engluer dans des polémiques caricaturales.
Dans chaque chapitre, le livre soulève les malentendus sur l’individualisation, la motivation, les méthodes actives, etc. Cela passe par la transmission de la pensée des grands pédagogues. Est-ce utile au moment des ESPE ?
Les maquettes des masters préparés dans les ESPE m’inquiètent terriblement. Je n’y vois guère la place pour la réflexion pédagogique et, encore moins, le temps pour revisiter les grands textes de la pédagogie. Où et quand lira-t-on la Lettre de Stans de Pestalozzi ? Où et quand travaillera-t-on sur Graines de crapules de Deligny ? Où et quand discutera-t-on des Invariants pédagogiques de Freinet ? Cette amnésie pédagogique généralisée me paraît particulièrement dangereuse. Des enseignants, des cadres éducatifs, des éducateurs qui ne disposent pas, dans leur domaine, de quelques repères historiques et théoriques, qui n’ont pas pris le temps de comprendre comment les pédagogues du passé avaient résolu les contradictions de leur époque, sont terriblement désarmés. Ils risquent de se réfugier dans des recettes de pacotille pour « bien gérer la classe » ou de se contenter de « suivre » les manuels scolaires, sans vraiment comprendre ce qui se joue, dans la relation pédagogique, entre transmission et émancipation.
Regardons, par exemple, le discours dominant sur « l’individualisation » : il se présente comme une « évidence » et nul ne saurait, aujourd’hui, au risque de passer pour un terrible ringard, en contester le bien-fondé. Mais est-on d’accord, pour autant, sur ce qu’il faut individualiser : les objectifs ou les méthodes ? Est-on d’accord sur la place à accorder à l’individualisation dans les cursus ? Est-on d’accord sur les critères de l’individualisation et le principe même d’ « adapter l’école à l’enfant » ? Voit-on bien quelles conceptions implicites du sujet et de l’apprentissage sont à l’œuvre dans des choix qu’on nous présente comme simplement techniques ? Or, une petite plongée dans l’histoire de l’individualisation depuis un siècle permet justement d’y voir clair là-dedans. On repère très bien les dérives de l’individualisation : de la chosification à la sélection, de l’externalisation à la médicalisation… Et l’on comprend mieux à quelles et dans quelles conditions on peut individualiser.
À propos de la motivation, vous dites qu’elle se construit et qu’elle n’est pas un préalable à l’enseignement. Comment trouver la bonne place de l’ennui, de l’effort, du plaisir dans l’éducation ?
Je dénonce, effectivement, la recherche systématique d’une motivation préalable et je montre que la pédagogie n’a pas cessé de construire des hypothèses de travail sur la manière de mobiliser les élèves sur des savoirs. Là encore, il y a des clivages et des tensions qu’on ne décèle pas suffisamment : entre le culte du « déjà là » et sa négation, entre la fable du « savoir secret » – réservé à ceux qui le cherchent obstinément – et celle du « savoir offert » – spontanément à disposition de tous… Mais, si l’on regarde cela de près, on verra alors que la question de l’ennui et de l’effort ne se posent pas de manière simpliste : on peut s’ennuyer, on doit faire des efforts… mais à condition qu’une promesse ait été identifiée et qu’elle soit incarnée. Quant à la question du « plaisir d’apprendre », elle est absolument centrale : comme le dit Marcel Gauchet, que faire de savoirs qui « prennent la tête » dans un monde où l’essentiel est d’ « être bien dans sa peau » ? Comment permettre aux élèves d’accéder au plaisir d’apprendre et de comprendre ? Les pédagogues ne livrent, pour résoudre ce problème, aucune « recette clé en mains », mais ils proposent une démarche. C’est cette démarche que j’expose dans le livre car je crois qu’on ne peut pas vraiment réussir dans l’enseignement si l’on y est complètement étranger… Et cette question du « plaisir d’apprendre » m’apparaît si essentielle que j’ai décidé d’y consacrer un prochain ouvrage collectif qui paraitra en mars 2014 aux éditions « Autrement », avec des contributions de chercheurs et d’artistes de tous horizons.
Il y a la question de l’évaluation qui est si d’actualité aujourd’hui. L’évaluation par compétences est-elle la solution miracle ?
Il n’y a pas de « solution miracle » en matière éducative, si l’on entend par là une « solution mécanique qui marche à tous les coups ». Ou, si vous préférez, il n’y a que des « solutions miracles » en éducation, si l’on entend par là des solutions inventées dans une transaction singulière toujours improbable, puisqu’elle touche à l’humain dans ce qu’il a de saisissable, mais aussi d’insaisissable par des catégories toutes faites… Cela dit, l’évaluation par compétences est un outil qui peut s’avérer utile, mais à condition de savoir tout ce qu’elle rate et à condition de s’imposer quelques principes de bon sens : si l’on choisit l’évaluation par compétences, il faut s’interdire de les « traduire » en notes (juste le contraire de ce que l’on est en train de faire en langues vivantes par exemple !) ; si l’on choisit l’évaluation par compétences, il faut écarter tout système de compensation et de moyenne, etc. Mais on voit bien que le choix de l’évaluation par compétences n’est pas simplement une question technique : il s’agit de savoir ce que l’on veut transmettre et faire apprendre… avant de chercher les indicateurs de réussite pertinents. Au lieu de décider de la méthode d’évaluation et de sélectionner ensuite les savoirs qu’elle permet d’évaluer.
Vous évoquez la nécessité de la contrainte en éducation et la liberté comme but final de l’élève. Comment l’enseignant peut-il résoudre cette contradiction ?
Ce n’est pas une contradiction au sens traditionnel du terme, c’est une tension féconde : entre le spontanéisme béat et l’autoritarisme butté, il faut chercher « la belle contrainte », celle qui rend libre justement, parce qu’elle permet à un sujet de se dépasser, de s’inventer, de sortir des clichés pour accéder à l’exigence… Je travaille, sur ce sujet, à partir de l’expérience de pédagogues comme Korczak qui a beaucoup à nous apprendre : confronté à des enfants particulièrement difficiles, il parvient à leur proposer des situations grâce auxquelles ils peuvent s’exhausser au-dessus de leurs difficultés du moment, comme des accidents de leur histoire personnelle. Cette question renvoie aussi à un point qui m’est cher et auquel je consacre un long chapitre : la question de l’imputation. Entre le fatalisme sociologique qui manie systématiquement l’excuse et le moralisme strict qui condamne toute faute, comment permettre à un sujet de s’imputer ses propres actes ? Entre « la complainte de l’enfant victime » et « la plainte sur l’enfant coupable », comment promouvoir « l’enfant responsable » ? Qui peut dire que cette question pédagogique n’est pas aujourd’hui d’actualité ? Il est invraisemblable qu’elle ne soit pas un objet de travail privilégié pour tous les éducateurs ?
Le but final ce n’est pas « juste la transmission » ?
La transmission de quoi ? D’habiletés standardisées ? De savoir-faire mécaniques ? De savoirs mémorisés à court terme pour réussir l’examen ? De savoirs permettant de « se distinguer » en classe et de briller en société ? Ou de savoirs grâce auxquels comprendre le monde et se comprendre, de savoirs qu’on sait transférer, utiliser sur le long terme à sa propre initiative, prolonger, dévoyer, utiliser pour exercer le pouvoir dans un collectif citoyen ? Il serait bon que les thuriféraires de la transmission précisent ce qu’ils veulent transmettre. Et il est nécessaire, évidemment, que les politiques chargés des programmes scolaires ne tardent pas trop à s’engager pour donner une réponse claire à ces questions. Avant, bien sûr, d’en tirer les conséquences en matière d’évaluation et de système d’examens ou de concours.
Vous parlez de « prolétarisation » des enseignants. Comment celle-ci se construit-elle ? Comment en sortir ?
La prolétarisation des enseignants est, évidemment, liée à leur statut social et à leur salaire. Mais pas seulement. Marx explique que l’ouvrier est prolétarisé quand son intelligence est, en quelque sorte, transférée dans la machine et que, dans ces conditions, ce n’est plus la machine qui est au service de l’ouvrier, mais l’ouvrier au service de la machine. Or, beaucoup d’enseignants, aujourd’hui, ont le sentiment qu’ils sont au service des outils d’évaluation que crache la machine à jet continu. Beaucoup ont le sentiment qu’ils sont infantilisés par une hiérarchie qui a renoncé à les accompagner – la formation continue est très largement sinistrée et je ne la vois pas renaître de ses cendres à court terme. Beaucoup se sentent les exécutants d’une « machine-école » qui ne fait guère appel à leur inventivité et semble obsédée par le contrôle systématique… Pour en sortir, je crois, évidemment, à la réhabilitation de la formation pédagogique initiale et continue : c’est là la vraie culture professionnelle du « métier d’enseigner », c’est là où l’on peut trouver des racines, c’est là où l’on peut puiser son énergie et nourrir son inventivité. Je crois aussi indispensable de revoir le système infantilisant de contrôles et d’inspection. Je crois qu’il faut des cadres qui aient une pratique moins immodeste du pouvoir. Je crois qu’il faut promouvoir les mouvements pédagogiques, retisser des liens forts entre l’Education nationale et l’Education populaire. C’est un immense chantier…
Les enseignants s’apprêtent à rentrer en classe dans une école qui a peu changé. Sur quels points doivent-ils porter prioritairement leur vigilance ?
Sur les dimensions pédagogiques de leur métier ! Car ce sont aussi – comme je le montre dans ce livre – des dimensions politiques ! Concrètement, je crois que nous avons devant nous plusieurs question laissées en suspend : celle des programmes, celle de l’innovation pédagogique et du travail en équipe, celle de l’exercice du pouvoir par la hiérarchie, celle de la reconstruction d’une recherche pédagogique digne de ce nom. Je nous invite à être très vigilants sur ces points-là.
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Meirieu, Pédagogie. Des lieux communs aux concepts clés, ESF éditeur – Café pédagogique, 2013, 179 p., ISBN 9782710125365
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