Enseignement à part de l’école républicaine, l’Education civique a fait l’objet d’une profonde réforme en 2015 avec la création de l’enseignement moral et civique (EMC). Thomas Douniès (Université de Picardie) publie un ouvrage (Réformer l’éducation civique ?, PUF) qui suit à tous les niveaux cette création, du ministère où est crée la réforme jusque dans les salles de classe où se fabrique sa mise en place. Cela nous vaut des points de vue uniques et une réflexion qui montre les ambivalences de cette réforme, comme nous l’explique Thomas Douniès.
Votre ouvrage traite de la dernière réforme de l’éducation civique de façon originale. Comment avez vous travaillé ?
L’originalité de mon travail tient au fait d’avoir envisagé l’éducation civique à l’aune de ce qui se passe aussi bien au niveau de la production du programme qu’à son application concrète en classe. Je donne beaucoup de place à la classe et aux enseignants. J’interroge leurs pratiques alors que peu de travaux se sont intéressés à la façon dont les enseignants perçoivent l’éducation civique.
L’éducation civique a une place à part dans l’école républicaine. Quel rôle y joue t-elle ?
Elle a une place paradoxale. D’un coté on en fait régulièrement un symbole de l’école républicaine. Et dans le même temps on observe qu’elle a des difficultés à se voir attribuer une place légitime et durable dans l’ordre scolaire. Il y a un paradoxe entre le symbole et la réalité. L’ouvrage invite à se décentrer par rapport à l’inflation des discours pour aller voir concrètement ce qui en est.
Comment est née cette réforme de 2015 ? Quelle part les attentats de 2015 tiennent dans sa genèse ?
Les attentats sont souvent perçus comme le point de départ de la réforme. En réalité ils ne sont qu’un élément de justification. La réforme était en cours depuis 2012. Je montre dans le livre qu’un projet de réhabilitation d’un certain enseignement moral délibératif remonte bien avant 2010. Je montre comment il s’est imposé dans l’agenda du ministère en 2012. Finalement les attentats sont venus ajouter une preuve d’utilité de cette remise en avant de l’éducation civique.
Les attentats de 2015 ont-ils modifié sa conception ?
Pas fondamentalement si ce n’est dans les discours. La réforme a été brandie par le ministère comme le témoignage de sa réaction aux attentats et une preuve de sa réactivité.
N’est ce pas une illusion d’attendre d’un enseignement qu’il fabrique de la paix civile ou qu’il mette un terme au terrorisme ?
Cela relève plutôt d’un usage politique des discours sur l’école. L’ouvrage montre justement le scepticisme des enseignants face à une réforme qui leur est présentée comme une réponse à ces problèmes.
Dans l’EMC il y a le mot « morale ». Ce nouveau concept ajouté à l’éducation civique a t-il fait des remouds ?
Il en a fait. Il y a eu des débats dans l’espace public, par exemple avec le livre de Ruwen Ogien qui dénonce une conception moralisatrice et conservatrice de l’éducation civique. Chez les enseignants l’idée de morale recueille une adhésion très relative. Ils voient difficilement comment ils pourraient faire un enseignement de la morale qui ne soit pas moralisateur. Finalement ils ont largement fait abstraction de cette dimension morale qui les dérangeait.
Quelle place ont joué les enseignants finalement dans cette réforme ?
Le nouveau programme a été rédigé par un groupe d’experts où il y avait aussi des enseignants. Une consultation a été organisée en janvier 2015. Mais elle a été peu remarquée par les enseignants. Dans la conception du programme leur place a donc été marginale comme c’est ordinairement le cas.
Mais ce que veut montrer le livre c’est que la fabrication de cette nouvelle éducation civique relève aussi de la façon dont les enseignants s’en emparent.
De ce point de vue, je montre que les enseignants s’accommodent des prescriptions des programmes mais disposent de marges de manoeuvre qui touchent à l’organisation des cours et à la pédagogie. L’idéal participatif du débat qui est le point central de la réforme fait l’objet d’une mise en oeuvre toute relative. Et j emontre aussi qu’il faut comprendre ce qui amène les enseignants à agir ainsi et ne pas simplement le lire en terme de résistance.
Par exemple, les enseignants sont dans un paradoxe pour donner de la légitimité à l’EMC, comme le veut la réforme, alors qu’ils doivent renoncer à donner de la place aux débats. Car pour légitimer l’EMC aux yeux des élèves il faut leur montrer que c’est un cours sérieux qui passe par la transmission de savoirs scolaires. L’EMC est aussi peu évalué par rapport aux grosses matières.
Vous parlez du programme comme une tentative de « façonnement des enseignants ». Que voulez vous dire ?
La réforme tente de produire chez eux un état d’esprit, les réenchanter par rapport à une certaine mission civique et républicaine qu’ils auraient délaissée. Elle veut aussi façonner les pratiques des enseignants.
Du coup on a une « appropriation distancée » par les professeurs ?
Les enseignants souscrivent à la construction républicaine des élèves. Mais il la dissocient des usages politiques de l’EMC et de la laïcité qui est fait au niveau ministériel. Ils prennent leurs distances vis à vis du ministère et ne sont pas dupes des usages du discours sur l’EMC.
A votre avis le débat actuel sur les valeurs de la République va t-il renforcer cette méfiance ?
On peut penser que les professeurs vont y voir une preuve supplémentaire de l’instrumentalisation de l’Ecole dans les discours politiques autour de la laïcité. Ils constatent l’écart entre les annonces ministérielles et l’Ecole telle qu’elle est.
Au final , l’EMC telle qu’elle est enseignée est-elle utile aux élèves ?
C’est un espace où les élèves peuvent de familiariser avec des sujets sociaux. Mais on peut considérer qu’une des utilités de l’éducation civique pourrait être de réduire les inégalités préexistantes entre les élèves en terme de familiarité avec les questions politiques au sens de la vie partisane. Mais ces questions sont largement écartées . On peut donc penser que l’éducation civique ne réduit qu’à la marge ces inégalités de politisation des jeunes. Evoquer les désaccords sur les projets de société devrait faire partie de l’éducation civique.
J’observe aussi qu’il y a des différences importantes entre établissements. L’éducation civique dans les lycées de centre ville participe à l’acquisition d’un capital culturel général. Alors que dans les lycées professionnels c’est le maintien de l’ordre scolaire qui détermine la façon dont on va réaliser le cours d’éducation civique. On évite alors les conflits et les débats.
Propos recueillis par François Jarraud
Thomas Douniès, Réformer l’éducation civique ? Enquête du ministère à la salle de classe. PUF, ISBN 978-2-13-082665-1, 25€