Comment suggérer à l’écran les chocs intimes vécus par une enfant grandissant au Liban, en pleine guerre civile ? La jeune cinéaste Danielle Arbid, née à Beyrouth en 1970 et installée en France depuis 1987, n’a jamais oublié pareille expérience fondatrice. Après plusieurs documentaires remarqués, elle passe pour la première fois à la fiction avec « Dans les champs de bataille », Sélection La Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2004, un drame âpre et juste en forme de portrait intime, d’inspiration autobiographique. Reléguant hors champ les atrocités guerrières, la caméra se focalise sur la vie secrète de Lina, douze ans, opposant à l’indifférence des adultes une complicité trompeuse avec Siham, dix-huit ans, servante de la famille, séductrice de garçons et ivre de liberté. Une sororité nourrie de frustrations et de rivalité jusqu’à la trahison. Ou comment « Dans les champs de bataille », une enfant, prématurément endurcie par la confusion folle d’un quotidien en ébullition, sauve sa peau, au milieu des ruines, sans l’horizon d’une réconciliation, à l’image de son pays déchiré.
Beyrouth, 1983, la vie secrète de Lina
Aux antipodes d’un climat de guerre civile, cadré en plan rapproché, un beau profil de jeune femme à la longue chevelure sombre se découpe dans la nuit tandis qu’un chuchotement indistinct se fait entendre. Doucement une petite main entre dans le champ et déplace une mèche de cheveux avec douceur avant qu’un second profil (une jeune fille également aux cheveux longs et brun foncé) entre dans le cadre. Puis nous entendons une affirmation en forme de pacte : ‘Toi et moi, on est pareilles’. Sans le savoir nous venons de faire la connaissance de Siham, 18 ans (Rawia Elchab) et de Lina, 12 ans (Marianne Feghali). Ainsi pénétrons-nous dans la vie désordonnée, violente, faite de peurs, de frustrations, de cris et de coups, d’une famille chrétienne du quartier ouest de Beyrouth en 1983, la famille de Lina, héroïne principale et point de vue exclusif de « Dans les champs de bataille ».
D’emblée, nous suivons, au plus près de son visage silencieux envahi par d’immenses yeux noirs, les émotions (retenues) et l’attitude (dissimulée) d’observatrice qui caractérisent cette gamine de 12 ans, livrée à elle-même, dont la présence (et le corps en pleine transformation) dérange les adultes. Des ‘grandes personnes’ prises dans la routine d’occupations futiles ou de querelles stériles, un quotidien brusquement chamboulé par les descentes répétées dans les caves de l’immeuble, seuls refuges contre les tirs de rockets, bombardements et explosions en tous genres.
Entre un père irresponsable, flambeur, harcelé régulièrement par des créanciers agressifs venus réclamer en vain le remboursement de dettes de jeu, une mère dépressive enfermée dans sa souffrance d’épouse esseulée et une tante caractérielle régissant tout ce petit monde à la baguette, en reine dérisoire d’une cellule en délitement, Lina rêve : aimer son amie Siham, la suivre dans ses virées (à l’arrière de la voiture filant vers la mer) avec de garçons entreprenants, même si ces derniers la remarquent à peine, et que Siham affiche crânement sa soif de jouissance sexuelle et son goût du danger. La guerre et ses bruits assourdissants recouvrent parfois les chants d’oiseaux, les parfums de la nature proche ou le ronronnement rassurant des mobylettes sillonnant les ruelles.
Lina est littéralement absorbée par le spectacle (repoussant) des batailles incessantes, d’une extrême violence verbale et physique, auxquelles se livrent les membres de la famille, des conflits subis mais qu’elle observe par toutes les portes entrouvertes, les vitres ou les persiennes de fenêtres, la cage d’escalier ou les balcons en terrasses. Avec une avidité muette. Pourtant c’est la séduction, le désir, l’aventure avec les hommes, tout l’univers incarné par Siham qui l’attire irrésistiblement. Au point d’en vouloir ‘à mort’ à celle qu’elle aime et qu’elle a choisie comme unique amie.
La mise en scène abrupte et subtile du prix d’une vie
Dans un pays en lambeaux, un quartier restreint à quelques immeubles résidentiels, limité par des points de passage contrôlés par des individus en armes, face à des proches un moment réunis par la veillée funèbre et les rites autour du corps exposé du père qui vient de mourir, Lina glisse son silhouette gracile dans les interstices lumineux de l’immeuble, s’attarde sur la terrasse sans répondre aux avances du garçon d’en face qui la drague et met le transistor à fond d’où sort une musique entraînante. E, soudain, elle dénonce auprès de la tante despotique la fuite programmée de Siham, la domestique, avec un amoureux. Comme si cette trahison libérait Lina de la seule personne qui incarne ses aspirations inassouvies. Par un retournement douloureux, l’amour inconditionnel et l’attirance troublante pour l’indépendance de Siham doivent être piétinées par Lina si elle veut accéder à ses propres désirs. Ainsi assistons-nous à la guerre fondamentale au cœur de cette fiction tragique d’apprentissage. Une ultime confrontation des deux filles semble sceller un nouveau pacte d’hostilité déclarée, un engrenage fatal que la dernière échappée de Lina courant dans une rue beyrouthine et montant à bord d’une voiture in extremis donne peut-être un coup d’arrêt, au prix d’autres périls.
De temps à autres, le drame intime raconté par la cinéaste est magistralement entrecoupé de fragments de la ville défigurée par les combats, murs gris couverts de slogans, façades dégradées ou maisons criblées de balles alternant avec quelques plans d’ensemble de la cité encore debout dans la variété de son architecture façonnée par des cultures et des strates de temps différentes. Comme pour signifier à quel point le destin désordonné, traversé d’éclats aveuglants de lumières , de morceaux de musique et de chants langoureux (Buzzcocks, Blondie) et la subjectivité d’une gamine de 12 ans en guerre avec elle-même et ses sentiments profonds ont partie liée avec le destin du peuple libanais, reconstruisant inlassablement sur des ruines le pays désiré.
Samra Bonvoisin
« Dans les champs de bataille », film de Danielle Arbib, visible sur arte.tv jusqu’au 31.08.21