Le numérique change-t-il profondément l’École? Transforme-t-il la façon
d’enseigner ? Impacte-t-il les résultats et réduit-il les inégalités ?
Que nous apprend-il des relations dans l’établissement scolaire et entre
l’institution Éducation nationale et ses agents ? Toutes ces questions,
Bruno Devauchelle, professeur associé à l’Université de Poiriers et
chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon, les aborde
chaque vendredi dans la chronique qu’il publie dans le Café pédagogique
depuis plus de 4 ans. Il publie chez ESF un ouvrage qui synthétise sa
pensée et offre aux enseignants , aux cadres et aux acteurs de l’École
une vision globale de la rencontre difficile entre le numérique et
l’Éducation nationale. Un livre à ne pas rater pour comprendre et
interpréter le phénomène social du numérique.
Si l’ouvrage de Bruno Devauchelle a bien une unité et une vision structurée du numérique éducatif, il propose un véritable kaléidoscope des interactions entre le numérique, l’institution scolaire et ses acteurs. En 200 pages, il aborde des aspects différents de la question, présentant ainsi une vue complexe, pratiquement en 3 dimensions de la question du numérique éducatif.
L’ouvrage aborde d’abord la question du face à face scolaire avec le numérique. C’est-à-dire le rapport des élèves au numérique mais aussi celui des enseignants et ce qui ressort de la rencontre d’une norme scolaire, d’une culture pédagogique avec des outils numériques largement implantés dans la société.
Bruno Devauchelle jette ensuite un coup de projecteur qui éclaire les rapports entre l’établissement scolaire et le numérique. C’est à la fois la question de la façon dont l’établissement s’en empare (ou pas) que l’impact qu’il a sur le fonctionnement de l’établissement et les questions qu’il lui envoie.
Alors le numérique transforme-t-il l’École ? Des objets peuvent-ils changer une institution sociale ? Comment et pourquoi tente-on d’imposer le numérique dans l’espace scolaire ? Ces questions sont abordées avec le regard du sociologue, celui du pédagogue et aussi celui d’un formateur qui connaît remarquablement bien les aspects les plus concrets de l’intégration du numérique.
On ne sera pas étonné que l’ouvrage se termine sur une interrogation éthique. Les enseignants font face à une double injonction : faire de l’ordinateur un objet ordinaire de la classe et en même temps faire progresser les élève dans les savoirs fondamentaux. Cela alors même que le numérique transforme les fondamentaux et les rend plus complexes.
Où est la solution ? Bruno Devauchelle conclut sur l’acte éducatif. « Dans les choix quotidiens que peuvent faire les enseignants il y a ces gestes qui marquent l’enfant parce qu’il sent qu’une interaction est possible… Amener les enseignants à permettre à toutes les interactions de trouver sens pourrait être une démarche de fondation pour le numérique en éducation ».
Bruno Devauchelle : Le numérique met les enseignants face à de nouveaux objets de contrôle
Le numérique simplifie-t-il la vie des acteurs de l’École ? Bruno Devauchelle revient pour nous sur le rapport des chefs d’établissement et des enseignants au numérique. Si des outils numérique sot aujourd’hui bien entrés dans les moeurs du système éducatifs d’autres renvoient à des tentatives de mieux contrôler le travail enseignant et se heurtent à leur obstination à le refuser…
Des 6 chapitres de l’ouvrage, qui offre une vue globale des questions que s’adressent le numérique et l’Ecole, le plus surprenant pour moi est celui qui s’intitule : « comment l’on tente d’imposer le numérique dans l’espace scolaire ». Pour vous le numérique est aussi un outil pour reprendre le contrôle sur l’école ?
Potentiellement oui. C’est un levier pour contrôler mieux le travail des enseignants et suivre de plus près celui des élèves. Le numérique ouvre de nouveaux possibles dans une institution qui a déjà l’habitude du contrôle.
Par exemple les ENT sont un moyen d ‘encadrer les enseignants puisqu’ils donnent des outils pour savoir ce qui se fait dans la relation pédagogique au quotidien. C’est d’ailleurs une des raisons, avec leur manque de souplesse au regard des habitudes des gens, pour lesquelles des enseignants continuent à avoir des pratiques numériques qui ne passent pas par l’ENT.
Ce qui est paradoxal c’est que l’institution a le moyen de contrôler les actions des établissements scolaires à travers les ENT, le cahier de textes ou le livret scolaire mais qu’en réalité elle ne le fait pas. La hiérarchie de l’éducation nationale a la possibilité de regarder ce qui est publié sur les ENT même si la loi impose que ce soit dans l’établissement que ça se passe.
C’est un des effets du numérique sur l’établissement. Quels sont les autres ?
Eh bien il y a d’abord tout ce qui concerne le pilotage interne des établissements. Des applications, à commencer par la plus ancienne, l’emploi du temps, jusqu’à la plus récente, la gestion des notes et des compétences, sont en fait des régulateurs des activités.
Par contre c’est différent sur le plan pédagogique. Là on observe une sorte d’injonction paradoxale entre la volonté de mettre en place des pratiques pédagogiques et le fait que les enseignants n’en fassent qu’à leur tête. Ils ne veulent pas entrer dans la boite où on veut les enfermer.
Par exemple on le voit bien avec les ressources numériques. On veut leur faire utiliser des ressources proposées par l’institution, encadrées maintenant par Myriae. Et on voit que les enseignants continuent à chercher des ressources ailleurs et même plutôt pas là.
Les enseignants vont d’un coté se rassurer auprès des ressources produites par les sites académiques et de l’autre il s’aventurent dans les ressources produites par les pairs. On voit l’extraordinaire succès de sites d’enseignants , comme Pepsteam par exemple en EPS, qui rendent service directement aux enseignants.
Le numérique complique t-il ou simplifie t-il le travail des chefs d’établissement ?
Quand on les écoute, on entend qu’ils y voient d’abord une facilitation de l’organisation de l’établissement. Le numérique simplifie la vie. Il permet de normer et de suivre les activités de l’établissement, d’avoir des comptes rendus plus fiables des activités au quotidien. C’est ce que permettent par exemple les logiciels d’emploi du temps, de notes ou les cahiers de textes.
Le débat se porte sur le terrain pédagogique. Le chef d’établissement dispose t-il des moyens d’inciter les enseignants à développer des pratiques pédagogiques avec le numérique ? La réponse est techniquement non. Car ils n’ont pas la main sur les équipements et les usages tout en étant mis en devoir d ‘accompagner les enseignants. Là le numérique complexifie leur tache.
Il sont les clés d’une véritable dynamique pédagogique mais ils n’interviennent pas. Ce paradoxe est intéressant car il montre la force de la tradition scolaire où le pédagogique s’inscrit dans un triangle enseignant – inspection – chef d’établissement. Dans ce triangle ce dernier a le rôle du mort.
Dans quelle mesure le numérique a-t-il déjà changé le travail enseignant ?
Certains outils numériques ont allégé leur travail. Par exemple la gestion des notes avec un logiciel a été le premier produit numérique accepté par les enseignants. Mais dans certains cas le numérique ajoute une couche à une problématique non résolue. On le voit avec le B2i ou le livret scolaire numérique (Lsun) : si la gestion des notes est entrée dans les moeurs, celle des compétences arrive en même temps que les logiciel de gestion des compétences. Et là on s’aperçoit qu’il y a une complexité nouvelle dans laquelle les enseignants refusaient d’entrer car ce travail est trop lourd.
Sur le plan pédagogique, l’enquête Profetic montre que les pratiques les plus importantes restent celles basées sur l’enseignant et le vidéoprojecteur. Celui ci a enrichi le cours en intégrant des sources plus variées et plus larges qu’avant.
Maintenant on voit apparaître autour du travail des élèves à la maison une sorte de boite ouverte dans laquelle certains enseignants s’engouffrent par exemple avec la classe inversée. Certains ont déjà détourné le cahier de textes numérique pour en faire un outil de préconisation du travail à la maison.
La plus grosse difficulté reste le rapport des enseignants à la documentation. En particulier la difficulté de la part des enseignants à situer la place du CDI et des professeurs documentalistes. Il y a tout un potentiel de travail qui existe avec l’EMI , l’EMC et les EPI. Mais de nombreux enseignants n’ont pas encore pris conscience de l’intérêt du CDI et des professeurs documentalistes.
Le numérique renvoie à l’enjeu de rapprocher les pratiques culturelles de l’École et celles de la société. Quelle évolution voit-on ?
L’école suit la société. Jusqu’à 2002 elle était en avance pour le numérique. Depuis 2002, l’école est marginalisée pour le numérique. Les institutions scolaires n’ont pas les moyens de suivre le rythme d’équipement des familles. Tout juste peuvent-elles continuer à protéger l’École en imposant un mode de fonctionnement un peu hors du temps.
Or Pisa montre que ce système n’atteint pas ses ambitions. Alors arrivent maintenant de l’extérieur des offres concurrentielles chaque jour plus prégnantes. On voit des entreprises ouvrir leur école et créer des moocs. Bientôt des startups proposeront des offres concurrentielles de l’École. Le monde scolaire est dépassé par ce qui est en train d’arriver. Que va-t-il en sortir ?
Mais depuis plus de 30 ans, les plans numériques se succèdent et nous vantent le règlement des difficultés de l’enseignement par exemple sa personnalisation, la réduction des inégalités, le travail en équipe des enseignants. Qu’en est-il en vrai ?
Tout cela ne se fera pas avec le seul numérique. Mais le numérique peut permettre aux enseignants de penser autrement leur façon d’enseigner. Par exemple la classe inversée montre des enseignants demandeurs de ce changement sur le terrain sans rien toucher aux fondamentaux ce qui fait bien plaisir à l’institution.
Mais tout cela peut changer si des gens arrivent à toucher au système de diplôme. Or c’est en route. Par exemple le Pix, qui remplace le B2i, est emblématique de cela. Le Pix représente l’entrisme du Conseil national Éducation Économie, autrement dit du monde professionnel, pour faire entrer dans le monde scolaire une certification qui ne sera pas scolaire. C’est un cheval de Troie pour d’autres certifications. Ce mouvement n’est pas encore perçu dans le second degré alors qu’il est déjà bien avancé dans le supérieur avec la concurrence des certifications du registre national des compétences professionnelles.
L’École a vraiment besoin du numérique ou c’est juste un miroir aux alouettes agité par les politiques ?
L’École a besoin de prendre en compte les compétences réelles des élèves qui sont aujourd’hui des consommateurs de technologies. Donc le numérique n’est pas un miroir aux alouettes en soi. Mais il est utilisé par les politiques en ce sens. L’enseignement professionnel et technologique a réussi à intégrer le numérique et cela dès les années 1980. Il reste maintenant à l’enseignement général à intégrer les éléments de culture que sont les réseaux sociaux et la production d’information. Or on en est loin.
Comme l’institution ne sait pas impulser de projet pédagogique fort , elle passe son temps à agiter des miroirs aux alouettes auprès des familles. Aux familles elle dit qu’on va prendre en compte ce qui se passe dans leur vie. Aux enseignants elle promet une formation. Quand on regarde l’écart entre les pratiques déclarées et ce que les élèves disent faire, on voit la distance… Il ne faut jamais perdre de vue que pour les politiques un équipement c’est un électeur. Pourquoi renonceraient-ils à cette logique ?
Propos recueillis par François Jarraud
Bruno Devauchelle, Éduquer avec le numérique, ESF Sciences humaines éditeur, ISBN 978-2710131953
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