« Quand va-t-on arrêter de tout faire reposer sur nos épaules ? » Lundi 16 novembre, Elina Baudot, une jeune enseignante de 27 ans, professeure certifiée d’histoire et géographie au collège REP+ de Montgaillard à Saint-Denis de la Réunion, s’est pris les peurs des élèves, l’atrocité des assassinats en pleine figure. Elle s’est sentie bien démunie devant ses élèves. Elle raconte comment elle s’est préparée à cette matinée. Elle nous livre son expérience avec spontanéité et authenticité.
Elina, comment avez-vous vécu les événements de vendredi depuis la Réunion où tu habites ?
C’est une amie qui m’a appris la nouvelle samedi matin vers 7h. Je me suis précipitée sur Internet pour me connecter étant donné que je n’ai pas la télévision. Je crois que j’ai commencé par vivre « de très loin » ces évènements. La télévision et la radio nous matraquent d’informations en continu, ce qui nous laisse très peu de temps pour prendre du recul, digérer et tout simplement avoir pleinement conscience de ce qu’il vient de se passer.
Quel était ton emploi du temps ce matin ?
En première heure, j’avais une classe de 6ème à projet, donc des élèves de niveau moyen, voire en difficulté. En deuxième heure, j’avais une classe de 4ème à la réputation d’élèves plutôt « costauds ». En troisième heure, je n’avais pas de cours, mais je me suis rendu compte que la classe dont je suis professeur principale était en permanence. J’y suis allée et nous avons fait le point avec l’assistant d’éducation qui les surveillait. En quatrième heure, j’avais une classe de 4ème.
As-tu abordé le thème des attentats avec toutes tes classes ?
Oui même si le collège, via le Recteur, nous a demandé de le faire en troisième heure de la matinée. Je ne pouvais pas faire cours comme d’habitude, sans en parler avec eux, cela me paraissait insensé, incohérent. Comment se tenir debout devant eux comme si de rien n’était. Certains collègues ont fait cours normalement et je respecte leur choix mais cela m’a mise mal à l’aise. On nous dit souvent que c’est à nous, professeur d’histoire-géographie de gérer « ces choses-là », et bien j’ai appliqué ce cliché à la règle !
Comment t’es-tu préparée pour organiser les débats qui devaient avoir lieu ce matin en classe avant la minute de silence ?
Comme la majorité des enseignants, je suis allée ouvrir ma boite mail académique et cela dès le samedi soir, pour vérifier si nous avions reçu des directives du ministère. Finalement, le mail est arrivé dimanche en milieu de journée. J’ai ouvert les différents liens conseillés, Eduscol, Astrapi, Passerelle, etc. J’ai regardé les diaporamas proposés, visionné les différentes vidéos, les différents dossiers « pédagogiques » mais la encore, même principe que pour les chaines d’informations en continu… On nous matraque de documents sur le sujet, plus ou moins adaptés à des enfants d’ailleurs, et on nous laisse patauger, on nous laisse là, faire le tri, seuls. Je me suis sentie démunie malgré cette profusion de documents, j’avais l’impression d’être livrée à moi-même par rapport aux choix pédagogiques à mettre en œuvre.
Je me suis donc tournée vers mes jeunes collègues de métropole, ceux avec qui je suis restée en contact très étroit à la fin de mes études et de mon stage. Nous avons fait le point ensemble via Facebook, en direct : « moi je ne vais pas leur montrer cette vidéo car… », « que penses tu de tel document ? », « pensez-vous que je puisse dire ça ? », « quelqu’un peut-il m’envoyer ceci ? », etc. J’ai imprimé quelques documents, pour moi, histoire de ne pas trop me perdre dans le fil de mes pensées devant les enfants. J’avais moi aussi besoin de me remettre en tête les mots importants tels que « djihad », « salafiste », « chiite », « sunnite », « terrorisme », « kamikaze », besoin de me remettre en tête les cartes, les lieux, les enjeux, les causes, les conséquences. Afin de pouvoir remettre tous ces mots dans un discours cohérent, j’ai visionné de nombreuses vidéos des différents politologues / politiques / intellectuels / professeurs émérites et journalistes en tout genre qui discutaient sur le sujet. Hier soir en fait, j’ai révisé ma géopolitique du monde… Et une nuit, c’est peu court pour tout revoir !
Qu’avez-vous fait concrètement en classe ?
Je voulais absolument m’adapter à leur âge. Un élève de 6ème c’est encore petit. Pour cette classe, j’ai demandé à mes élèves de prendre un morceau de papier en leur disant qu’ils pouvaient écrire ce qu’ils voulaient dessus de façon anonyme : – questions – hommages – pensées – prières – informations entendues à la TV / radio – leur haine, leur colère, leur tristesse, bref … leur ressenti. Ils pouvaient bien sûr ne rien avoir à écrire aussi s’ils le souhaitaient (8 élèves en tout sur 23).
J’ai ramassé les petits papiers et je les ai lus en classe à voix haute. J’ai tenté de répondre aux questions en définissant les mots qui revenaient souvent et qu’ils avouaient ne pas comprendre. J’ai fait ce que j’ai pu pour en rassurer certains qui voyaient déjà leur papa partir à la guerre. J’ai lu les prières, les témoignages de compassion. Le débat s’est installé, j’ai fait face tranquillement. J’ai fini la séance en lisant avec eux les 2 pages éditées par Astrapi qui reprenaient tous les mots qu’ils avaient pu employer, en leur montrant que malgré leur jeune âge ils comprenaient et connaissaient déjà énormément de choses.
Mes 5èmes étant en permanence avec un assistant d’éducation, je l’ai laissé gérer, de loin, intervenant rarement. Il avait autant son rôle à jouer que moi en cette journée si spéciale. Il m’a avoué ne pas trop savoir quoi faire ou dire mais voulait en tout cas que les élèves se libèrent et surtout les rassurer.
Quant à mes 4èmes, je leur ai montré le site très bien fait de la Passerelle. Nous avons regardé les vidéos et lu l’article ensemble en expliquant à nouveau les mots compliqués. Comment réagissent les élèves ? Je n’ai pas eu d’élèves approuvant les attentats mais je sais qu’une collègue a dû y faire face, un élève maintenant que la France avait insulté l’Islam et qu’il comprenait tout à fait la réaction de Daech. Il n’a pas hésité à dire qu’il serait lui aussi capable, un jour si on le lui demandait de le faire, de commettre de tels actes. Nous l’avons signalé de suite à l’administration.
Pour la majorité d’entre eux, petit à petit la parole s’est libérée, certaines réactions ont été vives : « j’aimerais tous les crever ». Ils ont pu poser leurs questions, me parler de leurs proches de métropole. Certains ont émis des idées plus que pertinentes auxquelles je n’avais aucune réponse : « Madame, il y a des attentats tous les jours en Afrique et dans d’autres pays du monde, qui font beaucoup plus de morts, pourquoi on n’en parle pas ? Moi je ne veux pas prier pour Paris, je veux prier pour le monde ». Certains étaient fiers de me dire que sur Facebook, ils avaient voulu faire comprendre avec leurs mots qu’ils ne fallait pas tout mélanger : « moi, madame j’ai écrit sur Facebook, je suis musulman mais pas terroriste ».
Il faut savoir que dans nos classes nous comptons des élèves issus de nombreuses religions qui cohabitent entre elles au quotidien. Nous sommes à la Réunion après tout. Pour eux, côtoyer un musulman, un catholique, un tamoul, un bouddhiste, un taoïste, au quotidien c’est normal. Chez nous les musulmans fêtent Noël, le catholique va manger au temple tamoul et assiste aux marches sur le feu; le tamoul va fêter le nouvel An Chinois: le taoïste va aller faire un tour au Dipavali… Mes souvenirs d’enfance à la Réunion se sont nourris de toutes ces traditions. Tout cela pour dire qu’il s’agissait pour eux d’actes de violences plus qu’incompréhensibles puisque chez nous la cohabitation se passe plutôt bien.
Comment s’est passée ta matinée ?
Elle a été longue et très éprouvante sur la fin. Je ne me sentais pas à l’aise en arrivant. Je n’avais pas envie d’être au collège, ou en tout cas pas comme ça. J’ai eu le sentiment de devoir me comporter comme d’habitude alors que plus rien ne sera comme avant depuis ce week-end. J’ai également eu le sentiment de ne pas avoir eu le temps de m’adapter à cette situation alors que 20 minutes plus tard il fallait que je sois devant les petits à me prendre en pleine figure leur colère, leur peur, leurs angoisses et toutes les questions auxquelles leurs parents n’ont pas pu ou n’ont pas voulu répondre. Il faut savoir que la Ministre de l’Education Nationale s’est adressée aux parents leur disant que nous étions tout à fait formés et aptes à gérer les interrogations de leurs enfants ainsi que les leurs. Je ne suis juste pas d’accord avec ça.
Pourquoi as-tu craqué ?
Trois heures à décrypter, découper, destructurer, verbaliser tout ce qui passe dans la tête des petits, ça commence à vous faire réfléchir. Et puis au début de la 4ème, heure j’ai fini par craquer lorsqu’une élève m’a dit « mais madame on est trop jeune pour gérer tout ca ». Mais bien sûr que vous êtes trop jeunes ! Moi aussi. Suis-je moi même capable de gérer tout ca ? Mais de gérer quoi au final ? J’ai eu l’impression de me prendre un retour de flamme en pleine figure, ça y est, j’ai réalisé ce qu’il s’est passé ce week-end, je viens d’en prendre toute la mesure. Les trémolos sont montés dans ma voix, les larmes se sont mises à couler, les gros sanglots et le nez bouché qui va avec…
Je suis redevenue une élève, j’ai exprimé mes angoisses, mes peurs, ma colère : ai-je envie de laisser un monde comme ça à mes enfants ? Ai-je d’ailleurs envie d’en avoir dans ce contexte si apocalyptique ? Jusqu’où cela va-t-il aller dans la barbarie ?
Les élèves ont été adorables, comme toujours, ils ont aussi été très surpris… Quoi !! Une prof, ça pleure ??? L’émotion a vraiment été très forte à ce moment-là. Ils ont ressenti le besoin de se prendre dans les bras les uns les autres. Certains ont pleuré également. Tout cela de façon très silencieuse. Moi je ne voyais plus rien, je pleurais. Puis nous avons rangé la classe et à 11h50 nous sommes descendus dans la cour pour la minute de silence. Ils ont continué à poser des questions et à vouloir discuter jusqu’à ce que la minute de silence soit lancée par une de nos élèves. La minute s’est bien passée, plus de 1000 élèves et leurs enseignants réunis, dans le silence. C’est impressionnant, émouvant et tellement rassurant.
Qu’est ce qui aurait pu faire que tu te sentes vraiment accompagnée et/ou formée pour affronter ça ?
J’aurais aimé que les deux premières heures soient banalisées pour nous laisser le temps de nous retrouver entre collègues. Prendre des nouvelles des uns et des autres, savoir si nos familles respectives étaient bien en sécurité. Nous allions devoir gérer les émotions des enfants, mais qui allait gérer les nôtres ? J’aurais aimé que nous puissions faire le point ensemble sur la marche à suivre tout au long de la journée. Quant au mail de la Ministre de l’Education nationale, il m’a laissée sans voix…
Quand va-t-on arrêter de tout faire reposer sur nos épaules ? Pour tout le monde, on dirait que c’est à nous de rattraper dans l’esprit des jeunes ce que le gouvernement et les parents peinent à mettre en place dans la société et la vie de tous les jours : – la laïcité – la solidarité – le vivre-ensemble – le respect de la règle et du droit – etc. A aucun moment nous n’avons été formés à gérer ce genre de situation, ni lors des attentats de Charlie Hebdo et encore moins lors des précédents évènements. Notre métier est devenu tellement complexe… J’ai aussi craqué parce que je me suis aussi rendu compte de la responsabilité qui pesait sur mes petites épaules ce matin.
Propos recueillis par Alexandra Mazzilli