« Comment je fais pour le langage ? » Cette question a peut-être une réponse définitive avec le livre de Mireille Brigaudiot. L’ouvrage présente à la fois une théorie de l’enseignement du langage, appuyée sur des connaissances précises, et des exemples de mise en oeuvre en classe extrêmement détaillée. Un véritable manuel qui s’adresse aussi bien aux débutants qu’aux enseignants déjà en poste.
Théorie du langage
« Je continue à penser que l’école maternelle peut faire mieux en cultivant davantage son « esprit maternelle » parce qu’être responsable d’enfants ayant 2 à 6 ans n’est pas un détail mais le coeur de sa légitimité ». Vous l’avez compris, Mireille Brigaudiot, enseignant chercheur en sciences du langage, ne vise pas à baisser le niveau mais au contraire à « relever » le niveau en maternelle. Pour cela elle propose un ouvrage de 250 pages divisé en deux parties.
Dans la première partie, M Brigaudiot propose une véritable théorie du langage et de son enseignement. Elle inscrit là ses « éléments fondateurs » de la pratique. L’ouvrage commence par une véritable théorie du développement de l’enfant de 0 à 7 ans qui montre le progrès de ses compétences en langage et aussi en symbolique. Au passage elle écarte des croyances, par exemple celle qui voudrait que l’orale se construise dans des séances scolaires, prenant à contre pied ce qui était le crédo officiel des programmes de 2008.
Un chapitre montre comment enseigner « en prenant en compte la zone proximale d’apprentissage » (ZPA), une allusion aux théories de Vigotsky. Là on est déjà tout prêt de la pratique mais M Brigaudiot développe le sujet au point d’inviter aussi à enseigner « sans rien savoir de la ZPA de l’enfant ».
Elle développe aussi un autre concept ignoré des programmes de 2008 : celui « d’enfant prioritaire ». Ce sont les enfants qui sont en décalage avec leurs camarades et que le maitre doit en priorité prendre en charge, du moins le temps que cette priorité prenne sens.
Un chapitre suivant s’intéresse à la théorie de l’oral : « Comment et de quoi parlent les enfants de 2 à 6 ans ». M Brigaudiot revient sur les « invariants du langage » âge par âge à partir d’exemples très clairs. Un autre chapitre aborde dans le même esprit « les chemins de l’écrit », c’est à dire comment construire pas à pas la symbolique de l’écrit.
Et manuel de formation…
La seconde partie est encore plus pratique. Là il s’agit uniquement de pratiques de classe pour atteindre les 9 objectifs du langage à l’école maternelle.
M Brigaudiot montre comment oser entrer en communication, échanger et réfléchir avec autrui, acquérir une conscience phonologique, puis comment entrer dans l’écrit.
La particularité de ce chapitre c’est qu’il alterne des pages de didactique avec des encadrés sur des cas concrets et de véritables travaux pratiques de formation. On a là, sur une centaine de pages, une véritable progression allant de la très petite section à la grande section, semée d’exemples et de fiches pratiques.
L’ouvrage de M Brigaudiot est appelé à devenir un manuel de base pour les formateurs comme pour les enseignants. Même les plus expérimentés y trouveront matière à réflexion et toujours à assurance.
François Jarraud
Mireille Brigaudiot, Langage et école maternelle, Hatier, ISBN 978-2-218-96011-6.
Mireille Brigaudiot : Rendre le métier passionnant
« Il reste beaucoup à faire. Il faudrait une formation de formateurs déjà. Il faudrait des contenus sur le développemental dans la formation initiale or il n’y en a pas. Il faudrait aussi des formations sur des concepts dont on ne peut pas faire l’économie ». Mireille Brigaudiot revient sur ces concepts et aussi sur l’état de la formation des professeurs de maternelle.
Vous dites de votre ouvrage que c’est un livre pour rendre les élèves et les professeurs heureux. Pourquoi cela vous semble-t-il important ?
Ce sont deux éléments complètement liées. Quand un maitre se sent heureux et qu’il est professionnel, les élèves sont heureux. Le bonheur et l’apprendre sont liés quand les enfants ont un enseignant qui montre qu’il est heureux que les enfants apprennent. C’est un cercle vertueux.
La grande question du livre c’est répondre à la question « comment je fais pour le langage ». Mais pourquoi les enseignants sont-ils si désarmés devant le langage ?
Parce que le langage est une notion et non un objet. Ce n’est pas palpable. Personne n’a accès au langage de personne. Pour résoudre ce problème, jusqu’en 2008, on a assimilé l’activité langage aux produits langagiers. On a dit aux maitres qu’il fallait que les enfants fassent des phrases, qu’ils apprennent du vocabulaire. Alors que la mise en route du langage se joue dans la relation. Une fois que le langage est en route, c’est parce que le maitre parle aux enfants que les phénomènes de la langue se mettent en place. C’est de l’ordre du développemental quand les enfants sont bien accompagnés.
Les enseignants doivent admettre que ce n’est pas eux qui apprennent le langage aux enfants. Ils sont dans la relation et les enfants apprennent eux-mêmes. Mais les enfants ne peuvent apprendre que dans la relation. Acquérir le langage ce n’est certainement pas accumuler des contenus comme les tristes « 10 mots par jour ». Le langage est en quelque sorte un auto-apprentissage magique.
J’ai eu une surprise en lisant le livre quand vous dites qu’il faut remonter le niveau en maternelle. Or on a eu un mouvement de primarisation de la maternelle sous Darcos qui est maintenant très critiqué. Donc je suppose que ce n’est pas cela que vous voulez dire ?
En effet, pas du tout. Je suis sure qu’en faisant faire des phrases aux enfants avec des mots découpés par exemple, on a baissé le niveau. En allant vers « une primarisation » on a abaissé le niveau car on a empêché les enfants d’avoir des activités intellectuelles de haut niveau. Remonter le niveau c’est faire fonctionner l’intelligence des enfants.
Le livre offre de nombreux exemples concrets de séances de classe. Il y a de la théorie, des mises en perspective. Est-ce un manuel de formation ? Et pour qui : les étudiants des Espe ? Les formateurs Espé ? Les maitres en exercice ?
Oui c’est un manuel de formation. Il est fait pour tous. Même les formateurs car la maternelle est tellement particulière.
Tout au long du livre vous mettez l’accent sur les enfants les plus éloignés de l’Ecole. Pourquoi marquer cette différence ? Ils doivent avoir une pédagogie à part ?
On sait que les écarts entre les enfants s’aggravent dès la maternelle. Et on sait aussi que dans les pays où les écarts sont les plus faibles entre les élèves, on a des enseignants qui ont le souci permanent de faire réussir tous les enfants et surtout les plus en difficulté. Je parle pour ceux-ci « d’enfants prioritaires », une notion que je n’ai pas réussi à faire entrer dans les nouveaux programmes.
Il ne faut pas une pédagogie particulière. L’important c’est ce qui est dans la tête du maitre. Quand il pense à un atelier il doit penser à certains enfants plutôt qu’à d’autres. Quand il arrive le matin il décide de prendre certains plutôt que d’autres etc. Il donne plus et un peu autrement à certains enfants, les enfants prioritaires. Tout cela n’a qu’un temps car ces enfants « prioritaires » ne vont pas le rester. Et ça ne fait pas baisser le niveau.
Vous émettez deux idées sur le langage : le langage ça se vit dans la vraie vie et ça suppose des activités intellectuelles. Pourquoi ?
Le langage se joue dans la relation. C’est seulement si un enfant a des interlocuteurs de grande confiance qu’il peut oser le langage. Et la vraie vie c’est le partage d’expériences accumulées sur une année, chaque jour.
Mais l’enseignant qui a 27 ou 28 enfants peut-il avoir cette relation avec chaque élève ?
Etre en relation avec 28 enfants ce n’est pas du tout être en relation avec 28 fois un enfant. Les maitres savent s’adresser au groupe et en même temps parler à chacun. La relation duelle n’est pas la seule. Elle doit être affective et cognitive. C’est ce que font les « bonnes » mamans. C’est ce qu’il faut faire en maternelle avec la différence que l’enseignant est conscient de le faire volontairement. Ca renvoie aussi à l’idée d’une école « maternelle ».
Là ne détruisez vous la nécessité de l’école ?
Non parce que certaines activités intellectuelles ne sont vécues par certains enfants qu’à l’école. L’activité langagière de production orale est intellectuelle de fait car elle utilise des symboles pour dire autre chose que ce que j’ai sous les yeux. Le langage ne sert pas à décrire. Il sert à parler du passé, du futur ou de la fiction, du ressenti.. La réception de l’oral est intellectuelle elle aussi car il faut prendre en compte qui est mon interlocuteur.
Et puis il y a les premières découvertes sur le fonctionnement de l’écrit et là on est dans l’intellectuel pur. On est dans l’abstraction. Les maitres doivent rappeler aux enfants qu’ils font quelque chose dans leur tête, dans les oreilles.. Il faut que les enseignants le sachent pour éviter le creusement des écarts.
Et il faut ajouter la dimension du groupe-classe, décisive pour emmener tous les enfants en avant, quand l’enseignant en fait, là aussi, un moteur aux apprentissages.
Alors comment aider les enfants à entrer dans l’écrit ?
Impossible de résumer mon livre en quelques phrases ! Mais disons qu’il faut essayer au moins d’imiter ce qui se passe dans les milieux favorisés. Dans ces milieux, les parents et la famille utilisent beaucoup l’écrit devant les enfants et souvent avec les enfants. C’est déjà la meilleure entrée. Il n’y a pas que le fait de leur lire des livres. Les enfants de ces milieux voient aussi leurs parents envoyer des textos, des mails etc. Et en plus ils assistent à la réception et à ce que cela entraine. Il y a du cognitif !
L’école n’est elle pas désarmée par rapport à cela ? Peut-elle prétendre avoir le même poids affectif que celui des parents ?
Oui bien sur ! L’impact affectif des maitresses de maternelle est énorme auprès des enfants ! Mais, en plus, la maitresse agit de façon consciente. Elle en fait plus que les parents.
Vous mettez l’accent dans le livre justement sur la relation avec les familles. Pourtant l’école, même maternelle, est plutôt fermée aux parents…
L’école maternelle est la plus ouverte… mais elle peut faire mieux ! Pour les enfants « prioritaires » c’est un sujet très sensible. Il suffit d’un mot, d’un regard pour anéantir des années de travail. Ce qu’on peut faire de mieux c’est montrer à l’enfant qu’on est ensemble, famille et école, pour l’aider à progresser. Il faut de la connivence avec les familles. Si on est deux à dire bravo en même temps à l’enfant, on le fait avancer énormément.
Je perçois de l’insatisfaction par rapport à la formation des enseignants. Que faudrait-il faire ?
Il reste beaucoup à faire. Il faudrait une formation de formateurs déjà. Il faudrait des contenus sur le développemental dans la formation initiale or il n’y en a pas. Il faudrait aussi des formations sur des concepts dont on ne peut pas faire l’économie. Par exemple, le système phonologique du français. Or je constate que c’est très mal connu des futurs enseignants. Comment demander de la conscience phonologique aux enfants de 3-4 4 – 5 ans quand soi-même on l’ignore ? Et ce n’est toujours pas intégré dans la formation. On fait comme si c’est évident.
Il faut arrêter aussi de penser que la formation n’est qu’une alternance terrain / Espé. Ce qui compte c’est la relation entre les deux. Il faut tricoter théorie et pratique ensemble. Il faut montrer aux enseignants qu’avec des éléments théoriques, ils comprennent mieux les enfants et ça rend le métier passionnant.
Propos recueillis par François Jarraud