Pris entre plusieurs feux, quelles sont les marges de manoeuvres d’un(e) chef d’établissement face aux « envies de numériques qui l’entourent ? Est-il(elle) le manager dont certains rêves ? Est-il(elle) un simple agent d’un système dans lequel plusieurs opérateurs interviennent ? A-t-il(elle) une marge de manoeuvre technique, économique, pédagogique voire politique ? Est-il(elle) dépendant(e) de la hiérarchie ? Autant de questions (et bien d’autres) qui méritent qu’on y regarde de plus près.
Un décideur, vraiment ?
Premier constat le chef d’établissement (on emploiera le masculin par commodité) est une sorte de paratonnerre ou encore de bureau des pleurs. Il est un pivot essentiel mais pas exclusif de toutes les questions que les moyens numériques (et humains associés) posent à la communauté éducative. C’est donc lui ou elle qui va recevoir les propos des usagers et qui va devoir les traiter selon les moyens dont il dispose. C’est bien par ces questions, remarques, colères, etc., ces expressions verbales que le responsable de l’établissement va entrer de plein pied dans les réalités du numérique. Comme le disait Bruno Latour, c’est quand les technologies tombent en panne qu’on prend conscience de leur existence.
Qui peut décider du développement des moyens numériques dans l’école ? Le ministère dans ses préconisations obligations ? La collectivité territoriale par ses acquisitions ? L’académie dans son accompagnement et par la formation ? Le conseil d’administration (avec les représentants des différents groupes de pression) par son pouvoir de décision ? Les enseignants par leurs attentes et leurs besoins ? Les Familles ? Les élèves ? Les commerçants ? Tout cela revient à s’interroger sur la manière dont chaque chef d’établissement peut articuler tous ces « intérêts » là. Si tant est qu’il le puisse, car dans certains cas il n’est pas consulté ou si peu… Mais bien sûr cela est « politiquement incorrect ». Un chef d’établissement qui critiquerait de telles manières de faire serait vite voué aux gémonies et n’aurait pas droit aux prochaines aides ou accompagnement.
Lors de rencontres avec plusieurs chefs d’établissement, nous avons pu d’abord observer la disparité importante entre les établissements. Le fonctionnement du numérique n’est qu’un aspect de la question qui s’articule avec d’autres éléments de contexte. Ainsi on a pu observer des équipements individuels mobiles qui restaient dans leurs caisses car la gestion de la dotation logicielle et la liaison Internet étaient défaillantes. On pourrait multiplier à l’envie les exemples, mais là encore il ne faut pas trop crier au loup car l’établissement risque de se retrouver « catalogué » et mis de côté par ceux et celles qui peuvent intervenir. Sans vouloir être défaitiste ou négatif, la réalité des fonctionnements laisse à penser que l’on est loin du compte : le chef d’établissement est plus souvent régulateur, accompagnateur et parfois impulseur que décideur.
Ou un entremetteur ?
Examinons quelques points particuliers. Les textes officiels tombent d’en haut et il faut les mettre en place. Pour ce qui est de l’usage des moyens numériques, il faut bien sûr que d’autres instances interviennent en vertu des lois en place (décentralisation en particulier). Un responsable de collectivité territoriale déplorait encore récemment de n’avoir pas son mot à dire quand une directive nationale tombait et qu’il fallait « suivre » pour l’équipement et la logistique… et donc les dépenses afférentes. Les plans qui se succèdent ont certes été accompagnés de moyens financiers, mais suffisent-ils ? Ainsi le plan numérique finance les appareils à hauteur maximale de 380 euros (dans les textes initiaux) à raison d’un euro donné par l’état pour un euro donné par la collectivité. En réalité le coût est plus élevé car derrière les machines, il y a les infrastructures dont les coûts sont difficilement visibles. Même s’ils sont en partie financés par l’état, il reste que tout dépend donc de l’engagement, pour ce plan, des collectivités intéressées… si elles en ont les moyens…
Un plan d’équipement n’est pas un plan d’utilisation. Et c’est là que la difficulté apparaît. Les taux réels d’utilisation sont souvent en deçà des espérances (cf les enquêtes de la DEPP sur les collèges en 2015 et 2016). C’est aussi sur cet usage que les payeurs, en particuliers locaux sont de plus en plus regardant : peut-on continuer à mettre de l’argent sans avoir en retour des usages effectifs suffisants ? Il y a en plus la formation nécessaire, mais toujours insuffisante (enquête profetic). C’est donc au chef d’établissement d’essayer de trouver des équilibres pour croiser les équipements, la formation et l’utilisation. Mais a-t-il réellement la possibilité de le faire ?
A lire la réticence syndicale à voir s’élargir les prérogatives des personnels de direction des établissements, et la demande récurrente des syndicats de ces personnels de davantage de marge de manoeuvre, on sent bien que la tâche est complexe. D’autant plus que la hiérarchie académique puis nationale est capable de rappeler à chaque instant la place des uns et des autres. Quand à cela s’ajoute l’intervention de la collectivité territoriale au travers de ses personnels et de ses choix techniques (qui sans être pédagogique, elles n’ont pas le droit, mais qui influencent quand même) on mesure combien il peut être difficile de jouer un rôle central autre qu’aiguilleur des réclamations.
Quelle place pour le dialogue ?
Et pourtant nombre d’études reconnaissent une influence réelle du management de l’établissement sur la dynamique globale dont en particulier l’introduction des moyens numériques. (« Quels Leaderships pour la réussite de tous les élèves ? » Dossier d’actualité de l’IFE). Le pilotage des établissements est articulé avec des instances comme celle présentée ici. On retrouve là encore la nécessité pour le responsable de l’établissement de penser l’articulation entre les différentes entités, personnes etc. Plus que décideur, c’est surtout dans la capacité à mettre en relation, faire échanger les différentes parties prenantes, rendre des arbitrages parfois, qu’est importante la direction. Les chefs d’établissements du privé sous contrat sont eux dans une position un peu différente dans la mesure où l’organisation leur donne un rôle plus large que dans les EPLE. Pas forcément plus enviable car soumis différemment à des pressions dont la moindre n’est pas celle des marchands qui y ont repéré des marges d’intervention plus importantes. Par contre dans les EPLE c’est souvent dans le lien avec la collectivité territoriale qu’il y a un nécessaire travail à mener. Malheureusement on a pu observer encore récemment la méfiance et souvent l’absence de liens significatifs entre le responsable de l’établissement, les personnels de la collectivité et les élus.
Certes le ou la responsable de l’établissement peut s’en tenir au rôle de courroie de transmission et certains préfèrent se situer là. D’autres préfèrent choisir un camp ou l’autre de ces groupes de pressions en espérant en tirer un bénéfice. Il apparaît au final que c’est bien dans la capacité à mettre en place les dialogues en amont comme en aval des décisions que peut se construire un véritable pilotage du numérique dans l’établissement, comme pour d’autres objets de travail (on pourra lire à ce propos les ouvrages d’Alain Bouvier ou écouter ses interventions en ligne sur le site de l’ESENESR par exemple). La question centrale posée au chef d’établissement est qu’il ne tient pas les leviers d’un certain nombre de décisions et qu’il doit en assumer un grand nombre, malgré lui. Cette situation qui le différencie du responsable d’entreprise ou d’association lui enlève une part de responsabilité mais lui ajoute une part de complexité… sauf s’il refuse de « piloter » réellement l’établissement dont il ou elle a la charge.
Bruno Devauchelle
Note : On pourra aussi écouter les vidéos de la matinée consacrée au management du numérique dans les établissement à l’académie de Versailles le 31 janvier 2017.