Par Jean-Michel Le Baut et Adeline Sontot Buisson
Le Séminaire national sur les métamorphoses de la lecture a lancé lundi 21 novembre sa seconde édition à la Bibliothèque Nationale de France. Six cents participants, enseignants, inspecteurs, chercheurs, universitaires, sont invités à réfléchir et échanger sur le thème : « lire-écrire-publier à l’heure du numérique ». A l’heure du numérique ? A l’ère du numérique ? Le lapsus souvent entendu dans les propos des orateurs traduit, plus qu’une hésitation, la conscience de vivre un basculement de civilisation.
Mutations
La première matinée voit comme il est d’usage se succéder les messages d’inauguration et de bienvenue. Bruno Racine accueille les participants au nom de la BNF qu’il préside : il souligne en particulier la progression rapide des connexions à la bibliothèque en ligne Gallica (avec un temps de lecture moyen qui dépasse désormais une heure par jour), il invite à visiter l’exposition actuellement présentée autour de Casanova, dont le manuscrit, qui a connu de nombreuses altérations, est le symbole même d’un texte en perpétuel devenir. Patrick Gérard, Recteur de Paris, rappelle qu’à l’origine la lecture se faisait à voix haute et relevait d’une expérience collective. Avec le livre elle devient silencieuse et individuelle et participe même à l’émergence de l’individu. Aujourd’hui se joue une mutation de même importance qui doit permettre de faire naître une société de la connaissance pour peu qu’on forme à la maîtrise critique de la lecture numérique. Pour Jean-Michel Blanquer, Directeur général de l’enseignement scolaire, le manuel numérique, amené à se répandre, fait aussi évoluer le manuel papier en ouvrant encore plus le champ de la démarche inductive. Erick Roser, Doyen de l’Inspection générale, souligne la nécessité de valoriser les études littéraires qui, ouvertes sur le contemporain, doivent être considérées comme des humanités modernes : il annonce en ce sens le lancement prochain d’un site de l’Onisep, « Ma voie littéraire ».
La question centrale : la question du centre
La question centrale, à la fois symbolique et pragmatique, s’ouvre bientôt : avec le numérique, la littérature serait-elle encore au centre ?
Pour Philippe Le Guillou, Doyen de l’Inspection générale de lettres, « notre époque n’aime plus la littérature ». Il appelle cependant à ne pas céder au découragement et à affronter une « mutation de l’imaginaire » pour reprendre la formule de Malraux Selon lui, l’essentiel, c’est l’œuvre et l’auteur, bien plus importants que « l’amont et l’aval », que les problèmes de production et de réception des textes : il n’y aurait « pas d’utilité sociale de la littérature », il faudrait faire un « usage raisonnable des humanités modernes », en la matière « c’est la souche qui compte ». Il informe d’ailleurs que contrairement à ce qui se dit ici ou là l’enseignement de littérature en terminale L va continuer à s’appuyer sur des œuvres.
Pour Catherine Becchett-Bizot, Inspectrice Générale, le passage du livre codex au numérique en réalité déplace le rôle des différents acteurs, ce qui ne peut qu’avoir des conséquences, positives, sur la pédagogie de la littérature. Le défi est d’aider les élèves à s’approprier cette « littératie » : le lire-écrire-publier (avec tirets) qu’enfante le numérique. L’enjeu est de les aider à jouer avec et à se jouer de ces nouveaux dispositifs pour réenchanter la lecture et l’écriture, dans un sens plus créatif et plus collaboratif. Alors la littérature est encore vivante, alors peut advenir un nouvel humanisme. La deuxième édition de ce séminaire centre précisément sur la production et la réception des œuvres : quelle place par exemple pour l’éditeur ? comment l’œuvre vit-elle de ses rapports avec des lecteurs multiples, qui l’actualisent ? Il faut se défaire de certaines illusions : la solitude et l’indépendance de l’écrivain, l’autosuffisance de l’œuvre littéraire comme si elle avait été embaumée par son créateur démiurge, la transparence et l’indifférence du support de l’écrit.
Paul Raucy, Inspecteur Général, analyse dans le même sens les objets d’étude au programme qui permettent d’aborder l’œuvre non comme close mais comme en perpétuelle mutation. En terminale L comme dans l’enseignement d’exploration de seconde « Littérature et société », il s’agit de contextualiser et d’intertextualiser. De manière générale en français au lycée, il faut envisager les textes en eux-mêmes et en situation, adopter une démarche qui relève à la fois de la poétique de l’œuvre et de l’histoire littéraire. Privilégier la clôture du texte a d’ailleurs fait courir pendant des années le risque d’un enfermement au détriment du sens, aux dépens de l’ouverture vers le réel. Ce sont les interactions avant et après qui définissent la vie de l’œuvre. Selon le mot de Proust, c’est dire, « les bonnes lectures sont de beaux contresens ».
Dans sa conférence, Christian Jacob, directeur de recherches CNRS et EHESS, présente une technologie inédite de transmission des savoirs, des pensées et des émotions, découverte par lui dans un article du Monde et développée en particulier à Toronto. Ce livre intelligent, fluide, évolutif, personnalisable, en constante métamorphose, interactif, c’est le « livre humain » : prêtés pour 30 minutes, les livres sont en fait des personnes, qui représentent des groupes souvent victimes de discriminations. Le lecteur est appeler ainsi à dialoguer avec ses stéréotypes, la lecture est une expérience où se reconstituent la proximité et la distance, l’identité et l’altérité. L’expérience montre d’ailleurs que les « best sellers de la Bibliotheque humaine » sont ceux qui s’inscrivent dans l’actualise de leur réception. Le livre-humain répond aux questions du lecteur et donc le texte change à chaque lecture, se réécrit en permanence. Le véritable auteur est le lecteur qui interroge et réagit en direct, qui participe au processus de l’écriture recommencée. Il n y a d’ailleurs évidemment pas de version faisant autorité.
Marie-Odile Germain, responsable de fonds littéraires contemporains au département des manuscrits de la BnF, explore les « états naissants du texte littéraire » en montrant de beaux manuscrits, de Pascal, de Balzac ou de Gracq : reliques à vénérer ou plutôt traces tangibles de l’écriture comme artisanat ? Saint-Simon à la mort de sa femme s’arrête d’écrire pendant 6 mois et dessine des larmes sur le papier comme pour démontrer l’imbrication entre l’écriture et la vie. Rousseau, un des premiers écrivains à avoir conservé ses manuscrits, fait de son Rousseau juge de Jean-Jacques un « Dépôt remis à la Providence » : faut-il y voir de façon symbolique et provocante, contre la sacralisation de l’auteur, comme une divinisation du lecteur ?
L’histoire littéraire : une histoire trop littéraire ?
L’après-midi a pour thème « la création du texte : matérialité, acteurs, imaginaires ». Il s’agit de percevoir combien « le texte, cet « être culturel », donne lieu, tout au long de l’histoire, à des représentations imaginaires, que la culture numérique nous invite aujourd’hui à réinterroger. ».
Jean-Didier Wagneur, coordonnateur scientifique de la numérisation au département Littérature et Art de la BnF, analyse le premier roman des frères Goncourt Charles Demailly ou Les Hommes de lettres. C’est l’occasion de rappeler, on le dit peu, que l’essentiel de la littérature au 19ème siècle s’est publié dans la presse, au moment où s’imposait une « civilisation du journal », alors même que les écrivains rêvaient d’un entre-soi, d’un lieu idéal et pur qui leur soit réservé, alors même que l’école s’apprêtait à construire et diffuser une histoire littéraire quelque peu mythique.
Georges Forestier, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, cherche à percevoir comment s’est jouée pour Molière « la fabrique du texte et de l’auteur ». Il montre comment Molière qui à l’origine ne souhaitait pas être publié s’est fait imposer son statut d’auteur, à travers notamment des mésaventures éditoriales qui ont finalement engendré un « concert d’auctorialité ». Dans un recueil posthume de 1682, une préface parachève cette sacralisation à travers le récit de sa vie qui fige dans la mémoire collective certains faits erronés. Le texte lui-même apparaît parfois comme une fabrication. Ainsi Molière n’a jamais écrit de Dom Juan, mais a écrit Le festin de pierre ; jusqu’en 1842 sera jouée à la Comédie française une pièce en réalité versifiée par Thomas Corneille et remaniée ; parallèlement, le « vrai texte » est alors publié sous le titre Dom Juan, avec d’importantes variantes et corrections ! De même pour Le Malade imaginaire, Molière comptait sur ses capacités d’improvisation pour enrichir la pièce ; or il est mort à la 4ème représentation et Armande Béjart a a demandé à quelqu’un d’enrichir le texte ! Le Tartuffe qu’on lit aujourd’hui dans les œuvres complètes est censé avoir été écrit en 1664 alors qu’il date en réalité de 1669, ce qui induit des contresens. Que lisons-nous ? Un Molière aménagé, policé, réinventé ?
Gerard Langlade, professeur à l’Université Toulouse-Le Mirail, explore « le texte du lecteur » à travers une histoire singulière : la lecture par Balzac en 1840 de La Chartreuse de Parme. L’auteur de La Comédie humaine se montre enthousiaste, mais ose quelques critiques : début confus, passages inutiles, trop d’importance donnée au personnage de Fabrice. Aussitôt Stendhal, comblé, entreprend de réécrire sa Chartreuse (il reviendra à la version initiale) : il réduit à 4 pages les 54 premières, s’excuse d’appeler Fabrice « notre héros », écrit un incipit à la Balzac etc. En réalité, Balzac a assimilé l’œuvre à ses propres Scènes de la vie militaire en proposant par exemple de commencer par la bataille de Waterloo. L’histoire montre l’importance des affects dans la lecture : Balzac jubilatoire, séduit, subjugué, parle au nom des ses émotions, de sa sensibilité et de ses valeurs, pour replacer le couple Mosca – Gina au centre du roman. De la même façon, dans toute lecture, le lecteur transforme le contenu fictionnel de l’œuvre : mise en valeur de certaines données, ajouts, modifications. Selon Gérard Langlade, il faut en tirer une conséquence : orienter la didactique de la littérature vers l’expérience singulière des œuvres et la créativité du lecteur.
Perspectives
La dernière table ronde de la journée prolonge ces analyses en étudiant les imaginaires (l’inspiration, la typographie, l’immatérialité …) qui sont encore à l’œuvre dans les pratiques numériques de la lecture-écriture. Nicolas Taffin, philographe, annonce finalement une nouvelle qui enchantera l’imaginaire des professeurs de français : la nouvelle version de Google vérifie l’orthographe et la typographie, elle désindexe si nécessaire les sites qui manquent de soin …
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