Bertrand Schwartz,
initiateur des Missions Locales, a toujours été guidé par un principe :
« partir de ce que les gens font pour
les former. Parce qu’ils ne savent pas forcément qu’ils ont des
connaissances, et les rendre conscients de leurs savoirs est la
première pierre de l’apprentissage ». Il veut profiter de
l’actualité pour « lancer un appel au gouvernement » : défendre et les
aider ces lieux-passerelles entre l’expérience sociale, même des plus
défavorisés, et les institutions du savoir.
Philippe Meirieu remet en
perspective les journées, « à la
manière du « bon sang, mais c’est bien sûr » de l’inspecteur Bourrel« …
Réconcilier la « lente élaboration » et la « subite mutation » du
savoir, c’est pour lui répondre à plusieurs questions :
– la transmission est au cœur de la réflexion
philosophie sur la condition humaine, depuis que le monde de la culture
existe. Paul Ricoeur rappelait que « tout autodidacte est un imposteur
», mais on sait aussi, avec Rogers, qu’on n’apprend bien que ce qu’on
apprend soi-même. Ces deux points de vue structurent le débat éducatif,
entre « l’obstination à enseigner » et le « pouvoir de découvrir »,
avec leurs corollaires négatifs, le forçage et le renoncement… Les
enseignants eux-mêmes oscillent entre le volontarisme et le
renoncement, entre « fais ce que je veux » et « fais ce que tu veux »…
« Faisons ensemble ce que nous pouvons » est toujours particulièrement
difficile à construire…
– la « modernité » est devenue un objet de débat depuis que
nous sommes entrés dans la « crise de la transmission », avec
l’effondrement des grandes idéologies qui « nous font avancer dans le vide »
et nous obligent à inventer nos repères au fur et à mesure que nous
avançons…
P. Meirieu relie la thématique avec l’actualité de la réforme de
l’Ecole à venir, puisque « chaque
génération doit décider de ce qu’elle doit faire de son héritage,
puisqu’aucun testament n’est précédemment écrit ». La
disparition du « monde commun », l’accélération des mutations
technologiques et la montée des individualismes, imposent de revisiter
l’avenir d’un commun à construire, quand les consensus sur le passé
font clivage. « Il faut pour cela
s’attacher à ce qui, dans les cultures qui s’expriment dans nos
différentes professions, fait sens pour l’ensemble d’entre nous, en
explorant ensemble les mêmes questions, avec nos différents regards ».
Antoine
Prost : « Pour pouvoir transmettre, nous réconciler avec nous-mêmes. »
« Si
la transmission se produit à l’image du bâton du relais ou de la
propriété familiale, alors le terme n’est pas adéquat pour ce qui nous
occupe ici ». Au contraire, la transmission de la culture, c’est
l’enrichissement, le partage, sans que l’objet transmis soit ni fixe ni
fini. Pire même, ce qui arrive n’est jamais ce qui est parti : la
retransmission du concert n’a rien à voir avec le concert lui-même…
En tout état de cause, l’appropriation transforme le savoir lui-même.
La transmission dont nous parlons ici, dans une perspective
durkheimienne, c’est de comprendre ce qui permet que l’humanité se
perpétue, entre les générations. Mais il ne faut pas sous-estimer les
transmissions intragénérationnelles, horizontales, qui peuvent être
très importantes.
Historiquement, est-ce que ça a changé ? « Le seul fait que vous vous posiez la
question est un signe d’échec, d’une difficulté, ne serait-ce qu’en
raison de l’accélération de l’histoire, de la langue qui rend parfois
difficile la compréhension… » Avec les usages qui changent, les
mots disparaissent. Beaucoup de ce que les parents pouvaient
transmettre n’a plus d’usage. Les parents ne sont plus sûrs de la
pertinence des conseils ou des modes éducatifs dont ils doivent user. A
chaque instant, la publicité valorise le changement et cherche à
disqualifier le « vieux ». Du coup, le mot « réforme » peut qualifier aussi
bien du mieux ou du pire, avec le « débarrassez-vous de ce qu’on vous a
transmis »… Ce peut être un procédé éminemment déstructeur : « faites-vous plaisir », « vous le valez bien
! » ou « continuer à ronronner en paix »…
Les lieux de la transmission
Les transmissions se sont historiquement
construites dans les lieux de travail : tenir une pelle,
découvrir les signes de la fatigue, utiliser des codes sociaux
adaptés… Dans l’organisation de la production, le novice, l’apprenti,
prenait le temps d’apprendre le métier. Cela n’existe pratiquement plus
aujourd’hui, lorsque l’employeur demande à embaucher des personnes
immédiatement employables, rentables.
Un
autre lieu de la transmission et de cohésion était la famille. Son rôle s’effrite, non pas
parce que les parents démissionneraient (ce qu’aucune étude ne vient
étayer) ou que les pères d’aujourd’hui seraient moins éducatifs, mais
parce que les modes de vie évoluent, avec la généralisation des lieux
de vie séparés, des cantines ou des repas du soir pris chacun devant
ses télés…
Autre
vecteur, les mouvements de jeunesse,
qui ont atteint leur apogée dans les années soixante, qui avaient
réussi à inventer un nouveau mode de transmission horizontal permettant
de transmettre les valeurs idéologiques des uns ou des autres. « C’était le groupe qui devenait éducatif,
avec un projet défini par les adultes ».
Reste le quatrième lieu, l’Ecole,
largement mis en difficulté par les difficultés des autres espaces.
L’Ecole est devenue hégémonique : de 1961 à 2009, le pourcentage de
jeunes qui échappent à son emprise reflue considérablement, que ce soit
pour les plus jeunes ou pour les grands adolescents. « L’Ecole a massivement agrandi son empire,
a prospéré, tout en rétrécissant ses ambitions ». Il faut lire,
explique l’historien, combien les instructions de Jean Zay étaient
éducatives, bien au-delà de la simple transmission des savoirs.
Pourtant, l’Ecole est le lieu d’une imaginaire commun, de conventions
sociales. N’est-elle pas en train de devenir exclusivement le lieu de
la compétition, de l’individualisme et du vae victis ? « Même dans la salle des professeurs,
l’esprit d’équipe ne se retrouve que pour vaincre l’ennemi commun… »
Le problème essentiel lui sembe
qu’aujourd’hui, pas plus qu’hier, l’Ecole ne permet de prendre
conscience de la diversité des milieux sociaux et de leurs
conditions de vie, pas plus qu’elle ne transmet les « valeurs », au sens
universel du terme. Pour transmettre du lien social, il faut dépasser
le communautarismes et chercher à transmettre les « valeurs
universelles », plus difficiles à trouver qu’il n’y parait : celles
qu’il vaut de vivre et de mourir, de dépasser les culpabilités de
l’esclavage ou de la pollution…
Mais cette culpabilité est aussi
destructrice que l’arrogance des colonisateurs. Les « droits de
l’Homme » sont-ils universels ou relatifs ? Du point de vue logique,
l’égalité homme-femme est une valeur, mais nous avons du mal à porter
des jugements moraux sur des sociétés « différentes ». « Il faudrait, comme dit Meirieu,
réinventer l’avenir d’un commun, avec la fierté des grandes choses que
nous pouvons faire, dans nos sociétés de droit. Ce n’est pas si
méprisable, et nous réconcilier avec nous mêmes est de ce point de vue
indispensable. Même si je n’aime pas tout de Péguy, conclut
l’historien, j’aime cette phrase où
il dit qu’une société qui peine à enseigner, c’est une société qui a du
mal à s’enseigner, parce qu’elle ne s’aime pas… »
Cloturant les travaux, la ministre
Pau-Langevin insiste sur le lien qu’elle fait avec les questions
traitées dans la Biennale : « réussir,
c’est articuler le savoir et l’estime de soi. Malgré les trésors
déployés par les enseignants et les personnels d’éducation, la réussite
éducative reste inégalement répartie, et l’origine sociale détermine
trop la réussite. L’Ecole ne comble pas les inégalités, elle les
reproduits. Même les dispositifs d’éducation prioritaire peinent à
combler ces handicaps, lorsque la DEP montre que les écarts entre les
performances ne se réduit pas, voire augmente avec l’âge. Assurer la
réussite éducative de tous, c’est une ambition fondamentale pour une
société comme la nôtre. Nous avons le devoir que les résultats des
élèves s’améliorent. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé
hier le chantier de la refondation de l’Ecole qui devra permettre
d’écouter tout le monde, des spécialistes aux citoyens, mais aussi
d’aider à décider de ce que nous décidons de faire ensemble, avec les
ministères concernés. C’est un chantier exaltant auquel j’invite les
chercheurs à prendre toute leur place. »