Dès les années 1970, l’école s’est préoccupée d’informatique. Il a fallu attendre 2000 pour que cette informatique ne soit proposée à la généralisation à l’école, au collège (B2i obligatoire ?). Alors qu’auparavant elle était soit une option, soit une incitation (hormis pour la défunte section H et surtout l’enseignement professionnel et technique), elle était enfin reconnue comme faisant partie de ce que « chacun ne peut ignorer ». Mais le débat, ouvert depuis les années 1970 et jamais refermé depuis touche à ce qu’il faudrait que les jeunes acquièrent, en particulier à l’école, mais pas seulement. Pas seulement, parce que la plus grande part des usages des objets numériques s’effectue désormais en dehors de la sphère de l’école, avec d’autres buts, d’autres référents que ceux que l’école entend proposer voire imposer. Le B2i a la prétention logique de rapprocher les deux, comme auparavant les APTIC (ateliers de pratiques créés en 1993 en remplacement de l’option) en avaient envisagé la possibilité.
Depuis quelques années le terme numérique s’impose progressivement dans le discours. Le terme informatique a en quelques sortes été enfoui progressivement d’abord sous les objets techniques (technologies de l’information et de la communication) puis plus récemment par le terme numérique. Celui-ci recouvre l’ensemble en désignant en même temps, un fait social total, l’envahissement de notre quotidien par des objets dont le fonctionnement est largement basé sur l’informatique, et en même temps une forme de vie en société modifiée dans de nombreux aspects par la mise en oeuvre de ces objets. Au delà des définitions, le trouble peut venir aussi des hésitations récentes dans la dénomination des enseignements et du champ scientifique de référence : science informatique, science numérique, sciences du numérique… Une recherche rapide sur Internet confirme ce trouble. Il semble bien que ce terme soit aussi un terme valise d’imaginaire : par sa simplicité, numérique renvoie à des zéros et des uns (binaire), pas son effectivité sociale, il est un objet quasiment magique, universel. L’apparition du terme numérique serait peut-être liée à sa dimension englobante, son omniprésence.
Si le développement progressif de l’enseignement « d’informatique et science de numérique » en classe de terminale est en cours, le sens des mots n’en est pas pour autant simplifié, au contraire même, car cette dénomination entretien le flou. Gilles Dowek proposait en 2011 (colloque Didapro) comme fondement de cet enseignement quatre concepts : algorithme, machine, langage et information. Il reprenait en cela les concepts déjà énoncés au début des années 1970 par les scientifiques qui travaillaient dans ce champ. Bizarrement le terme numérique n’apparaît pas dans son texte, signifiant en cela une orientation précise dans cet enseignement. En d’autres termes il y aurait une science informatique et non pas numérique, même si pour Gérard Berry il y a bien des sciences du numérique comme son poste au collège de France semblait l’indiquer avant qu’il ne s’intitule : Algorithmes, machines et langages (http://www.college-de-france.fr/site/gerard-berry/ consulté le 5/10/2013). On peut constater qu’ici, outre l’absence du terme numérique, le terme information n’apparaît pas.
Dans les usages courants en éducation, et au delà, le terme numérique s’impose et renvoie progressivement les acronymes TIC et autres TUIC ou TICE, au rang des souvenirs. Quel sens peut-on donner à cette évolution et à ces questions de définition ? Quelles conséquences pour l’éducation ? Si l’on reprend notre proposition de situer le terme numérique comme un englobant d’une science, de techniques, d’usages, de culture et d’imaginaire, alors nous nous retrouvons devant un objet complexe, ce terme étant pris au sens auquel Edgar Morin nous invite à le définir. Si nous associons numérique et éducation, nous rapprochons alors deux termes dont la complexité est de même niveau. Or numérique et éducation sont en train d’entrer réellement en collision et les prises de conscience sont nombreuses en ce moment. On peut penser que l’utilisation de ce terme est le révélateur d’une angoisse qui monte, angoisse ontologique probablement, en tout cas existentielle.
Enseigner dans un monde numérique ce serait donc prendre en compte ces cinq niveaux. Cela invite donc le monde de l’éducation (pas seulement limité au monde scolaire) à penser chacun de ces cinq niveaux dans une perspective complémentaire des autres.
– Sur un plan scientifique, il s’agit de prendre en compte le fait binaire (ce qui est la norme pour l’instant) et ses développements dans les domaines proposés (algorithmes, langages, machines, information).
– Sur un plan technique, on est obligé d’analyser l’insertion, l’incarnation du fait informatique dans des objets matériels et logiciels qui nous environnent et nous guident (affordance, intention, contraintes).
– Sur le plan des usages, le travail à accomplir vise à situer les manières de faire pour leur donner sens et orientation dans un contexte de discernement.
– Sur un plan culturel, l’éducation suppose un travail du minuscule et du majuscule. Minuscule pour mesurer l’appropriation, l’acculturation de soi à cet environnement, majuscule pour articuler usages individuels et usages collectifs.
– Enfin sur un plan imaginaire, le travail collectif à accomplir est de déceler, d’expliciter ce qui construit les représentations sociales, les faits durer dans le temps et les érige parfois en mythe, voire en religion.
Ce que nous proposons comme axe de réflexion et d’action autour du terme numérique nous semble fondamental. Les cinq niveaux sont en interaction et ne peuvent être séparés les uns des autres. Il faut rappeler ici que le numérique émerge dans une société qui se reconstruit après la première moitié du 20è siècle qui a été catastrophique pour les peuples. Il est donc un compagnon de l’émergence d’une nouvelle société qui va, après la seconde guerre mondiale, prendre acte d’un échec majeur du modèle construit depuis plusieurs siècles (cf. le propos de Michel Serres sur ce contexte). Il est le compagnon d’une nouvelle forme de vivre ensemble à l’échelle mondiale : les nouvelles proximités permises par les technologies du numérique ont changé la forme du monde. L’éducation, en particulier académique, issue de ces modèles anciens, ne peut éviter la remise en question. Celle-ci continue de monter, mais pour l’instant, les barrières face au numérique résistent. Pour combien de temps encore ?
Bruno Devauchelle