Par François Jarraud
A la mi-avril, les Assises de l’éducation et de la formation numériques ont réussi à réunir plus de 400 acteurs de l’Ecole, enseignants, chefs d’établissement, formateurs, chercheurs, entreprise, collectivités locales, cadres de l’administration de l’Ecole. Ce succès est le résultat de la vague levée par le rapport Fourgous. Mais il témoigne de l’intérêt du système éducatif pas seulement pour le numérique mais aussi pour sa transformation. Car c’est bien cela l’enjeu du saut numérique…
- Jeudi 15 avril : Quelles ressources numériques pour et dans la classe ?
- Vendredi 16 avril : Un bilan en guise d’ouverture
- Conclusion : La France peut-elle rester à l’écart de la révolution de l’éducation mondiale ?
- Quelle efficacité pour le numérique ? L’étude de Jean Heutte
- L’école sera numérique ou s’épuisera
Peut-on réunir sur une question tous les acteurs de l’Ecole ? Oui s’il s’agit du numérique. C’est sans doute le principal enseignement des Assises nationales de l’éducation et de la formation numériques. Pendant deux jours, les 15 et 16 avril, les Assises ont réuni à la Cité des sciences de Paris, plus de 400 acteurs de l’Ecole, faisant de cet événement un rendez-vous majeur qui, d’ailleurs, va être pérennisé.
Il y avait là des enseignants bien sûr, des chercheurs, mais aussi des chefs d’établissement, des formateurs, des associations, des syndicalistes, des représentants des parents d ‘élèves, des chefs d’entreprise et des politiques. Au premier plan, Jean-Michel Fourgous et Benoît Loutrel, directeur des programmes Economie numérique au Commissariat général à l’investissement.
Tous réunis pour échanger sur les apports du numérique à l’éducation et à la formation. Tous aussi, il faut le dire, en attente de deux opportunités pour l’Ecole : le plan Chatel pour l’Ecole numérique, suite au rapport Fourgous.
Impossible pour le Café d’assister à toutes les rencontres de cet événement. Nous avons suivi les ateliers scolaires et, bien sûr, le final de l’événement. A vous de juger si ces Assises sont porteuses d’avenir pour l’Ecole.
Jeudi 15 avril : Quelles ressources numériques pour et dans la classe ?
Quels sont les besoins des acteurs de terrain en termes de ressources numériques ? Peut-on en déduire un modèle éditorial ? Ces ressources changent-elles la pédagogie ? Pour qui sont-elles le plus efficaces ? Les échanges autour de ces questions devraient induire quelques recommandations.
Dans l’atelier ressources numériques, animé par Thierry de Vulpillières (Microsoft) et Jean-Marc Merriaux (France Télévision), ce sont les utilisateurs qui ont initié la discussion.
Pour Gilles Moindrot, secrétaire national du SNUipp, la situation dans le 1er degré est assez hétérogène et d’ailleurs pas très bien connue du ministère. Si la plan d’équipement lié au dispositif Ecole numérique rural a donné un coup d’accélérateur, ce n’est pas pour autant que les TICE sont partout facteur de changement. Malgré l’engagement personnel important des enseignants, il est absolument nécessaire de consentir un effort important de formation, tant initiale que continue.
Fabienne Saint-Germain, professeur d’histoire et de géographie dans un collège des Landes, reconnaît bénéficier d’une situation exceptionnelle aussi bien pour les équipements que pour les ressources (portables individuels des élèves de 4ème et 3ème, projection dans toutes les salles, manuels numériques). Elle estime cependant que les manuels ne sont pas encore assez enrichis et qu’il faudrait développer des ressources audio et vidéo nouvelles chaque année, adaptées à des outils de plus en plus nomades et à des handicaps spécifiques des élèves.
Pour Patricia Humann, de l’Unaf, beaucoup de problématiques éducatives témoignent de la distance famille école. Mais le travail en commun peut entraîner de nombreuses avancées. Les ressources numériques offrent un sujet intéressant pour une telle collaboration car elles peuvent faciliter la communication et apporter une motivation aux élèves.
Les éditeurs présents (Didier, Nathan, Hachette, Jériko) estiment avoir une idée assez précise des désirs des enseignants, mais se trouvent confrontés à un modèle de production. Faut-il aller vers des ressources plus interactives et plus fines évoluant plus rapidement, destinées à des publics plus restreints, ou conserver un public large avec un fonds commun nécessairement moins évolutif ? Pour ajouter encore à la difficulté, les pratiques des enseignants sont très différentes selon leur niveau d’utilisation des outils numériques, notamment le TNI. Même s’ils sont très conscients de la nécessité d’offrir davantage de services personnalisés, les éditeurs restent très attachés au principe du manuel scénarisé, garantissant une cohérence pédagogique. Le lien avec les ENT va-t-il bouleverser ces représentations ?
Les 40 ans d’expérience dans le domaine de l’informatique de Bernard Cornu, directeur de l’innovation au CNED, lui font poser la question de ce qui a vraiment changé. On a numérisé le tableau, la craie, les manuels, mais cela a peu changé l’école en profondeur. Sur quels axiomes devraient se fonder des politiques éducatives efficaces ? Est-il raisonnable de laisser les élèves se confronter seuls aux apprentissages alors que le travail est de plus en plus en collaboration ?
Le numérique représente un changement de fond dans la société, affirme le délégué de Renaissance numérique, une association « focalisant ses réflexions et ses actions sur la réduction des fractures numériques ». On est dans une phase où la transmission des savoirs n’est plus seulement descendante : les grands apprennent aussi des petits.
Pour Jean-François Cerisier, directeur d’une unité de recherche à l’université de Poitiers, Il faut introduire dans la boucle de définition des ressources tous les acteurs, enseignants, élèves, parents, éditeurs, … en donnant à chacun sa place et en capitalisant les expériences. Les utilisateurs souhaitent disposer de ressources à haute valeur ajoutée : il serait donc efficace d’identifier les situations dans lesquelles elles seront le plus utiles, notamment pour certaines difficultés comme la dyspraxie.
Elena Pasquinelli, du groupe Compas, de l’ENS, estime que le numérique facilite la décentralisation de l’école, mais que son développement doit s’accompagner de protocoles précis d’évaluation, avec des batteries de tests rigoureux, et de partage, avec des espaces de diffusion de bonne pratiques.
Claudio Cimelli, conseiller TICE du recteur de Créteil décrit brièvement deux des expérimentations dans lesquelles est engagée l’académie. La mise ne place de collèges numériques, bénéficiant d’équipements, de contenus et d’outils comme l’ENT, montre la nécessité d’un projet animé par la plus large partie de l’équipe éducative, si l’on veut que les enseignants s’approprient les ressources et que les élèves puissent bénéficier d’un enseignement où elles soient intégrées. De même l’utilisation du jeu sérieux est une façon d’aborder différemment les modalités d’apprentissage, en donnant aux élèves un rôle actif, qui stimule en même temps leur réflexion.
Jean Denis, DGESCO, estime que le rôle de l’école n’est plus de former des citoyens pour l’état, mais des citoyens de l’état. Pour les 12 millions d’élèves, le ministère ne peut qu’avoir un rôle de prescripteur de contenus. C’est ensuite aux acteurs de terrain qu’appartient concrètement la définition de la transmission des savoirs.
Pour Gilles Braun, de la SDTICE, qui doit d’ailleurs prochainement être intégrée dans la DGESCO, les produits numériques diffusés doivent d’abord être bien adaptés aux supports, TNI ou outils nomades. Les manuels numériques et les parcours pédagogiques doivent être davantage pensés en direction des élèves. La réflexion sur le soutien personnalisé est à poursuivre avec sans doute l’élaboration de plates-formes internes à l’établissement.
Malgré les avancées technologiques en termes d’animation ou d’élaboration de jeux sérieux, les fondements pédagogiques ne sont pas assez présents. L’apport pédagogique du 3D n’est pas souvent justifié, et les éléments qui pourraient faire d’un jeu sérieux un bon outil pédagogique comme l’utilisation de stratégies variées ou des passages de niveaux sont peu fréquents.
Vendredi 16 avril : Un bilan en guise d’ouverture
La journée du 16 avril a été marquée par deux ateliers scolaires, sur les pratiques du numérique dans la classe et l’évaluation et les usages, et par la table ronde finale des Assises.
Les pratiques du numérique dans la classe
Un équipement exponentiel. Pour Jean Bravin, chargé de la prospective e-enseignement au Conseil régional d’Ile-de-France et Pierre Marin, Conseil général de Seine-Saint-Denis, la demande de matériel numérique dans les établissements est « exponentielle ». L’Ile-de-France finance 150 000 ordinateurs dans es 471 lycées. Elle doit maintenant faire face aux demandes de tableaux blancs interactifs (TBI) et atteindre un seuil de 6 TBI par établissement. Elle a lancé Lilie, un espace numérique de travail (ENT),qui va relier enseignants, administration de l’éducation, parents et élèves. Avec des moyens plus modestes, le Conseil général de Seine-Saint-Denis équipe se s120 collèges. Concrètement la demande exponentielle l’amène à prévoir deux salles informatiques dans chaque collège, avec davantage de postes. Le département s’est aussi lancé dans une politique d’équipement des familles en proposant des portables pour ses collégiens à un prix variable selon les revenus des parents. La fracture numérique est en voie de disparition : 90% des ménages avec enfants en Zone Urbaine Sensible sont équipées d’un ordinateur. Pour les collectivités locales et les autres participants deux problèmes se posent.
Une maintenance insuffisante. D’abord la maintenance. L’Etat n’affecte pas à la maintenance les moyens nécessaires mais ne veut pas officiellement la déléguer aux collectivités locales. Dans le 93 on est passé de 19 emplois de gestionnaires de réseaux éducatifs à 2 depuis 2000 ! Tant que le partage des tâches entre Etat et collectivité locale ne sera pas résolu il n’y aura pas de solution durable à cette question. Concrètement c’est un problème de financement.
Le second problème c’est la formation des enseignants. Les collectivités locales se plaignent de sa pénurie. Cyril Michau, prof de maths dans un collège du 93; souligne « un manque cruel ». Il faudrait une formation au plus près, dans l’établissement. Pour Guy Touzé, du Sgen Cfdt, les enseignants « se sont autoformés ». Les évolutions actuelles de la formation des enseignants ne sont pas rassurantes. Mme Dupuis, représentant la FCPE, se plaint du manque de formation des élèves aux usages sociaux d’internet.
L’espoir porté par les ENT. Les ENT apparaissent comme un moyen d’améliorer les pratiques enseignantes en favorisant leur collaboration. Si les TBI permettent aussi bien le maintien de pratiques pédagogiques traditionnelles que l’innovation, l’ENT met de la communication dans le système éducatif. L’inquiétude est plutôt du coté des parents qui craignent que l’ENT renforce la communication unilatérale dans l’éducation nationale. Pour Emmanuel Vandroux, chef d’établissement (ND de Grandchamps, Versailles), l’ENT peut renforcer la communauté éducative et améliorer les liens entre parents et établissement. Mais il faut un effort de formation de tous, y compris des enseignants. Le CG 93 a entamé par exemple une formation des parents via les EPN.
La perche est donc tendue du côté de l’Etat : arrivera-t-il à mettre en place une formation des enseignants satisfaisante ? Soutiendra-t-il la maintenance comme elle devrait l’être ? Son engagement est nécessaire pour une généralisation des pratiques numériques et pour leur évolution vers un enseignement plus personnalisé. C’est l’attente des acteurs et des 80 personnes participant à cet atelier.
L’évaluation et les usages
Qui peut mieux parler des usages que Pierre-Louis Ghavam, chef du service des TIC au Conseil général des Landes et, à ce titre, animateur d’une expérience unique : le prêt à tous les collégiens d’un ordinateur portable. L’opération, lancée en 2001, a été poursuivie avec ténacité. Elle a été évaluée et permet donc d’avoir une vision unique sur les effets d’une arrivée massive de matériel. Dans les Landes, plus de la moitié (57%) des enseignants utilisent l’ordinateur en classe et près de 40% le font utiliser par leurs élèves. Les postures pédagogiques sont donc restées souvent traditionnelles, misant plus sur le frontal que sur l’autonomie des élèves. Les disciplines sont diversement impliquées. Plus une discipline a un rang élevé dans la hiérarchie disciplinaire, moins les enseignants utilisent l’informatique. Ainsi c’est en maths et français qu’il y a le moins d’enseignants utilisateurs et en musique qu’il y en a le plus.
La question de la formation des enseignants est réapparue dans cet atelier. PL Ghavam souligne son manque. Du coup les enseignants tâtonnent dans leurs pratiques. François Villemonteix, inspecteur et ctice adjoint à Créteil, souligne le rôle de l’inspection.
La question hiérarchique est en effet posée. On l’a vu à travers la hiérarchie des disciplines. Malik Khaneboubi (Paris Descartes), un chercheur qui a travaillé sur les Landes et l’Oise, souligne l’accueil différent fait par les IPR et l’encadrement en général. Il n’est pas toujours favorable aux TICE. Ils défendent parfois la tradition disciplinaire. Du coup les usages sont souvent en continuité avec les pratiques scolaires précédentes. On fait peu de recherche sur internet en maths. On utilise peu le traitement de texte en français.
C’est aussi l’efficacité des Tice qui est interrogée. F Jarraud (Café pédagogique) peut souligner les apports des travaux de Jean Heutte pour montrer le lien entre l’habituation aux tice et les résultats scolaires. D’ailleurs les usages sont plus répandus au primaire qu’au secondaire. Eric Bruillard, ENS Cachan, souligne la difficulté à évaluer les résultats des usages tice. Des études devraient être menées.
Un point important est soulevé par F Villemonteix : le caractère peu réversible des usages. Quand un enseignant a intégré les tice à sa pratique, il ne revient plus en arrière.
Conclusion : La France à l’écart de la révolution de l’éducation mondiale ?
La dernière après-midi réunissait tous les participants pour faire le point sur le numérique éducatif en France et ses perspectives.
Pourquoi faire le saut du numérique ?
Il revenait à Marc Giget, titulaire de la chaire d’économie de l’innovation du Cnam, de montrer l’impact du numérique sur le développement de l’éducation dans le monde. Ainsi le développement des télévisions éducatives : 235 chaînes en 2000, environ 2 000 en 2009. L’Inde est en train de relier via un réseau satellite et fibre optique 54 pays d’Afrique à ses propres émissions de télé-éducation et télé-médecine. La Chine avec CCRTVU a ouvert la plus grande cyber université du monde : 2,3 millions d’étudiants encadrés par 100 000 enseignants. Le pays est devenu le plus grand producteurs d’ingénieurs avec 800 000 ingénieurs formés en 2005 contre 120 000 aux Etats-Unis. Même rapporté au nombre d’habitants cela fait 61 pour 100 000 habitants contre 41 aux Etats-Unis (et 44 en France).
2010 un moment charnière pour le numérique éducatif
La table ronde finale réunissait des décideurs: Benoît Loutrel, directeur des programmes Economie numérique au Commissariat général à l’investissement, Renaud Fabre, Délégué à l’éducation et à l’enseignement supérieur à l’Association des régions de France, Christian Forestier, directeur du CNAM et Jean-Michel Fourgous, auteur du rapport sur le numérique à l’Ecole.
2,5 milliards pour les contenus innovants. Benoît Loutrel gère une partie de l’argent du Grand emprunt. Sur les 35 milliards d’euros levés pour cet emprunt, 4,5 milliards sont réservés à l’économie numérique dont 2 pour les réseaux. 2,5 milliards pour les contenus innovants seront utilisés pour traiter 9 thèmes : le cloud computing, les contenus numériques, les techniques à la base du numérique, les réseaux électriques intelligents et le smartgrid, l’e-santé, la sécurité de sréseaux, le transport intelligent, la ville numérique et l’e education. Il y aura environ 750 millions pour les contenus numériques et l’éducation. Le Commissariat lancera en mai une consultation publique.
L’école numérique doit être une priorité. Pour Jean-Michel Fourgous l’intégration du numérique à l’Ecole est une priorité pour que le pays puisse faire face à la compétition internationale. Une vingtaine d’études montrent que les TIC soutiennent la motivation et lutent contre l’échec scolaire. Avec fougue, il estime que les TIC vont aussi influer sur les pratiques pédagogiques; les faire évoluer vers la pédagogie de projet et donc mieux adapter l’école à son public, mieux individualiser les formations. La révolution numérique sera aussi celle du management de l’éducation nationale. « Que veut dire « inspecter » par exemple » s’étonne JM Fourgous, « pour gérer du personnel ? ». Il faut encourager le travail collaboratif et transformer en profondeur l’éducation nationale. Lui-même va s’investir dans un projet de laboratoire de recherches pédagogiques numériques dans les Yvelines.
Pour l’ARF, Renaud Fabre a rappelé la nécessité de mobiliser tous les acteurs, y compris les collectivités locales, dans cette transformation de l’Ecole, à travers des partenariats nationaux et locaux structurés.
Christian Forestier se déclare « en phase avec JM Fourgous » et appelle aussi à « un plan d’action coordonné ».
A la question, posée par JM Labalt, UPMC, de la formation des enseignants, JM Fourgous répond qu’il demande que 20% des crédits de formation soit réservés à la formation aux TIC. « L’essentiel ce n’est pas la matériel. C’est la culture numérique… Il faut que le talent des enseignants innovants soit reconnu ». Voilà qui ne pouvait que rejoindre le travail du Café…
Des Assises pérennisées
En clôture, Henri Verdier, président de Cap Digital, annonçait la pérennisation de ces Assises. Les actes devraient être mis en ligne et publiés très prochainement.
De cet événement unique qui a réuni les principaux acteurs de l’éducation et de la formation, il attend également des propositions pour l’appel publique du Commissariat général à l’investissement.
C’est cet appel d’offres et le plan Chatel pour l’Ecole numérique, tous deux attendus en mai 2010, qui pourraient maintenant accélérer cette entrée de l’école française dans le numérique.
Liens
Le site des Assises
http://digitallyours.fr/assises-de-la-communaute-education-e[…]
Sur le rapport Fourgous
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/1[…]
Quelle efficacité pour le numérique ? L’étude de Jean Heutte
Par Jean Heutte
Comme il n’existe pas de déterminisme pédagogique des technologies numériques, la maîtrise réfléchie de leur usage, selon les attendus du C2i n°2 « enseignant », ne peut se concevoir sans des dispositifs d’accompagnement et de formation de l’ensemble des acteurs (1) s’appuyant sur des compétences et des connaissances éprouvées, mêlant astucieusement des exemples de pratiques pédagogiques éclairées par les avancées de la recherche scientifique concernant l’apport du numérique dans les actes d’enseignement/apprentissage.
L’idée que l’apprentissage serait facilité par le numérique est souvent admise comme une évidence. Pourtant, même au niveau international, il existe très peu d’études scientifiques rigoureuses concernant l’impact du numérique sur les apprentissages scolaires.
Nous revenons sur l’un des articles de Jean Heutte (2) car, à notre connaissance, cette recherche scientifique (respectant les principes méthodologiques issus de la démarche expérimentale ) (3) est l’une des rares (4) concernant l’impact de ces technologies sur les résultats des élèves (5) . De plus, il semble bien qu’elle soit la première (et la seule) en France concernant l’école primaire. Malgré sa parution tardive (entre temps, Jean Heutte avait changé d’objets de recherche et de ce fait tardé à soumettre cet article…), c’est très certainement ce caractère unique qui en fait tout l’intérêt au moment où le ministre va annoncer son « plan numérique à l’école ».
Les principaux résultats remarquables de l’étude
Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe réussissent significativement un meilleur apprentissage à long terme et ce indépendamment du type de support.
Si effectivement nous constatons que pour des élèves de CM2, l’habituation à l’usage du numérique à l’école améliore la qualité de l’apprentissage à long terme à partir d’un texte descriptif épistémique (souvent appelé « texte documentaire »), nous ne pouvons affirmer que c’est sur le support électronique que ces élèves sont le plus performants.
Dans cette étude, le fait que les élèves réalisent souvent un meilleur apprentissage sur support papier peut, somme toute, être perçu comme quelque chose de rassurant : en introduisant massivement le numérique dans les enseignements, nous ne transformons pas les élèves en créatures particulières, nous leur permettons même plutôt d’améliorer des performances scolaires tout à fait classiques.
Les élèves habitués à l’usage du numérique en classe comprennent plus vite et mieux ce qu’ils lisent.
La vitesse de lecture des documents au format hypertexte acquise par les élèves habitués à l’usage du numérique est impressionnante (+ 30%). De plus, il semble que cette vitesse de lecture ne soit pas préjudiciable aux performances des élèves. Cela confirme qu’il s’agit réellement d’un nouveau mode de lecture sélective (la navigation efficace s’apprend) ; les textes descriptifs épistémiques sont les plus adaptés à ce type de lecture ; les compétences acquises dans ces systèmes peuvent faire progresser les capacités de lecture en général.
Les connaissances et les résultats scolaires ont significativement progressé pour les élèves habitués à l’usage du numérique.
Globalement, le niveau scolaire des élèves habitués à l’usage du numérique en classe a significativement progressé au cours du cycle 3 de l’école primaire, ce qui est favorable à la prédiction d’une bonne réussite scolaire au collège. De plus, dans cette étude, la progression des élèves faibles en début de cycle (entrée au CE2) ayant régulièrement bénéficié d’un environnement numérique est remarquable (+34,3%).
À l’entrée en 6e, l’amélioration du niveau scolaire des élèves s’observe de façon significative dans tous les domaines du français (+ 18,4 %). Cette amélioration est moins élevée en mathématiques (+ 16,7 %), où la plus grande progression des résultats des élèves s’observe surtout dans le domaine du traitement de l’information. Cela confirme bien que l’habituation à l’usage du numérique à l’école primaire améliore globalement la qualité de lecture des élèves dans les activités qui demande prioritairement de retrouver ou de comprendre de l’information.
ENSEMBLE DES ITEMS DE FRANÇAIS |
|
: significatif |
|
|||||||||||
F1 Comprendre un texte |
|
|
: significatif |
|
||||||||||
F2 Maîtriser outils de la langue |
|
: significatif |
|
|||||||||||
F3 Produire un texte |
|
: significatif |
|
|||||||||||
|
|
|
|
|
|
|
|
|||||||
|
|
F Total |
F1 |
F2 |
F3 |
|
|
|
||||||
|
75 Habitués TIC |
64,45 |
66,93 |
58,02 |
63,96 |
|
|
|
||||||
|
367 Témoins |
54,45 |
58,92 |
49,97 |
54,39 |
|
|
|
||||||
|
Progrès Cycle 3 |
+18,4 % |
+13,6 % |
+16,1 % |
+15,2 % |
|
|
|
||||||
|
|
|
|
|
|
|
|
|||||||
|
ENSEMBLE DES ITEMS DE MATHéMATIQUES |
: significatif |
|
|||||||||||
|
M1 Numérotation/Ecriture nombres |
|
: significatif |
|
||||||||||
|
M2 Problèmes numériques |
|
|
: significatif |
|
|||||||||
|
M3 Traitement de l’information |
|
: significatif |
|
||||||||||
|
M4 Traitements opératoires |
|
: significatif |
|
||||||||||
|
M5 Travaux géométriques |
|
|
|
: non significatif |
|
||||||||
|
|
|
|
|
|
|
|
|
||||||
|
|
M Total |
M1 |
M2 |
M3 |
M4 |
M5 |
|||||||
|
75 Habitués TIC |
62,90 |
65,57 |
61,55 |
58,97 |
68,22 |
54,60 |
|||||||
|
367 Témoins |
53,90 |
54,52 |
52,77 |
50,06 |
60,64 |
50,52 |
|||||||
|
Progrès Cycle 3 |
+ 16,7% |
+ 12,3% |
+ 16,7% |
+17,8% |
+12,5% |
+ 8,1% |
|||||||
Allegro moderato
Quoi qu’il en soit, il convient d’être prudent sur les effets mis en évidence.
Nous ne pouvons affirmer que seule l’habituation à l’usage du numérique en classe est responsable de tous les effets constatés (ou supposés). Ainsi, cette étude fait-elle ressortir, qu’en tant que tels, ni le support électronique, ni le format hypertexte ne sont intrinsèquement plus favorables à l’apprentissage. Ils ne peuvent donc à eux seuls expliquer par exemple la qualité de la mémoire encyclopédique scolaire des élèves. Il est indéniable que ce support et ce format (notamment via le réseau Internet) mettent l’information à disposition des élèves dans des conditions inégalées, si on les compare avec des supports et des formats plus traditionnels (cahiers, livres, tableau noir, globe terrestre…). C’est vraisemblablement cette disponibilité qui permet aux élèves de fréquenter, de façon autonome, beaucoup plus d’écrits descriptifs épistémiques (ce qui favorise la mémoire lexicale) et ce, bien souvent, juste au moment où ils en ont besoin (ce qui favorise la mémoire sémantique).
Le fait que cette étude mette en évidence que les supports de lecture numériques ne sont en tant que tels favorables à l’apprentissage (alors que le niveau scolaire des élèves a significativement progressé), renforce notre sentiment que c’est dans l’Écrire (encore plus que dans le Lire) que les outils numériques révolutionnent les activités intellectuelles : dans la mesure où ils mettent à disposition de l’élève des outils simples et performants pour qu’il objective du mieux qu’il peut, sa pensée. En permettant, par exemple, de dissocier les difficultés liées à la production écrite de celles liées à la calligraphie, ces outils facilitent la révision de texte (réécriture, re-formulation), tout en permettant à l’élève d’avoir un travail toujours propre (ce qui est très valorisant et surtout facilite la relecture). Véritable « pâte à penser par écrit », les outils de production numérique permettent de « modeler » les concepts (de reformuler les connaissances avec ses propres mots, ce qui est vraisemblablement le meilleur indicateur de la construction d’un savoir), en affinant progressivement par tâtonnement (essais-erreurs), d’en tester la pertinence auprès des autres (pairs et/ou experts), en n’ayant plus l’angoisse de devoir recopier l’intégralité du texte à chaque révision. L’indispensable fonction « Enregistrer sous… » renforce avec merveille le pouvoir penser par écrit, si cher à Voltaire : elle permet de garder toutes les étapes de cette construction, d’en conserver la chronologie. Cela donne la mobilité psychique et mentale de faire des choix dialectiques : il sera possible à tout moment de faire machine arrière pour repartir dans une autre direction, à partir d’une étape précédente. Cela multiplie les occasions de toujours mieux apprendre et surtout de mieux se faire comprendre : si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (faire comprendre, être compris…) peut être totalement jubilatoire.
Cette étude met donc bien en évidence que l’usage du numérique en classe participe à une amélioration des résultats scolaires des élèves de l’école primaire.
Cependant, bien d’autres variables sont à prendre en compte. Sans entrer dans le détail, nous nous contenterons d’émettre l’hypothèse que l’usage du numérique objective (rend encore plus « violemment » visible) certains aspects qui étaient souvent (volontairement ou non) masqués. Si les technologies numériques ne sont a priori pas intrinsèquement porteuses de nouvelles conceptions pédagogiques, elles en renforcent vraisemblablement les effets (positifs ou négatifs) sur l’apprentissage. Ainsi, sans en être la cause, elles rendent les inégalités intellectuelles encore plus visibles et, si l’on n’y prête garde, elles en aggraveront les conséquences. Celles-ci nous forcent donc à repenser la question de l’efficacité du système éducatif. Pour les professionnels de l’éducation, se contenter de garantir l’accès aux TIC à chacun ne peut être suffisant : l’urgence citoyenne consiste à rechercher comment l’école pourra instrumenter chaque enfant afin qu’il acquière les compétences nécessaires pour construire ses savoirs à l’aide des technologies numériques.
Pour cela, en sus des efforts concernant les infrastructures, services et ressources numériques, l’institution devra certainement réviser ses méthodes et ses dispositifs (de pilotage, d’accompagnement, de formation) pour tenter d’être en phase avec les exigences de la société de la connaissance, afin de permettre à l’ensemble de ses personnels (enseignants, formateurs et personnels d’encadrement) de connaître et surtout de maîtriser les gestes professionnels, notamment ceux liés aux compétences du C2i n°2 « enseignant » (C2i2e), dont l’efficacité se trouverait renforcée par l’usage des technologies numériques éducatives.
Jean Heutte
Actuellement :
– Directeur des technologies de l’information et de la communication de l’IUFM Nord – Pas de Calais, Université d’Artois, PRES Lille – Nord de France.
– Doctorant au Centre de recherche éducation formation (Cref – EA 1589), Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense (Paris X).
– Correspondant du programme « culture numérique, TIC et éducation » (CNTE) de l’INRP.
Après s’être intéressé à l’impact des TIC sur l’apprentissage, Jean Heutte concentre actuellement ses recherches concernant l’impact des réseaux numériques sur le management des organisations (depuis 2002), le sentiment d’efficacité collective (depuis 2004), les conditions de travail et de formation (depuis 2007).
Notes :
1 Tous les acteurs : enseignants, formateurs et personnels d’encadrement, en formation initiale comme en formation continue…
2 Heutte J. (2008) « Influence de l’habituation à l’usage de l’outil informatique sur l’apprentissage et les résultats scolaires d’élèves du cycles 3 de l’école primaire » – SPIRAL-e 2008 (31-47) : http://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article845
3 Méthodologie qui consiste à comparer les résultats d’un groupe test à celui d’un groupe témoin, avec contrôle de variables et répartition aléatoire des sujets.
4 En septembre 2006, sur les 32 études ayant passé le filtre de la What Works Clearinghouse, chargée par le gouvernement des Etats-Unis de constituer une source fiable regroupant des preuves scientifiques de « ce qui marche en éducation », seules 8 d’entre elles ont été jugées comme apportant la preuve d’un effet « positif » ou « potentiellement positif » des TIC… (Education Week, 27 septembre 2006, cité par Chaptal, 2007). Celle-ci pourrait donc être la 9e…
5 Élèves de CM2 très habitués à l’usage du numérique, puisque, pour toutes les activités en classe, chacun disposait en permanence d’un ordinateur à portée de la main depuis plusieurs mois et dont les enseignants utilisent massivement les TICE dans leurs enseignements depuis plusieurs années.
Plus d’information sur son « bac à sable » http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article4, notamment :
Quand une technologie rassurante renforce le sentiment d’efficacité personnelle et le plaisir d’enseigner (Heutte & Tempez, 2008)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article113
Le burnout institutionnel : un chaos psychologique qui altère la créativité de tous les acteurs du système éducatif (Heutte, 2007)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article82
Homo sapiens retiolus ? Plaidoyer pour un néologisme… (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article44
Piloter l’innovation « de l’intérieur ». (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article72
TIC, éthique et management : empowerment et énovation. (Heutte, 2005)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article46
Hypernaute : former différemment (Heutte, 2002)
http://jean.heutte.free.fr/spip.php?article74
L’école sera numérique ou s’épuisera
Pourquoi faut-il souhaiter ce saut dans le numérique ? Suite aux Assises de l’éducation et de la formation numériques et, sans doute, sous l’influence du dynamisme impulsé par Jean Michel Fourgous, mais aussi en réaction à une tribune du Figaro, nous essayons d’expliquer pourquoi défendre les principes que l’on attribue à l’école de Jules Ferry c’est justement changer cette école.
L’école sera numérique parce qu’elle doit être plus efficace. C’est-à-dire capable de hisser un pourcentage supérieur de la jeunesse vers des études supérieures longues. Rappelons parmi les particularités du système éducatif français son taux croissant d’échec en lecture et en maths (22% d’élèves mauvais lecteurs dans Pisa 2006), son nombre important de jeunes quittant l’école sans qualification reconnue (130 000), son faible taux d’accès aux études supérieures longues (64%). Ces taux ont évidemment un lien dialectique. Ces mauvais résultats auront un impact économique croissant face à des pays qui peuvent entrer dans la compétition mondiale parce qu’ils ont la main d »œuvre compétente pour le faire. L’OCDE a pu calculer la plus value apportée par des études supérieures à l’intéressé mais aussi à l’ensemble de la société. Le même calcul existe pour les jeunes non diplômés. Si l’école n’est pas à même de produire les travailleurs qualifiés nécessaires au développement économique durable, nous ne pourrons même plus financer l’école traditionnelle.
Le numérique est-il à même de relever le défi de la transmission du savoir ? Sans doute pas à n’importe quelle condition. Mais il permet de lutter contre le décrochage et donc de faciliter la démocratisation de l’enseignement, qui est le vrai enjeu de ce début de siècle. L’étude de Jean Heutte montre l’efficacité des technologies de l’information et de la communication pour progresser scolairement : les élèves habitués à utiliser les tic ont de meilleurs résultats et particulièrement sur des items qui commandent la suite des études, comme la lecture et l’écriture. Le numérique favorise aussi le travail collaboratif des enseignants et là aussi cela se répercute sur le niveau des élèves.
Le numérique est aussi le langage de la jeunesse actuelle, son univers. Il y a des régimes pour persévérer à enseigner dans une langue étrangère à celle de la jeunesse. C’est d’ailleurs ce que faisait l’école de Jules Ferry et ce n’est pas pour rien dans son échec. A moins de se désintéresser des jeunes, il est vital si l’on veut démocratiser l’enseignement, c’est-à-dire amener les enfants des milieux défavorisés vers l’éducation, de créer des passerelles entre l’école et son environnement.
Le numérique est aussi le langage de la culture. Toute la culture contemporaine, même les tribunes journalistiques, est numérisée. La question pour l’école c’est justement de donner à tous les enfants les clés pour pouvoir accéder à ces outils culturels et en tirer parti. Refuser le numérique c’est simplement ne pas donner aux jeunes les moyens d’accéder de façon efficace et critique à la culture. C’est les enfermer dans une culture scolaire qui souvent s’éloigne rapidement de la culture savante. Faire de la géographie aujourd’hui ce n’est pas apprendre la carte du Vidal c’est savoir utiliser un SIG ou décrypter une image satellitale. Si la culture scolaire ne peut pas être la culture savante ou même la culture professionnelle, elle doit s’en rapprocher. Là encore on sait comment l’école de Jules Ferry construisit des disciplines et des savoirs disciplinaires souvent fort éloignés des savoirs savants.
Le numérique peut-il assurer la formation morale des jeunes ? A lui seul certainement pas. Mais il les expose justement à la nécessité d’une éducation non seulement citoyenne mais aussi des usages sociaux. Il est urgent que l’école s’empare de cette éducation. Certains de nos voisins ont décidé de le faire sérieusement dès le primaire. Rappelons là aussi aux partisans de l’école de Jules Ferry, soit-disant « garante des valeurs de la République » qu’elle n’a pas empêché la faillite politique et morale de 1940.
Comme l’école française a perdu beaucoup de temps pour amorcer une véritable mutation qui permette sa démocratisation, on aimerait que le tournant du numérique, parce qu’il peut être porteur d’une mutation plus vaste, soit pris rapidement. Deux rendez-vous seront à surveiller en mai 2010. D’abord la répartition des moyens du grand emprunt : il serait souhaitable que l’enseignement scolaire ne soit pas le grand oublié… Ensuite , probablement courant mai, le plan Chatel pour l’école numérique. Réussira-t-il à redonner confiance à des enseignants largement échaudés par les errements de ces dernières années ? Réussira-t-il à imposer une véritable formation pour les nouveaux enseignants ? Sans réponse positive à ces questions, les jeunes Français pourraient bien voir leur cadre scolaire traditionnel se désagréger plus ou moins doucement et leurs voisins progresser surement.
Le numérique va-t-il bouleverser les pratiques pédagogiques ?
Le Forum Retz-Sciences Humaines accueillait le 10 mars à l’ENSAM (Paris), des conférences sur l’impact du numérique en éducation. Les vidéos des conférences ((Pascal Lardellier, François Jarraud, André Tricot, Patrick Picard) et du débat sont maintenant en ligne.
Les vidéos
http://www.flash-conferences.com/Retz2010/
Le forum
http://www.editions-retz.com/forum-2010.html
Sur le site du Café
|