Une étude internationale réalisée en 1997 par A.T. Kearney et Management Surveys observe que 70% des projets de changement menés dans des entreprises françaises échouent. L’explication serait la suivante : » nous avons affaire à un management assez technocratique qui, estimant avoir raison sur le papier, pense déclencher automatiquement l’adhésion du corps social » ; ce que Marie-Béatrice Baudet, journaliste au Monde, rendant compte de l’étude, traduit par cette formule : » avoir les yeux plus grands que le ventre est le défaut français des projets de changement « . On ne prend guère de risque en avançant l’hypothèse que le même constat pourrait être appliqué aux services publics et aux administrations françaises, en particulier à l’Education nationale où l’on voit les réformes les mieux pensées et les plus raisonnables se heurter au mur des résistances des acteurs du » système « , en particulier des enseignants. Les tenants des » nouveaux dispositifs d’éducation et de formation » ne doivent pas ignorer ces réalités. Ils doivent surtout ne pas se tromper sur leurs causes.
Le dispositif scolaire : une forme institutionnalisée d’éducation
L’une des caractéristiques les plus remarquables des sociétés modernes tient à ce que la fonction d’éducation y est remplie, en grande partie, dans un cadre institutionnel, le mot institution étant pris ici dans son sens le plus général. L’école est une institution au sein de laquelle se déroulent ce que le philosophe John Searle appelle des faits institutionnels, caractérisés par leurs fonctions déontiques, c’est-à-dire par un ensemble de droits, de devoirs et d’obligations qui s’imposent aux personnes se trouvant impliquées consciemment dans la réalisation ces faits. Les structures institutionnelles sont toujours des structures de pouvoir ; elles assignent aux individus qui les maintiennent en accomplissant certains actes, des places et des rôles distincts et non interchangeables. De ce point de vue, l’école est, au départ et dans sa forme la plus élémentaire, une structure institutionnelle simple à deux places : une place pour les élèves et une place pour les enseignants. Réunis dans un même lieu, ils accomplissent ensemble des tâches qui peuvent être d’une grande complexité mais qui sont toutes soumises aux droits et aux devoirs attachés à leurs statuts respectifs d’élève et d’enseignant. Il est également très remarquable qu’en dépit de profondes variations et évolutions dans l’espace et dans le temps, l’institution scolaire continue de reposer, dans son organisation sociophysique, sur un dispositif simple que l’on peut qualifier de » cellulaire » : classes et espaces fermés dans lesquels un enseignant fait face à un groupe d’élèves. La stabilité de ce dispositif est, comme le font remarquer Maurice Tardif et Claude Lessard, très surprenante, non seulement parce qu’elle est commune à un grand nombre de cultures, mais aussi parce qu’elle a survécu à l’épreuve de la massification alors que la plupart des autres organisations sociales, confrontées à des bouleversements semblables, ont souvent été amenées à réorganiser en profondeur leurs unités de travail. Pour ces auteurs, la permanence de la structure cellulaire s’explique par la nature de la fonction scolaire : » on peut émettre cette hypothèse : la classe traditionnelle permet de satisfaire à la fois aux exigences de l’école comme organisation qui s’adresse à des collectifs d’élèves et aux exigences de l’instruction et de la socialisation qui reposent sur un contact fréquent et répété entre un adulte et des enfants « .
Quelles que soient les hypothèses que l’on retiendra pour expliquer la remarquable stabilité de l’organisation cellulaire de l’école, celle-ci demeure une donnée dont il faut tenir le plus grand compte, notamment lorsque se pose la question de la réformer et que les changements envisagés sont susceptibles d’avoir des effets directs sur le fonctionnement de la cellule classe, a fortiori de la remettre en cause. Pour changer un dispositif stabilisé par plus de trois siècles de pratique, il faudra davantage que des volontés individuelles inspirées par les circonstances ou même par la raison. Cette limite n’est pas propre à l’institution scolaire. Elle s’applique, comme le fait observer Maurice Halbwachs, à toute organisation humaine : » Une société ne passe pas d’une organisation à une autre en vertu d’un effort conscient de ses membres qui se donneraient de nouvelles institutions en vue des avantages réels qu’ils en tireront. Comment les connaîtraient-ils, avant que ces institutions n’eussent fonctionné, et n’eussent fonctionné précisément dans leur groupe ? « . C’est pourquoi les structures nouvelles s’avancent, le plus souvent, masquées derrière les traditions qu’elles visent à remplacer mais avec lesquelles elles cherchent, d’abord, à se confondre.
L’exemple des TICE
La valse hésitation des réformateurs au seuil de la classe est particulièrement nette dans le cas des technologies d’information et de communication pour l’enseignement (TICE). Introduites dans les systèmes éducatifs des pays développés avec vigueur, par vagues successives, depuis le début des années 80, les TICE n’ont pas réussi jusqu’à aujourd’hui à s’imposer, dans le contexte de la classe, comme un instrument pédagogique ordinaire. Pour analyser ce qu’ils considèrent, dans leur majorité, comme un rejet relatif, les experts balancent entre deux constats : d’une part, la résistance au changement de l’organisation scolaire dans son ensemble et des enseignants en particulier, d’autre part, l’absence d’intérêt et d’efficacité pédagogique des matériels et des logiciels proposés par les constructeurs et les éditeurs. Ces deux constats ne sont pas contradictoires ; ils se complètent même et se nourrissent l’un l’autre. Difficilement contestables pour ce qui concerne la première vague d’informatique pédagogique de la fin des années 80, ils méritent cependant d’être nuancés pour la seconde, celle qui, à partir du milieu des années 90, a accompagné le succès d’Internet. Les enseignants, comme tous les membres des classes moyennes, ont bien perçu les avantages qu’Internet pouvait leur apporter, à titre personnel, comme parents parfois, mais surtout comme professionnels et notamment dans ce que l’on peut appeler leurs tâches de back-office : recherche de documents pour la préparation des cours ou l’information administrative, échanges interpersonnels au sein de communautés professionnelles en ligne.
L’adhésion personnelle des enseignants aux TICE dans leurs usages de back-office ne les conduit pas de façon automatique à en accepter toutes les formes, celles notamment qui font de la salle de classe ou, à la rigueur, d’une salle informatique où élèves et enseignants se retrouvent, le contexte principal et privilégié d’usages des TICE. Sur cette question, leur point de vue et celui des responsables institutionnels, collectivités territoriales ou autorités académiques, divergent souvent. Les enseignants s’en tiennent au principe du libre choix : ils veulent décider eux-mêmes s’ils utiliseront ou non les TICE et, éventuellement, comment ils le feront. Les politiques et les administrateurs, sensibles au principe d’égalité des moyens et à l’effet d’affichage, visent la généralisation des usages dans les classes et, s’il le faut, cherchent à l’imposer. Même dans le cas de politiques globales, comme celles menées par certaines collectivités territoriales en faveur de l’équipement systématique en micro-ordinateurs portables de tous les élèves et de tous les enseignants d’une même classe, d’un même établissement ou de tout un département, les usages de classe sont systématiquement mis en avant et interprétés comme le signe visible de l’accomplissement du plan et de sa réussite. L’expression cartable électronique, souvent retenue pour qualifier de tels projets, suggère un objet que l’élève transporte toujours avec lui et dont il est admis qu’il tirera les principaux bénéfices en classe, lors d’usages conjoints avec son enseignant. Un micro-ordinateur connecté à Internet sur le pupitre de chaque élève devient alors l’image emblématique de l’école enfin informatisée.
Cette vision de la réforme du dispositif scolaire par une action énergique sur le fonctionnement de la cellule classe se heurte à deux séries de difficultés. La première, déjà évoquée, est liée au principe d’indépendance et de liberté pédagogique des maîtres, principe qui constitue l’un des fondements tacites du pacte liant l’institution scolaire à ses enseignants. La seconde est pratique mais elle a des conséquences pédagogiques importantes. Les écrans exercent un important pouvoir d’attraction sur les élèves ; c’est vrai de l’image animée et plus encore de l’image interactive. Avec de tels rivaux dans sa classe, l’enseignant court le risque de devoir s’adresser à des élèves qui ne l’écoutent plus et, pire, qui lui tournent le dos. La présence des ordinateurs bouleverse les conditions de circulation de la parole dans la classe. Il s’agit là d’un changement radical qui exige une adaptation, elle aussi radicale, des méthodes pédagogiques ; sans cela, enseigner deviendrait une tâche, sinon impossible, du moins très périlleuse 1.
Des enseignants, à titre personnel, peuvent être tentés par une telle aventure. Ainsi, quatre professeurs de français, mathématiques, histoire-géographie et anglais du collège Jean Vilar de la Crèche dans le département des Deux-Sèvres ont librement décidé, à titre expérimental et pour une même classe de sixième, que tous leurs cours se dérouleraient dans une salle informatique spécialement aménagée. L’expérience, démarrée en 2001, devrait se poursuivre avec le même groupe d’élèves jusqu’en 2004. Chaque cours comporte une séquence d’activité autonome des élèves sur écran, en interaction avec une ressource multimédia originale, créée par le professeur. La conception et la production de cette collection de ressources représentent une charge de travail très lourde, estimée à dix heures pour chaque heure de cours. De tels efforts et de tels changements dans les pratiques ne peuvent être acceptés que par des enseignants enthousiastes et convaincus d’avance. C’est le cas des quatre de la Crèche ; mais il faut s’attendre, de la part des enseignants ordinaires, à des réticences que l’argument de la modernité ne suffira pas toujours à surmonter, du moins tant que les expériences en cours n’auront pas montré qu’existe, dans la cellule classe informatisée à l’aide de cartables ou de manuels électroniques individuels, des modalités de pratiques pédagogiques efficaces et raisonnablement accessibles.
Faut-il en tirer la conclusion que toute contrainte exercée par l’autorité institutionnelle sur les méthodes et les instruments pédagogiques de l’enseignement soit impossible ou condamnée au rejet ? Certes non. Mais il est certain que les démarches autoritaires, négligentes des valeurs auxquelles les enseignants sont attachées et, plus encore, celles qui ne considèrent pas avec suffisamment d’attention les conditions réelles de la vie dans une classe, ont peu de chances de réussir. Au contraire, les politiques qui savent faire appel à ce que nous avons appelé le sens de l’honneur et le devoir des enseignants, peuvent atteindre leurs buts. Nous pouvons ici citer le cas de la ville de Besançon qui montre que les enseignants adhèrent à l’objectif de généralisation des TICE dès lors que le plan qui leur est soumis respecte, dans sa forme et dans son contenu, leur honneur et leur liberté.
Conclusion
La volonté d’introduire les technologies d’information et de communication dans les dispositifs scolaires, dans la classe en particulier, est généralement soutenue par l’idée que ces nouveaux instruments permettront l’application de nouvelles méthodes d’apprentissage, plus efficaces et plus adaptées à notre époque, que les méthodes dites traditionnelles qui sont celles pratiquées majoritairement dans l’institution scolaire. Les réformateurs qui incarnent cette volonté se heurtent à toute une série de difficultés dont nous avons montré qu’elles ne s’expliquaient pas, au fond, par l’hostilité conservatrice que l’institution et les enseignants en particulier auraient tendance à opposer à toute forme d’innovation. L’argument pourrait d’ailleurs être retourné : ce sont plutôt les managers bureaucrates, aveuglés par leurs pouvoirs, qui, en ayant les yeux plus grands que le ventre, se conforment à une tradition.
Les hypothèses défendues dans cet article suggèrent que les enseignants, soucieux de maintenir et de préserver ce capital social et culturel essentiel qu’est l’éducation institutionnalisée, ne rejettent pas les TICE. Ils s’en emparent même avec vigueur mais ils le font à un rythme et selon un scénario inattendu, différent en tous cas de celui que beaucoup de réformateurs du dispositif scolaire ont, jusqu’à présent, imaginé ou souhaité. Grâce à Internet et aux possibilités qu’offre le réseau, les enseignants pratiquent, avec une intensité croissante, la mutualisation des idées et des usages à une très large échelle. Dans cette nouvelle et immense salle des professeurs, délocalisée et désynchronisée, qu’est devenu Internet pour eux, il s’affairent, collectivement et sans tapage, à élaborer de nouvelles méthodes pédagogiques basées sur l’expérience et la pratique, exploitant certainement les technologies mais suivant des modalités qui n’auront pas été fixées à l’avance, des méthodes soucieuses de préserver l’institution scolaire dans ses fondements, respectueuses aussi des identités culturelles. Cette dynamique d’innovation par le bas, rendue possible par la diffusion des technologies, pourrait avoir des conséquences beaucoup plus profondes qu’on ne l’imagine. Elle pourrait entraîner, avec plus de chance que les réformes traditionnelles négociées et imposées par le haut, des évolutions institutionnelles réussies. Ce serait une nouvelle illustration de cette belle idée de Nietzsche : » Les pensées qui mènent le monde arrivent sur des pattes de colombe. »
Serge Pouts-Lajus
Observatoire des technologies pour l’éducation en Europe
Extrait d’un article paru dans le numéro 152 de la revue Education permanente » les TIC au service des nouveaux dispositifs de formation « .
Références
Alexander, Robin, Culture and Pedagogy, International Comparisons in Primary Education, Blackwell, 2000.
D’Iribarne, Philippe, La Logique de l’honneur, Seuil, 1989.
Halbwachs, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 (première édition : 1925).
Kaplan, Daniel (sous la dir. de), Les cartables électroniques, Rapport du groupe de travail de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération), 2002.
http://www.fing.org/cahier/cartable.pdf,
Pouts-Lajus, Serge ; Riché-Magnier, Marielle, Les nouvelles technologies dans l’enseignement : ruptures et continuités, in L’école, l’état des savoirs, dir. Agnès Van Zanten, La Découverte, 2000.
Pouts-Lajus, Serge, Le temps de la généralisation, L’exemple des écoles de Besançon et des collèges de la Vienne, ministère de l’Education nationale, 2002. Étude téléchargeable à :
http://www.educnet.education.fr/documentation/etudes.htm – generalisation
Pouts-Lajus, Serge, Présent et avenir des communautés délocalisées d’enseignants, Actes de Cyberlangues 2001, Nevers.
http://cyberlangues.online.fr/nevers2001/intervenants/int/poutslajusserge.doc
Searle, John, La construction de la réalité sociale, Gallimard, 1995.
Tardif, Maurice ; Lessard, Claude, Le travail enseignant au quotidien – Contribution à l’étude du travail dans les métiers et les professions d’interactions humaines, Les Presses de l’Université Laval, 1999.
Vaniscotte, Francine, Les écoles de l’Europe, Systèmes éducatifs et dimension européenne, INRP, 1996.
Collège Jean-Vilar à La Crèche (Deux-Sèvres), Projet » Sac à Puces « , 2002.
http://hebergement.ac-poitiers.fr/c-lacreche/sacapuce/table.html
1 Ce constat ne s’applique bien sûr pas aux enseignements, comme celui de la technologie ou de l’informatique, dont l’ordinateur est lui-même l’objet.