« Cela aurait impliqué une réorientation explicite du faire pédagogique en EMC, dans le sens d’une pédagogie active et interactive. Cette révision n’a pas eu lieu, tout au contraire, puisque les ministres depuis Jean-Michel Blanquer n’ont eu à la bouche que le mot « autorité » quand ils parlaient pédagogie ». Pour Françoise Lorcerie, directrice de recherche au CNRS, le programme d’EMC (Education Morale et Civique) subit un processus de détricotage depuis 2017. Elle relève cependant une nouveauté au sujet de la « laïcité scolaire ».
En quittant son poste, Nicole Belloubet a laissé un nouveau programme d’EMC, appelé à être mis en œuvre progressivement à partir de cette année. Ce nouveau programme durera-t-il plus que les précédents ? En tout cas, il parvient au terme du processus de détricotage du programme initial d’EMC, issu des travaux de la commission présidée par Pierre Kahn de 2013 à 2015. L’EMC redevient de l’instruction civique mâtinée d’un peu d’éducation civique. Mais il comprend tout de même une nouveauté qu’on peut relever, à propos de la laïcité.
Un processus de détricotage depuis 2017
Il achève le processus de détricotage entamé en 2017 et repris plusieurs fois, jusqu’aux programmes de juin 2023, établis sous le ministère de Pap Ndiaye. Ceux-ci étaient le comble de la confusion. Ils se référaient aux quatre « domaines » de compétences formulés par les programmes initiaux : sensibilité, droit et règle, jugement, engagement. Mais ils les vidaient de leur sens, sauf le droit et la règle. Ces « domaines » ne structuraient plus rien, au contraire ils étaient comme un carcan et finissaient par tordre les contenus juridiques au point de les dénaturer. On lisait par exemple dans ces programmes, à propos de laïcité, cette affirmation curieuse : « La laïcité accorde à chacun le droit à exercer librement son jugement et exige le respect de ce droit chez autrui ». Comprenne qui pourra.
Autorité vs pédagogie active et interactive
Dans les programmes Belloubet, on oublie les domaines, il n’en reste que des traces. Le domaine de la sensibilité notamment, fondamental dans la perspective initiale de l’EMC puisque la dimension morale de la formation – le M de EMC – en dépendait, disparait complètement ou presque : il reste en CE1, au sujet de la formation à l’empathie. Les précédentes versions l’avaient déjà réduit pour l’essentiel à l’état de connaissances, notamment lexicales : savoir nommer les émotions, par exemple. On était loin d’une traduction pédagogique ambitieuse. Cela aurait impliqué une réorientation explicite du faire pédagogique en EMC, dans le sens d’une pédagogie active et interactive. Cette révision n’a pas eu lieu, tout au contraire, puisque les ministres depuis Jean-Michel Blanquer n’ont eu à la bouche que le mot « autorité » quand ils parlaient pédagogie.
Dans les programmes Belloubet, on oublie donc la formation morale, qui était déjà passée à la trappe de facto dans les versions précédentes. On oublie aussi les cycles. Le programme redevient annuel, avec des centrations thématiques par année jusqu’à la terminale. Il s’agit de construire pas à pas, depuis le CP jusqu’à la terminale, « une culture de la démocratie ». Le programme parle à ce sujet de faire acquérir des connaissances et des compétences, mais les compétences sont rabattues sur les connaissances. Ainsi, on travaillera la liberté d’expression en étudiant les médias. Quand fera-t-on pratiquer la liberté d’expression comme une compétence civique qui doit s’exercer pour se fortifier ? Ce n’est pas prévu.
Une nouveauté : la « laïcité scolaire »
Mais une nouveauté de ce programme concerne la laïcité. Cette nouveauté est si discrète qu’elle n’a pas suscité de commentaire. Elle se trouve dans le nouveau programme de 6ème : on y parle de « laïcité scolaire ». La « laïcité scolaire » se définit, dit le programme, par « le respect des croyances » et par le fait qu’à l’école « leur expression est limitée ». On le sait bien, c’est le droit depuis la loi du 15 mars 2004. Ce qui est nouveau est le concept même de « laïcité scolaire », car il véhicule un présupposé : ailleurs qu’à l’école, le principe de laïcité n’a pas la restriction qui s’applique à l’école. En dehors de l’école, la liberté accordée à chacun d’avoir des croyances et de les exprimer n’est pas limitée, sinon par l’ordre public. Cela n’a l’air de rien, là encore c’est le droit. Mais jusqu’ici il passait pour républicain de refuser d’ajouter des adjectifs à « laïcité ».
La loi de 2004 porte dans son titre « en application du principe de laïcité », ce qui est juridiquement inexact puisque la loi impose une restriction au droit commun de la laïcité en considérant les besoins de l’ordre scolaire, comme le précise la circulaire d’application de la loi (du 18 mai 2004). Et depuis, les tenants de la laïcité ainsi comprise ont bataillé pour accréditer l’idée que la laïcité française restreint l’expression publique des croyances et pour élargir le périmètre de l’obligation de neutralité. Ils ont montré du doigt les porteuses de foulard comme des ennemies des valeurs de la République, quand le droit de la laïcité protège en principe leur liberté. Et il n’y a pas trace de « laïcité scolaire » dans les 148 pages du vademecum La laïcité à l’école, édition 2024.
En introduisant la notion de « laïcité scolaire » en 6ème, le nouveau programme d’EMC jette les bases pour expliquer aux plus grands élèves que la laïcité tout court, la laïcité de droit commun ne connait pas cette restriction, qu’elle est un « principe d’organisation de la société » comme dit le nouveau programme de seconde, qui assure la neutralité de l’Etat pour protéger les libertés des citoyens. Si elle « impose la neutralité aux agents [de l’Etat] », elle garantit aux citoyens « de manière ferme la liberté de conscience et le pluralisme des croyances », souligne le nouveau programme. Cette distinction entre la neutralité exigée des agents et la liberté garantie aux citoyens, en dehors de l’école, n’a pas cessé d’être soutenue par le droit commun, mais elle a été vigoureusement combattue depuis 2004 dans les discours publics à propos des signes d’islam, notamment dans les médias et sur un large spectre de l’échiquier politique.
Pourquoi cette nouveauté ? On sait de diverses sources que les lycéens revendiquent cette distinction entre laïcité scolaire et laïcité tout court. Qu’on se souvienne des travaux du Réseau Jeunes de la Fédération des centres sociaux en octobre 2020, et de l’esclandre avec la ministre déléguée venue à sa rencontre. Diligentée après l’incident, une mission de l’inspection générale avait émis la recommandation de « renforcer la transmission des principes de laïcité dans l’EMC » (notre soulignement – le pluriel n’est pas commenté dans le texte rendu public du rapport. Les nouveaux programmes se mettent à niveau sur ce point. Certes ils recèlent des ambiguïtés. Le programme de CM2 dit par exemple : « Le respect des croyances est assuré, mais, comme ailleurs, leur expression est limitée par la loi ». C’est vrai et c’est faux : l’exercice des libertés est toujours limité, effectivement, en particulier au motif de l’ordre public. Mais à l’école, la loi de 2004 restreint la liberté de manifester sa religion par avance et dans tous les cas. « Ailleurs », c’est au cas par cas que cette liberté peut être restreinte. C’était aussi bien la condition qui s’appliquait dans les affaires de foulard à l’école avant la loi de 2004. On peut se référer aux explications du Conseil d’Etat dans son rapport sur le centenaire de la loi du 9 décembre 1905.
L’introduction du concept de « laïcité scolaire » dans le nouveau programme d’EMC prouve à tout le moins que le processus de révision s’est effectué du côté de l’inspection, en dehors du cabinet du ministre. Les manuels se saisiront-ils de cette nouveauté ? Ils le pourraient, ne serait-ce qu’en s’appuyant sur la réflexion de Philippe Foray dans son livre intitulé justement Laïcité scolaire, et sous-titré Autonomie individuelle et apprentissage du monde commun (Peter Lang, 2008). Ils pourraient aussi prendre au sérieux cette idée de la circulaire du 18 mai 2004 selon laquelle « en protégeant l’école des revendications communautaires, la loi conforte son rôle en faveur d’un vouloir-vivre ensemble ». Le vouloir-vivre ensemble, cela ne peut-il pas faire l’objet d’activités scolaires ?
Les nouveaux programmes comportent une limite importante de ce point de vue : ils définissent à diverses reprises la laïcité par la « liberté de conscience » comme si c’était une liberté individuelle. Or, de par les conventions internationales, la liberté de conscience, associée à la liberté de religion, se décline aujourd’hui en une gamme étendue de droits individuels et collectifs. La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne stipule ainsi dans son article 10 – Liberté de pensée, de conscience et de religion : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » Les programmes mentionnent cette charte sur d’autres thèmes, mais non s’agissant de la liberté de conscience associée à la laïcité. La tradition française méconnait cet enrichissement et l’on peut craindre qu’il ne soit pas enseigné aux élèves.
Il n’en reste pas moins qu’en conformité avec ces nouveaux programmes, les élèves qui joueraient avec les attendus scolaires de la laïcité, voire les violeraient, devraient se voir opposer une « atteinte à la laïcité scolaire » et non plus une « atteinte à la laïcité » justifiant d’emblée un signalement hiérarchique, avec rupture du contrat de confiance pédagogique, comme initié par le ministère Blanquer. C’est symboliquement et administrativement bien différent.
Françoise Lorcerie