Dirigé par Anne-Cécile Bégot, maitresse de conférence en sociologie, et Philippe Portier, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, Eduquer à la sexualité – Religions, laïcités, sexualités se propose d’étudier, en particulier en France, la genèse et l’évolution des dispositifs d’éducation publique à la sexualité à l’aune de la « sécularisation progressive de la société ». Car si la laïcité « définit un régime qui s’affirme neutre de toute option métaphysique », dans les faits, sur cette question, les programmes ne se sont que lentement affranchis du poids de l’église catholique. Quelles ont été les différentes étapes de cette émancipation ? Quels débats, voire conflits, a-t-elle suscités et suscite-t-elle encore ? Retour sur quelques-unes des questions abordées par cet ouvrage très riche, qui mêle, écrit Philippe Meirieu, « approches historiques et sociologiques, analyse des textes et regards sur des expériences françaises et internationales ». A découvrir dans son entièreté.
L’éducation sexuelle : une naissance difficile
L’histoire du premier XXe siècle témoigne d’une prise de conscience de plus en plus forte de la nécessité d’une éducation explicite des enfants à la sexualité. Mais aussi d’une nette résistance à l’idée qu’elle puisse entrer à l’Ecole.
Pourtant l’idée fait son chemin, sous l’effet conjugué de deux courants différents. Le premier s’inscrit dans un mouvement d’opposition à la société bourgeoise et à ses « discours de contrainte ». La question de la contraception y tient une place centrale : pour les néo-malthusiens, « moins de naissances », c’est moins de « chair à usine » et de « chair à canon » à se faire exploiter ; pour les féministes, dont le mouvement se consolide au début du XXe siècle, c’est aussi et surtout un « moyen d’extraire de l’oppression patriarcale » les femmes. Le second courant, scientifique et hygiéniste, ne promeut pas de discours de contestation mais de santé publique. Il apparait « au sein de tendances dominantes du camp républicain », et fait de la lutte contre la syphilis, un des grands maux de l’époque, sa priorité. Si des divergences opposent ces « deux familles de pensée », elles s’accordent en revanche sur la nécessité de confier désormais l’éducation sexuelle « pas seulement aux familles », mais aussi à des « acteurs publics » : médecins, sages-femmes, voire à l’école …
Mais les mentalités ne sont pas encore prêtes à cette évolution, à laquelle s’oppose en particulier l’église catholique, dont l’influence reste très forte. Celle-ci, pourtant, après avoir longtemps prôné le silence « dans les choses de la chair » commence à se résoudre à la nécessité d’une éducation explicite, si ce n’est à la sexualité, du moins « à la pureté ». En revanche pas question pour elle que celle-ci puisse échapper à « l’étroit contrôle des parents ». Et dans une société où le « poids de la culture chrétienne » reste très fort, même les associations de parents du public vont s’opposer à l’entrée de l’éducation sexuelle à l’Ecole. Si « la laïcité institutionnelle existe certes, à travers la séparation des Eglises et de l’Etat, on ne peut pas parler encore de laïcité culturelle », écrivent en conclusion de l’article « La fabrique de l’éducation à la sexualité » Anne-Cécile Bégot et Philippe Portier.
L’éducation sexuelle à l’école : évolution des parents et fédérations de parents
Jusqu’aux années 50 donc, aucune allusion aux questions de sexualité dans les programmes scolaires. Même en sciences naturelles, Yves Verneuil le rappelle dans sa contribution, « on s’en tient à la reproduction des plantes ». Face à l’opposition quasi unanime des parents d’élèves, y compris dans les établissements publics, à l’organisation d’une éducation sexuelle à l’Ecole, et aux désaccords des fédérations sur le sujet, l’adminsitration, en effet, renonce.
Mais à partir des années 50, les mentalités évoluent : la mixité, y compris dans l’enseignement privé se généralise, l’obligation scolaire est repoussée à 16 ans, on sait désormais que « l’enfant a une sexualité, ce qui veut dire que ce n’est pas l’éducation sexuelle qui la lui ferait découvrir »… Il devient difficile à l’institution de ne pas prendre ses responsabilités. D’ailleurs, « dès 1955 une majorité de français admet le principe d’une éducation sexuelle à l’école ». Les lignes commencent à bouger dans les associations de parents. Mais on est encore loin d’un consensus sur les contenus de cet enseignement. « Oui » à une information scientifique obligatoire sur la reproduction – et plus seulement celle des plantes ! – intégrée au programme de sciences naturelles ; en revanche, sur l’introduction d’une éducation sexuelle, tout se complique. Ménageant les un.es et les autres la circulaire Fontanet s’engage à ce que cette dernière soit facultative et placée sous le contrôle des parents. Position de « juste milieu » qui divise les associations de parents : le projet s’enlise, et la question disparait des « feux de l’actualité »…
… Jusqu’à ce qu’elle soit relancée, à partir de 1981. Par étapes successives l’idée, non plus d’une information, mais d’une éducation à la sexualité obligatoire progresse. La lutte contre le SIDA va jouer un rôle essentiel « pour asseoir la légitimité » de celle-ci expliquent Anne-Cécile Bégot et Philippe Portier dans leur article « De l’éducation sexuelle à l’éducation à la sexualité », comme l’avait précédemment fait la question des maladies vénériennes. Et en 1996, une nouvelle circulaire la met en place, à raison de deux heures au minimum par an (en 2001 elle sera inscrite dans le Code de l’éducation, avec une obligation de 3 séances annuelles à chaque niveau). Tout en reconnaissant « le rôle de premier plan de la famille », elle affirme cette fois « le rôle spécifique complémentaire et essentiel » de l’Ecole. Les mentalités sont désormais prêtes et les associations de parents d’élèves, à l’exception des associations catholiques, non seulement y sont favorables, mais regrettent que ces séances – dont l’enseignement privé est en revanche dispensé, rappelle Yves Verneuil – ne soient pas dans les faits suffisamment réalisées.
Les journées de retrait de 2014 et la fin des ABCD de l’égalité
Les tensions réapparaissent avec les ABCD de l’égalité, expérimentés dans 275 écoles élémentaires depuis la rentrée 2013, dont la finalité est de lutter contre les préjugés et les stéréotypes sexistes. Des rumeurs « délirantes », qui vont jusqu’à l’apprentissage de la masturbation en classe de maternelle, ont entaché leur mise en place jusqu’à la création par Farida Belghoul de la FAPEC (Fédération Autonome de Parents d’Elèves Engagés et Courageux). Celle-ci invite les parents à enlever leurs enfants une journée par mois « pour protester contre cette éducation sexuelle déguisée ».
Le mouvement – et c’est là sa spécificité – se diffuse essentiellement dans les quartiers populaires, ralliant au combat contre la théorie du genre, traditionnellement mené par les catholiques conservateurs, une population de confession musulmane. Mégane Erbani dans sa contribution « Participer aux JRE. Des arguments religieux aux enjeux politiques », s’appuie sur une enquête réalisée entre 2016 et 2017 auprès d’un collectif mobilisé dans le mouvement, pour comprendre cette opposition dans laquelle « la causalité religieuse », explique-t-elle, est à prendre en compte mais aussi à relativiser.
Estimant les différences entre les comportements masculins et féminins « naturelles » et fondées sur le biologique, les parents enquêtés (essentiellement des pères) s’opposent à la notion de socialisation genrée véhiculée par les ABCD et à leur lutte contre les stéréotypes. Cette « vision hétéronormée » de la famille s’appuie certes, sur des arguments religieux, mais d’autres facteurs y jouent un rôle important. Le sentiment que l’Etat veut supplanter leur rôle de parents, est ainsi particulièrement mal supporté par des populations défavorisées qui s’estiment, par ailleurs, socialement méprisées et pour lesquelles les valeurs familiales restent les dernières « valeurs de refuge ». Par ailleurs, comme si le sexisme était essentiellement « un problème socialement et racialement situé », l’expérimentation des ABCD a surtout eu lieu dans des établissements populaires, stigmatisant davantage, aux yeux des enquêtés, les populations de ces quartiers. Les ABCD seront abandonnés à la rentrée 2014. L’opposition est passée du religieux au politique.
En guise de conclusion …
Aujourd’hui, ballottée entre « respect du pluralisme » et « supposée neutralité vis-à-vis du religieux », entre « citoyenneté sexuelle » et « respect des consciences », l’Ecole peine à construire une « culture laïque partagée ». Le temps presse, et face « à la vague brune d’extrême droite » et aux « fondamentalismes religieux » les enjeux sont de taille. Mais ils exigent « du courage politique », conclut Florence Rochefort… On risque sans doute d’attendre encore un peu…
Claire Berest