A l’occasion de la journée de laïcité, l’historienne Mélanie Fabre pose la question « comment enseigner en laïque ? ». Elle revient dans ce texte sur le référentiel de compétences, l’enseignement laïque, les objectifs de « l’école laïque (comme) fabrique de l’émancipation intellectuelle, reposant sur la familiarisation avec la démarche scientifique, l’acquisition d’une autonomie du jugement et le développement de l’esprit critique » et la place des chercheurs dans la formation.
Si l’école laïque, dans son sens le plus strict, désigne un système scolaire séparé des institutions religieuses, certain(e)s lui ont donné, depuis sa fondation, un contenu plus positif : celui d’être une école de l’émancipation intellectuelle, par opposition à un enseignement religieux qui serait celui du dogmatisme. L’instruction laïque n’est-elle pas, par conséquent, indissociable de préoccupations didactiques s’imposant à tous les enseignant(e)s ? Comment peut-on enseigner en laïque, au sens le plus fort du mot ?
Un référentiel de compétences
Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation mis en place depuis 2013 indique comme première obligation des acteurs du service public d’éducation de « faire partager les valeurs de la République ». Le personnel d’éducation, quel que soit son rôle, son statut, la discipline éventuelle qu’il enseigne, doit « savoir transmettre et faire partager les principes de la vie démocratique ainsi que les valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité ; la laïcité ; le refus de toutes les discriminations ».
Le référentiel de compétences précise également que cette mission s’accompagne d’une exigence consistant à « aider les élèves à développer leur esprit critique, à distinguer les savoirs des opinions ou des croyances, à savoir argumenter et à respecter la pensée des autres ». Autant d’éléments qui se manifestent dans le quotidien des salles de classe, y compris lorsque les cours ne portent pas en tant que tels sur l’enseignement civique. Si l’école laïque se caractérise d’abord par sa séparation d’avec les Églises et les dogmes religieux, par le fait qu’elle relègue les croyances individuelles dans la sphère privée et qu’elle accueille les élèves de toute confession, contiendrait-elle également des préoccupations didactiques ?
Ecole publique et émancipation intellectuelle
C’est une question qui se pose depuis longtemps. Déjà, à la fin du XIXe siècle, nombre d’enseignant(e)s se réjouissent de la laïcisation de l’école publique, par opposition à une école religieuse qu’ils considèrent comme dogmatique et autoritaire dans ses méthodes. Ils préconisent de faire de l’école laïque une fabrique de l’émancipation intellectuelle, reposant sur la familiarisation avec la démarche scientifique, l’acquisition d’une autonomie du jugement et le développement de l’esprit critique. Or, cet esprit critique, exact opposé de la soumission au dogmatisme autoritaire, ne s’apprend que d’une manière : en s’exerçant. L’enseignant(e) laïque serait donc celui ou celle qui, quel que soit le contenu même de l’enseignement qu’il ou elle délivre, encouragerait chacun de ses élèves à construire une argumentation raisonnée, à confronter son point de vue à celui des autres, à débattre pacifiquement, à se montrer critique face à des documents, et non à ingérer une vérité toute faite.
Partisane d’une telle révolution didactique, Albertine Eidenschenk, directrice d’école normale, enjoint en 1899 les institutrices dont elle a la charge au quotidien à mettre leurs pratiques pédagogiques en adéquation avec les ambitions que s’est fixée l’école laïque :
« Un professeur laïque n’a pas de raison d’être, s’il ne prépare pas ses élèves, dans un autre esprit que les jésuites et les dominicains, à prendre part à la vie de la cité. S’il ne veut pas être un émancipateur, qu’il disparaisse ; d’autres seront toujours mieux qualifiés que lui pour endormir les consciences et préparer des sujets au lieu de citoyens. »
« Les enseignements sont laïques »
Cette manière de concevoir l’instruction laïque comme un espace d’émancipation intellectuelle ne va pas sans poser de problèmes. Il faut en effet rappeler que Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, demande en 1883 aux instituteurs d’observer la plus grande prudence dans les thématiques qu’ils abordent en classe : « Au moment de proposer aux élèves un précepte, […] demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment. » Ce conseil plonge une partie des enseignant(e)s dans la difficulté : craignant la réaction de pères de famille catholiques, faut-il se refuser à traiter de l’Inquisition, à étudier la Réforme protestante, à présenter les travaux de Darwin sur l’évolution des espèces ? Aujourd’hui encore, de nombreux chapitres dans diverses disciplines entrent en contradiction avec les discours religieux : en histoire, on étudie, d’un point de vue scientifique, les origines du christianisme, du judaïsme, de l’islam ; en sciences, on analyse la reproduction humaine ; en philosophie, on commente des textes critiques de la religion, écrits par Nietzsche ou Marx ; en français, les élèves sont confrontés aux cosmogonies monothéistes et lisent des extraits de la Bible et du Coran. Si l’enseignant(e) devait appliquer le principe dicté en 1883 par Jules Ferry, il/elle n’enseignerait plus rien !
L’institution scolaire s’est d’ailleurs positionnée clairement à ce sujet dans l’article 12 de la Charte de la laïcité mise en place en 2013 : « Les enseignements sont laïques. Afin de garantir aux élèves l’ouverture la plus objective possible à la diversité des visions du monde ainsi qu’à l’étendue et à la précision des savoirs, aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique. »
Le développement de compétences critiques
L’enseignant(e) laïque serait donc celui ou celle qui aborde de la manière la plus scientifique possible tous les sujets entrant dans son domaine de compétences et naissant de la curiosité des élèves, mais également celui ou celle qui veille à rendre ses élèves capables de s’armer contre toute forme d’obscurantisme, d’où qu’elle vienne, par le développement de compétences critiques qui ne s’acquièrent qu’à force de patience et par un entraînement régulier. Cet objectif est poursuivi dans moult disciplines : en sciences, par la pratique de l’expérimentation ; en histoire, par la critique de documents et la prise de consciences des biais inhérents à chacun d’eux ; en langues vivantes, par la découverte de sociétés fonctionnant différemment de la nôtre et invitant à décentrer le regard ; en français, par le décryptage des stratégies argumentatives des auteurs, etc.
Ces méthodes ancrées dans chaque entité disciplinaire forment un idéal pédagogique qui se défie de tout enseignement trop « descendant », exclusivement fondé sur le cours magistral, qui se conclurait par une évaluation sous la forme de restitution pure et simple des connaissances assimilées. L’idéal d’instruction émancipatrice valorise au contraire le recours aux méthodes actives tendant à mettre l’élève en état de participer à la construction du savoir et d’être capable de recul critique. Si, depuis plusieurs décennies, les recommandations faites aux enseignant(e)s vont dans ce sens, cet idéal n’est pas à l’abri de remises en question, parfois déjà à l’œuvre.
Il en va ainsi du projet de remaniement de la formation initiale à la laïcité que reçoivent les futur(e)s enseignant(e)s, formation jusqu’alors en partie prise en charge, dans les murs des universités, par des enseignant(e)s-chercheur(e)s. Ainsi, le rapport de la commission sénatoriale publié le 5 mars 2024 déclare : « Il existe des différences intrinsèques entre le monde universitaire et celui de l’école. Le premier bénéficie d’une plus grande liberté dans l’expression des opinions, issue d’une part des franchises universitaires, mais aussi, parce que l’université, fréquentée par des adultes, est le lieu du débat, des échanges d’idées. Les contraintes auxquelles sont soumis les intervenants dans les Inspé et leurs étudiants sont beaucoup moins strictes que pour les enseignants. »
Les auteurs du rapport, effrayés par la liberté de ton avec laquelle les universitaires forment les futur(e)s enseignant(e)s, se méfient de leur tendance à prendre des distances avec le concept de laïcité, à mettre en lumière ses instrumentalisations politiques, et de leur propension à encourager le débat dans la formation des futurs professeur(e)s des écoles et du secondaire. Les sénateurs, embarrassés par l’effet que pourraient avoir ces formations, réclament par conséquent « une reprise en main rapide par l’Éducation nationale de la formation initiale aux valeurs de la République et à la laïcité ».
Aura-t-on tort de voir dans cette préconisation, comme dans bien d’autres signaux plus ou moins faibles autour des enjeux de laïcité aujourd’hui, un risque de caporalisation du corps enseignant allant complètement à l’encontre de l’essence même du concept de laïcité, qui, on le rappelle, fut forgé contre tous les dogmatismes et pour faire de l’école un espace d’émancipation intellectuelle dont les enseignant(e)s doivent être les acteurs au premier chef ?
Mélanie Fabre
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