« Un tirage au sort qui seul peut éviter les biais d’auto-sélection et en particulier l’autocensure de certaines catégories de population » : Loic Blondiaux, professeur de sciences politiques à l’université Paris I Panthéon Sorbonne, détaille le dispositif de convention citoyenne sur l’éducation. Parmi ses sujets de recherche figure la démocratie participative. Pour lui, l’idée serait de « sortir des clichés sur l’autorité, la performance, le niveau qui encombrent le débat public aujourd’hui ».
La FCPE, 1ère fédération de parents d’élèves, vient de lancer une pétition et une campagne pour réclamer une convention citoyenne. Les fédérations d’enseignants de la CFDT appuient cette demande, d’autres collectifs comme Riposte éducation défendent cette idée. Pourriez-vous rappeler quelles sont les caractéristiques de ce dispositif et ce qui le distingue d’autres formules comme les états généraux ou les conférences de consensus ?
Les Conventions citoyennes, récemment importées en France, s’inscrivent dans l’héritage des Jurys et conférences de citoyens, ainsi que des Assemblées citoyennes qui ont pu être organisées en France et à l’étranger depuis une trentaine d’années. Il s’agit de dispositifs de participation citoyenne au processus de décision qui reposent essentiellement sur deux principes =
– le tirage au sort d’un groupe de citoyens (qui peut aller de 15 dans le cas d’un jury citoyen à 150 ou 200 dans le cas d’une assemblée ou d’une convention citoyenne) afin de garantir la présence dans le débat d’une diversité d’expériences sociales, d’intérêts et de savoirs, que ne permettent pas les autres modes de représentation politique, en particulier l’élection des parlementaires ;
– un processus de délibération de qualité qui permette à la fois l’information complète des participants et des échanges argumentés et respectueux. Les conventionnels doivent pouvoir recevoir des avis d’experts sur la question sur laquelle on les interroge, être soumis à des points de vue contradictoires, avoir le temps de se former un jugement éclairé. Les formats de ces « mini publics » selon le terme usité dans la littérature internationale, peuvent varier de quelques week-ends à plusieurs mois, 9 par exemple pour la Convention citoyenne française sur le climat.
A la différence des états généraux, dont la forme n’est par ailleurs pas codifiée, il ne s’agit pas de dispositifs ouverts à tous ceux qui peuvent être concernés par une question, mais d’un tirage au sort qui seul peut éviter les biais d’auto-sélection et en particulier l’autocensure de certaines catégories de population (jeunes, catégories populaires, personnes d’origine étrangère…). La facilitation des débats limite également les risques d’une monopolisation de la parole par certains leaders ou certaines catégories d’acteurs. C’est la spécificité de ce type de dispositif : mettre en suspens, de manière artificielle et provisoire, les inégalités de statut, d’autorité qui caractérisent notre société pour recueillir la parole de ceux que l’on n’entend jamais. Mais cela n’exclut nullement que l’on articule ces conventions à des dispositifs plus délocalisés, plus ouverts. Au contraire, c’est l’une de leurs conditions de réussite que de permettre de susciter un débat élargi avec toutes les personnes concernées ou des discussions sur le terrain qui peuvent relayer ou nourrir les travaux des conventionnels.
Par rapport aux « conférences de consensus » médicales, le format d’assemblée ou de convention citoyenne est ouvert à de simples citoyens qui au départ pourraient ne pas avoir les compétences requises, là où les participants aux conférences de consensus médicales sont des médecins. La force de ce type de démarche est de démontrer qu’il n’est pas du tout nécessaire d’être un expert ou un professionnel de la politique pour juger de questions dont les enjeux sont politiques. Il suffit d’être capable de mobiliser des principes de justice. Comme le disait John Dewey dans une image souvent reprise, « ce n’est pas au cordonnier mais à celui qui porte la chaussure de savoir si celle-ci lui fait mal ».
Quel est le poids respectif des experts, des usagers dans ces conventions ? Comment intégrer la parole des professionnels ? Comment tout cela peut-il trouver sa place dans le fonctionnement de la machine EducNat’ et dans la décision politique ?
Tout en enseignant je ne suis pas un spécialiste de l’Éducation nationale et je me garderai bien de faire des préconisations précises sur ce monde professionnel. Je rappellerai simplement que les experts sont un rouage absolument central de ces conventions citoyennes. En aucun cas les usagers n’ont la science infuse et ils doivent pouvoir s’appuyer sur des constats, validés scientifiquement ou présentés de manière contradictoire, pour se construire un jugement politique.
Durant la Convention Citoyenne sur le Climat, dont j’étais un des organisateurs, près de 130 experts ou partie prenantes ont apporté leur contribution. La plupart ont été appelés par les citoyens eux-mêmes pour apporter leur éclairage sur une question précise. Il faut toujours rappeler que cette dimension d’information est fondamentale. L’un des effets les plus nets de ces démarches est de permettre, à partir d’un certain niveau d’engagement, à ces usagers ou à ces citoyens ordinaires de dialoguer avec ces experts ou ces partie prenantes sur une base de quasi-égalité. Ils ne deviennent pas des experts ou des professionnels mais ils sont capables de leur poser de bonnes questions.
Par ailleurs ces dispositifs ne peuvent en aucun cas se substituer à ceux qui impliquent les groupes organisés ou les représentants d’intérêts. Ce serait une régression démocratique. Ils les complètent. A cet égard je suis très heureux de l’évolution du CESE (Conseil Économique Social et Environnemental), qui s’ouvre à la participation citoyenne, sans renoncer à son rôle de chambre de la société civile organisée. Dans le cas de l’EN, il me semble que les syndicats ne doivent en aucun cas craindre les conventions citoyennes, ils y ont une place, peuvent faire partie des acteurs qui les pilotent. Même si certains peuvent y voir une remise en cause de leur légitimité, je suis convaincu du contraire. Les légitimités s’additionnent au lieu de s’annuler. Je dis ça bien sûr sans être naïf vis-à-vis du rôle que certaines autorités politiques voudraient leur voir jouer, à l’instar de ce qui a pu avoir lieu avec le Grand débat ou la CCC contre les gilets jaunes ou contre le parlement. En réalité, la démocratie participative ou délibérative peut et doit venir renforcer la démocratie associative ou syndicale, tant celles-ci ont été affaiblies ces dernières décennies.
Il y a 67 millions d’« experts » de l’école… Alors que le débat sur l’éducation est pollué par des questions périphériques, un agenda dicté par la démagogie et une forte tendance conservatrice, les promoteurs d’une convention citoyenne souhaitent « faire de l’école un enjeu démocratique ». Pensez-vous que le thème de l’École se prête à cet exercice malgré les contraintes évoquées ?
Ma conviction profonde est que ces Conventions citoyennes peuvent aider au contraire à sortir des caricatures ou des simplicités du débat politique et médiatique ordinaires. En déployant la complexité des questions. En déplaçant les cadrages, en obligeant les uns et les autres à s’exposer aux arguments de l’autre ; en introduisant un cadre de discussion respectueux, on se donne au contraire les moyens d’ouvrir des points aveugles et d’éviter les outrances. Imaginons une convention citoyenne sur l’immigration, cela obligerait à introduire dans la discussion d’autres cadrages, économiques, démographiques au côté du seul cadrage sécuritaire ; cela forcerait à mettre à égalité face aux citoyens ceux qui font métier de dénoncer l’immigration et ceux qui connaissent, accompagnent ou justifient leur présence. Il est possible également que des témoignages de migrants ou d’immigrés puissent toucher les citoyens. Cela rééquilibrerait considérablement le débat. Que des sociologues ou des démographes sérieux puissent s’exprimer permettrait de lever la chape de plomb que la majorité des politiques et les médias traditionnels font peser sur cette question. Il en a été de même pour la Convention sur la Fin de vie. Tous les points de vue ont pu être entendus et les citoyens ont considérablement appris, leur jugement s’est fait beaucoup plus solide et leur avis nuancé.
Pourquoi n’en serait-il pas de même sur l’École ? Tous les citoyens sont concernés et il me semble qu’une convention citoyenne sur l’école permettrait de sortir des clichés sur l’autorité, la performance, le niveau qui encombrent le débat public aujourd’hui. Faire en sorte qu’un groupe de citoyens puisse réellement enquêter, se faire une opinion et construire un avis éclairé sur ce qu’est l’école et son fonctionnement aujourd’hui me semble un impératif. Évidemment le diable est toujours dans les détails et il faut être bien sûr très attentif aux conditions d’organisation d’une telle Convention. C’est la raison pour laquelle des instances comme le CESE ou la CNDP (Commission nationale du débat public) qui occupent dans notre démocratie, une position de neutralité relative, sont beaucoup mieux placées pour organiser un tel débat que le gouvernement lui-même.
Vous êtes un spécialiste de ces questions et vous avez observé les précédentes conventions (climat, fin de vie), vous avez pu voir les contraintes et les obstacles qui pèsent sur leur mise en œuvre mais aussi sur les usages qui en sont faits. Pouvez-vous lister les conditions de réussite (et les limites) d’un tel dispositif ? Quels conseils donneriez-vous aux organisateurs ?
Je suis effectivement très bien placé pour constater et comprendre les frustrations qu’ont engendrées ces deux exercices. C’est à l’occasion de leur rentrée dans l’atmosphère de la vie politique ordinaire que ces deux OVNI politiques se sont heurtés à l’inertie ou au mauvais vouloir des détenteurs du pouvoir en place. Ces deux exercices démocratiques se sont révélés incroyablement robustes d’un point de vue démocratique et à cet égard ont été observés et imités par le monde entier mais leur articulation sur le processus de décision a posé problème : trahison du « sans filtre » par E. Macron pour la CCC et interruption du processus législatif pour la fin de vie. Cela ne remet nullement en cause leur force de transformation de nos démocraties.
La démocratie participative et délibérative, hélas, est condamnée à être tributaire de la bonne volonté politique des représentants et les nôtres n’en font aucunement preuve. Mais si l’on observe ce qui s’est joué en Irlande où deux conventions citoyennes ont abouti, à l’issue d’un référendum, à la reconnaissance du mariage gay et du droit à l’avortement, leur absence d’influence sur la décision n’est pas inéluctable à l’échelle nationale. D’autres exemples plus locaux vont également dans ce sens.
Il me semble essentiel de ne pas lâcher ce chantier de transformation de nos institutions. Il va devenir de plus en plus difficile à ceux qui autorisent ce type de démarche, de ne pas en tenir compte. Nous commençons seulement à expérimenter cette nouvelle voie démocratique. Le soutien de l’opinion et la qualité de l’engagement des citoyens qui se mobilisent dans ces expériences, m’incitent à un certain optimisme. Le cynisme et l’inconscience de la plupart de nos représentants qui ne perçoivent pas qu’ils dansent sur un volcan, eux, me consternent.
Propos recueillis par Philippe Watrelot
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