« La vulnérabilité ». Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. « Le fait de prendre acte de la vulnérabilité et de la finitude de tout humain replace chacun dans son état de « parcelle d’humanité » parmi une infinité d’autres parcelles à la fois uniques et interdépendantes » écrivent-ils dans ce texte.
La vulnérabilité désigne l’état de ce qui est fragile, atteignable, ce qui peut être facilement blessé, voire détruit. Elle est le propre du vivant et tout particulièrement de l’humain.
« L’enfant naît inachevé, fragile, vulnérable et mortel. Il va devoir assumer sa vulnérabilité au travers du manque, de la perte, de l’incomplétude, de la frustration, de l’insécurité et de la précarité… Il va lui falloir grandir en prenant conscience de sa vulnérabilité, afin de l’assumer par un travail de désillusionnement lui permettant de sortir de la toute-puissance. Éduquer, c’est en ce sens permettre de s’assumer comme être vulnérable, tout en étant capable de prendre en compte la vulnérabilité d’autrui par l’élaboration d’un rapport de sollicitude. C’est la prise en compte de la vulnérabilité humaine qui engage chaque humain dans une responsabilité tant de soi-même que d’autrui ». (MARPEAU 2013, 104)
Autant la vulnérabilité d’un nouveau-né est source d’émerveillement, autant les codes sociaux nous disent qu’être vulnérable, c’est être fragile, petit, dominé par les plus grands. C’est être un perdant potentiel, à la merci du plus fort. Cette vulnérabilité doit alors être dissimulée par l’affirmation de ses capacités, de sa compétitivité et de ses performances. Cette représentation permet de masquer les fragilités, mais elle engendre des comportements d’agressivité, de domination, voire de toute-puissance et de rejet de l’Autre.
La vulnérabilité fondatrice de l’humain en l’homme
« Le petit de l’homme naît biologiquement hominisé, en tant que produit d’une évolution biologique, mais il ne devient culturellement humain, ne s’humanise, que par appropriation, par le processus éducatif, du monde humain où il naît, et des façons d’en user ». CHARLOT, 2020, 200.
Si nous n’avions pas appris à habiter notre vulnérabilité nous serions restés une espèce animale parmi les autres, peut-être plus intelligente, parce qu’« hominisés », mais nous n’aurions pas pu nous humaniser. Toute vie étant un cheminement vers la mort, la vulnérabilité est paradoxalement l’une des conditions de la vie. Mais, à la différence du monde animal, c’est la conscience de notre finitude et de notre vulnérabilité qui nous permet de nous humaniser par le dépassement de notre vulnérabilité dans la sublimation et la création au service de la vie. Faute de ce travail tant individuel que collectif, nous masquons notre vulnérabilité et nous utilisons la vulnérabilité d’autrui afin de dominer et d’asservir.
Les façons dont la vulnérabilité est appréhendée
Chaque élève peut s’humaniser en s’orientant vers la créativité ou se déshumaniser en s’orientant vers la destructivité. C’est par l’accès à la conscience de la fragilité de la vie qu’il devient responsable. Le processus par lequel un élève élabore progressivement son humanisation passe certes par l’accès aux connaissances, mais il passe surtout par l’éducation dans le passage de l’être de nature, agi par la pulsion face à des besoins, à l’être de culture, éclairé par une hiérarchie de significations et de valeurs.
L’école est prise dans un système économique qui considère la vulnérabilité comme le moyen de dominer et d’exploiter autrui à son propre profit. C’est aussi ce que font les prédateurs dans chacun des domaines où l’humain dévoile sa fragilité, en exerçant leur pouvoir, de domination et l’asservissement. C’est ce même rapport de domination qui s’expérimente chez les élèves dans le harcèlement d’un plus vulnérable. À l’opposé, un élève peut être dans l’empathie et prendre en compte la vulnérabilité d’autrui et lui venir en aide. Cette sollicitude permet d’appréhender la vulnérabilité en tant que condition du processus d’humanisation. Cela nécessite le dépassement de la volonté de puissance. S’il est évident que l’institution scolaire se doit d’interdire l’exploitation de la vulnérabilité, elle se doit aussi de célébrer les solidarités qui transforment les vulnérabilités en ressources, ce qui est un redoutable défi.
Le fait de prendre acte de la vulnérabilité et de la finitude de tout humain replace chacun dans son état de « parcelle d’humanité » parmi une infinité d’autres parcelles à la fois uniques et interdépendantes. Cette conscience ouvre à la liberté de s’élever et de tenir debout, malgré, avec, et grâce à la vulnérabilité. Cela permet de percevoir que lorsqu’il y a déchaînement de violence et destructivité, c’est qu’il y a eu déni ou refus, de l’auteur et de son environnement, de sa condition d’humain, de sa vulnérabilité, de sa propre finitude, et refuge dans l’illusion de toute-puissance.
Les enjeux de la vulnérabilité
La vulnérabilité est la chance, la force et la grandeur de l’humain. Grandir en humanité, c’est se tenir debout et se tenir ensemble en assumant sa vulnérabilité et le risque d’un possible effondrement. C’est la conscience d’une appartenance à un monde vulnérable qui convoque chaque élève au respect de l’environnement, d’autrui et de soi-même.
Les situations de harcèlement devraient être saisies par l’institution scolaire comme étant des occasions, certes difficiles mais pertinentes, pour mettre en débat, au sein d’une classe et d’un établissement, les enjeux d’humanisation et de déshumanisation de chacun et de tous dans le rapport à la vulnérabilité.
La fragilité des équilibres rendant possible la vie oblige à grandir et à investir chaque fragment de possible émergeant chez chacun des élèves comme autant de chances à ne pas manquer. Travailler avec l’humain en devenir, c’est aider autrui à trouver sa propre place grâce à ce qui fait ressource dans la singularité de ses propres fragilités. On pense que les personnes vulnérables ont besoin d’être assistées et n’ont rien à donner. Or elles nous révèlent ce qu’est exister en tant qu’humain par la façon unique dont elles ont réussi à tenir debout en assumant le poids de leur vulnérabilité.
Comment prendre conscience de notre vulnérabilité ?
L’école refuse la mise en évidence de la vulnérabilité, parce que ce qu’elle note et met en avant, c’est la compétitivité, la performance et le résultat.
C’est très compliqué d’accéder à une conscience positive de la vulnérabilité à l’intérieur de l’école, car l’école est une institution qui célèbre la puissance. Pour que la vulnérabilité soit reconnue, il faudrait qu’elle soit célébrée. Or, la manifestation de vulnérabilité prise en compte par l’école, c’est l’erreur qui se traduit pour l’élève en une mauvaise note.
L’école est un cadre qui célèbre la connaissance et qui évacue en grande partie les autres richesses humaines, que sont les richesses de la fragilité, de l’émotion, la créativité ou l’inventivité.
Prendre conscience de la vulnérabilité, c’est sortir du schéma où la vulnérabilité serait un danger pour l’envisager comme un lieu de ressources et de vigilance réciproque qui permettent de tenir ensemble.
En même temps, l’école promeut le travail sur les émotions ou sur l’empathie, par exemple…
Ce sont des intentions déclarées, mais plus elle en parle, moins elle le fait. Par exemple, l’école ne dit pas que, quand un jeune explose de colère, l’enseignant peut arrêter le cours pour penser et faire réfléchir sur ce qu’est la colère.
C’est aussi la question du slogan de l’école inclusive : une école inclusive serait une école dans laquelle un enfant ne serait pas obligé de masquer qui il est dans un costume d’élève. Il arrive parfois avec un cabas lourd des violences subies dans sa vie ordinaire. Un enfant ne devrait pas être obligé de cacher qu’il dort dans la rue quand il va à l’école, ou que ses parents sont des réfugiés qui ont une OQTF.
Pour prendre conscience de sa vulnérabilité, il faut non seulement ne pas la cacher, il faut qu’elle puisse être célébrée, mais pas qu’un élève la vive tout seul dans son coin, car dans ce cas, il peut se faire détruire.
La question de la vulnérabilité se joue aussi dans la famille ou au plan politique. La grande difficulté, c’est qu’on ne peut pas désirer devenir vulnérable. La dynamique d’existence du vivant, c’est que l’identification se fait à la réussite et à la toute-puissance. Pour reconnaitre et affecter un statut positif à la vulnérabilité, il faut faire un cheminement, mais c’est un renversement sociétal, et l’école est inscrite dans la société.
En fait, il faut accéder à la compréhension de ce qu’est la sublimation. La sublimation, c’est le dépassement de la vulnérabilité et de la frustration dans quelque chose qui a plus de valeur : je peux m’identifier à quelqu’un qui va apparemment ne pas réussir parce que je me mets au travail de questions aux enjeux beaucoup plus importantes à mes yeux.
Qu’est-ce qui fait qu’un enfant devient harceleur, souvent du plus vulnérable ?
Le problème pour moi, c’est qu’on s’adresse au « comment » (qu’est-ce qu’il faut faire ?) et on évite de se poser la question du « quoi » (qu’est-ce qui se passe ? ça vient de quoi ? quel est le processus à l’œuvre ?). L’origine, chez certains enfants par exemple, peut venir du système de célébration de la performance et de la toute-puissance, qui met les moins bons de côté. Leur mise à l’écart développe chez eux la tendance à harceler, afin de pouvoir eux aussi accéder à un certain type de performance.
On a une pensée matérialiste et factuelle et on a du mal à entrer dans une la pensée processuelle de ce qui se passe, ayant trait à la permanence de l’humain dans cette situation-là, et en quoi le travail de l’humain n’a pas été prise en compte en amont. Et si je veux que le phénomène ne se reproduise pas, il me faut énoncer les garants que je dois mettre en place.
Si je ne pense pas les processus qui permettent les développements du meilleur comme du pire et que je prends juste une situation factuelle et m’arrête à « qu’est-ce qu’on fait ? » et « comment on s’y prend », j’agis avant de tenter de comprendre ce qui se passe.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain