Comment est-on passé d’un simple surnom affectueux de poupée, à une catin ? D’un féminin sans connotation à une garce ? Dans Pute – Histoire d’un mot et d’un stigmate, Dominique Lagorgette, spécialiste de linguistique historique, rend compte de l’étude qu’elle a menée sur l’histoire du mot « Pute » et de tous les autres mots associés au travail du sexe depuis onze siècles. Un vocabulaire tellement abondant – plus de 600 termes dénombrés – qu’elle en conclut que « tous les mots qui renvoient aux femmes », même les plus « innocents », finissent presque toujours par « renvoyer aussi aux prostituées, et inversement ». Et si « chasser les mots ne suffit pas à détruire les idées », doit-on pour autant accepter la banalisation de certaines injures, sans cesse entendues dans le cadre scolaire, et bien au-delà ? Devenues simples « ponctuants de la langue », auraient-elles perdu pour autant leur pouvoir stigmatisant ? Dominique Lagorgette répond aux questions du Café pédagogique…
En quoi est-il particulièrement intéressant, dans le cadre d’une recherche de linguistique historique, de travailler sur l’histoire du mot « pute » ?
Travailler sur l’histoire de la langue est un bon moyen de comprendre comment le français a évolué, comment se font les changements à tous les niveaux (syntaxe, lexique, sémantique, par exemple), et cela donne aussi accès aux représentations d’une époque sur le monde, car l’histoire des mots témoigne des mœurs et de leur régulation : quand je travaille sur les insultes, par exemple, cela me permet de faire émerger les systèmes de valeur des locuteurs et locutrices, car on n’insulte qu’avec ce que l’on méprise ou réprouve.
Avec « pute », qui à l’origine en ancien français veut dire « sale », ce sens concret général de l’adjectif a pris graduellement des valeurs abstraites puis s’est spécialisé sur les femmes qui ne respectaient pas, d’après leurs contemporain.es, les prescriptions morales majoritaires sur les bonnes mœurs et est devenu plus fréquent comme substantif. Ce phénomène de passage du concret à l’abstrait est un classique du changement linguistique. Ce qui est frappant dans ce cas, c’est la spécialisation sur les femmes, mais aussi la possibilité d’étendre cette appellation aussi bien à une profession précise (les travailleuses du sexe) qu’à n’importe quelle personne (car on le trouve aussi pour les hommes), alors que « putain » semble réservé aux femmes.
Et puis, si l’on prend en compte non plus le seul mot « pute » mais l’ensemble du domaine des termes référant à la prostitution, on est vite effaré.e par le nombre de mots au fil des siècles consacrés aux mœurs féminines dites « légères ».
On s’accorde aujourd’hui à penser que le mot « pute » a une étymologie latine. Quelle en est la signification originelle ? Celle-ci était-elle déjà porteuse de stigmate ?
L’adjectif « putidus » signifie « sale » en latin, et d’ailleurs on le reconnaît dans les modernes « putois » et « putride ». En ancien français (9e-13e siècles), on trouve l’adjectif employé pour des objets (« pute ortie »), des abstractions (« pute orine », mauvaise, sale origine) et des personnes (« pute vieille »). Le substantif « pute » (au cas sujet, car l’ancien français a conservé deux des six cas de la déclinaison latine) et « putain » (le même mot au cas régime, c’est-à-dire pour la fonction complément) devient vite l’un des vecteurs majeurs de la péjoration contre les femmes dites « de mauvaise vie ».
Depuis le sociologue Ervin Goffman, on parle de « stigmate » pour certaines catégories de personnes que le groupe majoritaire détenant les pouvoirs économique et politique rejette, méprise et même punit. Dans le cas des femmes, on voit émerger avec « putain » dès le moyen âge ce phénomène de mise à l’écart (par exemple avec les différentes politiques de régulation ou de bannissement hors les murs de la ville des travailleuses du sexe, ou avec l’usage de « putain » pour ruiner la réputation d’une femme).
Outre le mot « pute », mot tabou interdit, vous avez répertorié plus de 600 termes qui évoquent par euphémisme la prostitution en usant de métaphores, périphrases… Que dit cette abondance de la manière dont sont considéré·es les travailleurs et travailleuses du sexe ?
En fait, je suis partie de corpus existants, soit chez d’autres chercheurs et chercheuses, soit dans des bases de données, comme Gallica et Retronews, Frantext, la Base de français médiéval ou même Google, et enfin de mes lectures personnelles. Pierre Guiraud en 1978 (dans Sémiologie de la sexualité, Paris, Payot) chiffrait ces mots à environ 600, et j’irais même jusqu’à 700, le temps apportant des nouveautés, notamment par l’emprunt à d’autres langues (comme avec tchoin ou bitch).
Cette énorme masse de termes et d’expressions montre toute la vitalité du tabou sur la sexualité féminine et des stéréotypes de genre : pour mentionner tout de même le référent d’un terme banni, on déploie des images qui sont censées l’évoquer, avec des métaphores (par exemple animales : grue, chienne, louve), des métonymies ou des synecdoques (paillasson, marmite, viande) plus ou moins triviales ou poétiques (latrine, fleur de macadam). On parle d’euphémie pour ce procédé de contournement des « gros mots », mais il ne réduit pas pour autant la violence de la comparaison.
Cet ensemble témoigne de la fascination et de la répulsion que suscitent les travailleuses du sexe, en particulier durant la seconde moitié du 19e siècle, sorte d’heure de pointe des dictionnaires et traités recueillant la « langue verte ». Ces mots donnent à voir l’immense dédain, et plus encore l’immense crainte vis-à-vis des classes populaires, en particulier envers les femmes autonomes, sans tutelle masculine.
Vous ajoutez qu’ « en fait tous les mots qui renvoient aux femmes » peuvent aussi renvoyer aux prostituées et inversement », à tel point qu’« on peut se demander s’il ne serait finalement plus simple de lister » ceux qui ne le font pas. « Quoi qu’elle fasse une femme – écrivez-vous – une femme peut être insultée, non pas en lien avec une action précise, mais par le fait même de n’être pas homme ». Pourriez-vous revenir sur ce point et nous donner un exemple de ce glissement systématique ?
Cette idée, dont j’ai voulu vérifier l’évolution, vient de deux grandes chercheuses que je trouve qu’on ne lit plus assez : Robin T. Lakoff (Language and Woman’s Place, New York, Harper & Row, 1975) pour l’anglais et Marina Yaguello pour le français. Son livre, Les Mots et les femmes (Payot, 1978), devrait être inclus dans tous les programmes scolaires ! Ma recherche a élargi la sienne, 40 ans plus tard, et l’on constate que malgré tous les mouvements féministes, rien n’a changé : on passe toujours de l’idée de femme vers celle de travailleuse du sexe et inversement avec les mêmes termes, en maintenant comme si ça allait de soi misogynie et putophobie.
Un bel exemple nous est donné par « garce » : au moyen âge, il réfère aux jeunes filles, donc à un genre et à une tranche d’âge, sans porter aucun jugement moral ; on le trouve plus tard aussi avec le sens de « jeune servante » – s’y ajoute donc la notion de stratification sociale. Le jugement moral, plus ou moins diffamant, sur les mauvaises mœurs, arrivera au 17e siècle, et dès le 18e siècle seul restera le sens péjoratif. On ne compte plus les termes ayant connu le même trajet sémantique, de la neutralité vers l’axiologie, c’est-à-dire le marquage d’un jugement de valeur par le locuteur ou la locutrice (car les femmes ne disent pas que du bien des autres femmes, ne l’oublions pas).
Le mot « putain » est souvent employé comme « ponctuant de la langue », comme s’il avait perdu sa valeur d’injure, et qu’il était « désémantisé ». Pour autant son emploi ne maintient-il pas le stigmate sur les prostituées en particulier, et sur les femmes en général ?
Comme le précisait le sociolinguiste William Labov dès les années 1970, il faut distinguer ce qui est dit de ce qui est fait : dans le cas des jurons, il semble assez clair que crier « putain » sous l’effet d’une émotion vive n’a rien à voir avec dire à quelqu’un que c’est un.e ceci-cela, en termes d’acte accompli. En linguistique, on parle pour ces situations de figement : le sens initial n’est plus convoqué dans les énoncés, bien souvent automatiques, plus ou moins contrôlables, et n’importe quel mot peut remplir cette fonction ; c’est avant tout une question d’habitude, d’usage personnel (et culturel, car dans le reste de la francophonie, « putain » n’est pas aussi répandu, voire pas du tout, avec cette fonction), mais aussi de rapport au tabou. Dans la mesure où « putain » est aussi une insulte, on ne peut nier que le stigmate reste vivace par cet usage. Toutefois, notons que l’usage de « putain » comme insulte a fortement baissé ces dernières décennies par rapport à « pute », qui n’est jamais employé pour jurer – comme si les deux termes avaient chacun leur rôle.
Dès lors, même si, comme vous l’écrivez, « chasser les mots ne suffit pas à détruire les idées », quelle réponse formatrice pourrait-on, à votre avis, opposer à la banalisation de ces injures sexistes, auxquelles on est très souvent confronté·es dans le cadre scolaire ?
Comme pour tous les mots tabous, on constate deux stratégies : soit bannir, soit expliquer. Il me semble que l’on doit adapter la réponse aux besoins des publics auxquels on enseigne : si en maternelle il n’est pas concevable de raconter l’histoire du mot ni même d’en évoquer les sens, en revanche, expliquer que ce mot fait du mal aux gens est possible. On se concentre sur les effets de l’énonciation sur leur destinataire, et non sur le mot employé pour produire cet acte de langage, ce qui rend logique son interdiction.
La ligne de démarcation entre bannissement et explication me semble moins nette pour le collège et moins encore pour le lycée. En effet, outre le fait que les jeunes entendent constamment ces mots hors de l’espace d’enseignement (voire dans ses murs), il est difficile de les contourner, de même que l’ensemble des mots renvoyant aux travailleuses du sexe ou aux femmes dites de mauvaises mœurs, dès que l’on aborde la littérature ou les arts (et je ne parle même pas des médias et des réseaux sociaux contemporains). Les stéréotypes de femmes fatales et autres héroïnes plus ou moins heureuses abondent tellement dans la littérature du 19e siècle, par exemple, que ce sont des personnages incontournables dont les dénominations constituent, en plus, une sorte de tour de force stylistique pour les écrivains (hommes riches blancs plus ou moins misogynes, rappelons-le). Un peu d’étymologie et d’explications sur l’histoire des représentations culturelles me paraissent plus pertinentes dans ce cadre qu’un silence pudique.
Propos recueillis par Claire Berest
« Pute – Histoire d’un mot et d’un stigmate », Dominique Lagorgette. Editions La Découverte. EAN : 9782348075858
https://www.editionsladecouverte.fr/pute-9782348075858
En soutenant le Café pédagogique, vous accompagnez un média indépendant. Depuis 2001, grâce à vous, le Café pédagogique vous accompagne au quotidien sur les chemins tortueux de l’École. Nous sommes présents dans les classes pour faire connaître vos réalisations. Vous pouvez nous soutenir par un abonnement à 5 euros par mois.
Pour recevoir notre newsletter chaque jour, gratuitement, cliquez ici.