Et si l’on faisait de la lecture un événement, donc une activité collective et publique ? Et si on amenait les élèves à faire le storytelling de leur lecture : à raconter, en ligne et en réseau, leur appropriation de l’œuvre ? C’est l’invitation d’un projet mené en 3ème par Christelle Lacroix et Virginie Paresys au collège des Hauts de France à La Malassise. Tablettes numériques et réseaux sociaux sont utilisés pour explorer un roman contemporain par la créativité et la collaboration, échanger avec l’auteure, accompagner et restituer la séquence de travail, fixer les connaissances et les réflexions par leur publication. Christelle Lacroix a présenté au 10ème Forum des Enseignants Innovants ce projet qui fait du storytelling « l’occasion d’un méta apprentissage » et du texte littéraire « un vecteur de partage, de communication et de réflexion au cœur même de la société. » Explications …
Dans quel contexte avez-vous mené ce projet ?
Pour mener ce projet avec deux classes de troisième, j’ai travaillé en binôme avec Virginie Paresys, dans notre collège des Hauts de France, La Malassise, où chaque élève dispose de sa tablette personnelle. Nous travaillons en déploiement iPad 1:1 (1 tablette pour 1 élève) depuis septembre 2013. Toutes les salles de classe sont équipées de wifi et d’une Apple TV permettant à quiconque de prendre la main sur le vidéo projecteur.
La pédagogie que nous utilisons est une pédagogie active permettant aux élèves de s’engager dans divers projets. Nous avons toujours enseigné en veillant à ce que l’élève soit au cœur de ses apprentissages, mais il faut bien dire que le numérique facilite largement cela. Pourtant, le numérique, s’il aide l’élève à apprendre, l’aide-t-il à comprendre en même temps l’intérêt, le sens et l’utilité de ses apprentissages ?
Le projet «River Castle, de l’histoire au storytelling» permet de l’affirmer clairement. Il a été mené en septembre-octobre 2017 au cours du premier chapitre de l’année : « Progrès et rêves scientifiques : est-on maître de ce que l’on crée ? ». Les élèves de 3ème, après avoir découvert les origines de la robotique (Pygmalion et Golem), ont réfléchi au pouvoir de l’homme sur l’objet créé (Asimov, Le robot qui rêvait) et réalisé une réécriture interactive à plusieurs entrées de cette nouvelle. Ils ont ensuite abordé la problématique du pouvoir de l’homme sur l’homme en lisant l’Episode 1 de River Castle de Solenne Hernandez, un livre numérique interactif et rencontré l’auteure via Face time. Toute leur démarche, ils l’ont communiquée, expliquée, analysée, ce qui a donné lieu à un storytelling.
Le projet s’appuie sur un roman interactif de Solenne Hernandez, « River Castle » : pouvez-vous nous présenter ce livre ?
« River Castle » est un livre numérique interactif publié aux éditions Adrenalivre, téléchargeable gratuitement sur l’Appstore ou sur Google play. L’application a été installée sur la tablette de chaque élève. L’histoire commence par l’annonce de la fin du monde prévue le 6 mars 2016. Ce n’est en réalité qu’une supercherie, de l’organisation de scientifiques Omega, pour prendre le pouvoir sur l’homme. L’originalité de cette dystopie est qu’elle permet de découvrir l’histoire selon le point de vue de six personnages différents. Le lecteur choisit un personnage et suit son parcours. En bas de chaque page à différents moments de l’histoire, il est invité à faire des choix, sur le même principe que les livres « dont vous êtes le héros », et selon ces choix, il débloque d’autres personnages. L’histoire se construit et s’enrichit par l’apport de ces différents points de vue.
Comment avez-vous aidé les élèves à entrer dans la lecture de cette dystopie ?
Pour lancer la lecture, le prologue a été lu en classe avec les élèves, et un guide de lecture, permettant un relevé d’informations sur les personnages, l’espace-temps, l’évolution de l’intrigue et une formulation personnelle d’hypothèses pour chaque personnage pour l’épisode 2 (par encore publié au moment de notre projet), a été remis aux élèves.
Parallèlement, une séance de présentation du réseau Twitter, du compte classe, des contraintes d’écriture, a été effectuée. Une première mise en relation avec l’auteure via ce réseau a également eu lieu.
Quelles ont été les différentes étapes et modalités du travail d’écriture ?
Durant ce temps de lecture autonome où les élèves ont découvert le projet d’Omega, et ont pu s’interroger sur les dangers d’une telle réorganisation de la société, nous avons lancé le projet Omala. Pour cela, nous avons étudié Le Robot qui rêvait d’Asimov, en dévoilement progressif, et à chaque arrêt stratégique du texte, les élèves rédigeaient la suite comme s’ils étaient l’auteur, avant de découvrir ce qu’avait écrit Asimov. Cela les a amenés progressivement à s’interroger sur le pouvoir et les limites de l’homme sur l’objet créé.
A la fin de l’analyse, ils ont, en trinôme, réalisé une capsule numérique, que nous avons intégrée au texte d’Asimov, pour en faire, sur le principe de River Castle, une histoire à plusieurs entrées dans le but de l’offrir à Solenne Hernandez, pour la remercier de la rencontre.
Après la lecture de River Castle, afin de préparer la rencontre en face time prévue le 11 octobre 2017, nous avons remis aux élèves un plan de travail. Nous avons constitué 6 groupes-personnages par tirage au sort. La première étape consistait à confronter les scénarios proposés par chaque élève dans le guide de lecture, et à partager les hypothèses de lecture imaginées pour l’épisode 2. Ensuite, ils ont préparé la rencontre, en formulant des questions visant notamment à vérifier les hypothèses. Parallèlement, ils ont communiqué, échangé sur le réseau Twitter, annoncé l’événement.de diverses façons (bande annonce, gif, affiche…).
Au fur et à mesure des étapes du travail, les élèves déposaient leurs productions dans un Padlet, de sorte que le professeur pouvait évaluer les différents travaux et guider les élèves.
Après la rencontre, chaque groupe a conclu l’aventure par le storytelling afin de raconter l’histoire de l’expérience vécue autour de chacun des personnages.
Les élèves sont amené•es à travailler par groupes : selon quel fonctionnement ? quels vous semblent les bénéfices d’une telle distribution des rôles ?
Les élèves ont été répartis en six groupes de cinq. Chaque personnage du livre a ainsi été étudié à la loupe par un groupe en suivant le plan de travail. Un temps prévu par étape était indiqué et conseillé de respecter pour une gestion optimale du temps. A l’intérieur de chaque groupe, les élèves avaient une responsabilité « en plus » : le maître du temps vérifiait que le temps imparti pour chaque étape était respecté, le régulateur vérifiait que la parole soit équitablement répartie dans le groupe et que les idées de chacun soient écoutées, l’expert d’orthographe (nommé à ce rôle pour ses compétences linguistiques évaluées antérieurement) vérifiait que les publications publiques (via Twitter) et privées (pour la classe et les enseignants via padlet) ne comportaient pas d’erreur d’orthographe, le reporter était chargé de réaliser un reportage du travail de son groupe sur Twitter, et l’évaluateur vérifiait, grille critériée à l’appui, que chacun dans le groupe jouait correctement son rôle.
Une telle répartition a permis que chacun collabore au projet, et que ce projet ne soit pas porté par quelques élèves plus impliqués que d’autres. L’engagement des élèves sur ce projet a été remarquable, ils se sont vraiment appropriés l’œuvre « River Castle » : il fallait que face à l’auteure, ils assurent !
Le projet inclut un usage régulier de Twitter : selon quelles modalités et avec quels profits ?
A chaque étape du travail, le reporter prenait des vidéos et des photos qu’il postait sur le compte classe, il tweetait et communiquait avec l’auteure qui répondait parfois simultanément aux questions ou commentaires des élèves. L’occasion aussi de permettre aux followers (les parents parfois) de suivre en direct les avancées du projet, d’ouvrir ainsi virtuellement les portes de la classe et de faire du cours de français un événement à ne pas rater. Chaque groupe a ainsi diffusé une bande annonce, des gifs, une affiche de la rencontre de ce groupe avec l’auteur. En fin de projet, la réalisation d’un « Moment » littéraire sur Twitter, a révélé le sens de la démarche, et fait d’une rencontre littéraire avant tout une rencontre humaine.
Une rencontre a donc eu lieu avec Solenne Hernandez via internet : quel dispositif avez-vous adopté ? en quoi ce roulement vous semble-t-il préférable à un face-à-face avec la classe entière ?
Pour le Face Time, chaque classe disposait d’un créneau de 55 minutes. Afin que chaque groupe-personnage puisse communiquer avec l’auteure de façon équitable, des îlots étaient installés dans la salle. Les îlots sur lesquels les élèves tournaient toutes les 8 minutes, étaient répartis comme suit : zone de préparation à l’interview, zone d’interview en face time, zone de tweets des questions du groupe en interview, zone de tweets des réponses de Solenne Hernandez au groupe en interview, zone de reportage (photo, live-tweet du groupe en interview), zone de débriefing post-interview.
Pendant l’heure, les groupes ont passé 8 minutes sur chaque îlot et ont contribué à chaque fois à la réussite de l’interview d’un autre groupe. Le choix de 6 interviews de 8 minutes a permis à chaque élève de prendre la parole, et d’être entendu pour ce qu’il avait à dire à l’auteur.
Les élèves ont enfin été invité•es à réaliser le « storytelling » de leur aventure : comment ? pourquoi ce choix ?
La séance qui a suivi la rencontre avec l’auteure a effectivement été consacrée au stroytelling de leur aventure directement sur l’application Twitter dans la rubrique « Moments » du compte classe. L’occasion de faire le point sur les tweets des différentes étapes, de les rassembler dans le but de mettre en valeur : le démarrage du projet, la préparation de la rencontre, l’annonce du projet par bande annonce et/ou gif, l’interview le jour de la rencontre avec les questions/réponses, le débriefing.
Le storytelling est aussi l’occasion d’un méta apprentissage au cours duquel les élèves réfléchissent, commentent, et partagent leurs apprentissages en réseau. L’aboutissement d’un travail collaboratif où chacun a donné sens au projet, a contribué à sa réussite.
Au final, quel bilan dressez-vous de ce projet original ?
Au-delà des compétences disciplinaires, ce sont de nombreuses compétences transversales qui ont été développées au cours de ce projet : organisation, collaboration, création, communication, adaptation … Le texte littéraire, comme support d’activité, utilisé pour autre chose que l’analyse de texte auquel on aurait pu se contenter d’associer une activité d’écriture, s’est présenté ici comme un vecteur de partage, de communication et de réflexion au cœur même de la société. Sans quitter les locaux du collège, l’élève a tout de même fait un beau voyage : à chaque séance, les murs de la classe n’existaient plus, les interrogations des élèves, exposées sur le réseau Twitter, trouvaient presque simultanément leurs réponses dans les échanges avec l’auteure. Le développement de l’identité personnelle de l’élève, comme membre d’une classe, sur un réseau social a trouvé tout son sens. La possibilité pour eux d’être lus et suivis dans les foyers, par les amis a indéniablement développé « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante ». Autrement dit l’activité littéraire s’est doublée de l’activité de littératie numétique.
De manière générale, à la lumière de ce projet, en quoi le numérique vous semble-t-il avoir un intérêt pédagogique ?
A la question : le numérique, s’il aide l’élève à apprendre, l’aide-t-il à comprendre en même temps l’intérêt, le sens et l’utilité de ces apprentissages ? nous répondons oui.
Les élèves ont eu l’occasion de faire un retour sur cette expérience dans un padlet et de prolonger ainsi la réflexion. Depuis, certains élèves se sont même créés un compte personnel élève, et tweetent après chaque séance sur le contenu du cours de français. En fin de chapitre, ils publieront leur « Moment » littéraire personnel, en imprimeront un flash code qui viendra s’intégrer ensuite naturellement dans le classeur : un moyen fort intéressant, il faut bien le dire, de s’approprier ses apprentissages et de communiquer sur ce sujet. C’est par l’acquisition d’une culture numérique, de partage et de collaboration que l’élève obtiendra les clés du monde de demain.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet River Castle
Affiche interactive du projet
Le projet Omala
Le padlet retour sur apprentissages
Storytelling d’un groupe
Bande annonce