Et si internet avait existé au temps des grands personnages de la littérature ? En 1885, Guy de Maupassant raconte dans Bel-Ami l’histoire de l’ambitieux séducteur Georges Duroy. En 2018, Georges Duroy courtise sur Tinder, échange via Snapchat, intrigue via SMS, construit son réseau sur Twitter, trouve un logement à Paris via Airbnb … Voilà quelques exemples du travail de réécriture, numérique, jubilatoire, formateur, qu’ont mené les secondes de Françoise Cahen au lycée Maximilien Perret d’Alfortville et qu’elle a présenté au 10ème Forum des Enseignants Innovants. Et si pour s’approprier une œuvre littéraire il n’y avait rien de mieux que l’écriture d’invention, celle-là même qui serait menacée au bac de français ? Et si pour faire revivre des héros de papier il n’y avait rien de tel que le numérique, que le bac de français empêche d’exploiter à sa juste valeur ? Eclairages sur un travail exemplaire …
En quoi a consisté ce projet créatif autour de Bel-Ami ?
En classe de seconde, la lecture de Bel-Ami permet d’envisager un objet d’étude du programme : le roman naturaliste du XIXème siècle. Nous avons parallèlement étudié avec les élèves un groupement de textes issus d’autres œuvres naturalistes et réalistes autour de la question de la beauté : le vrai peut-il être beau ? Mais, pour aider les lycéens à lire Bel-Ami, je leur ai proposé ce projet créatif, au fil de six semaines. Nous l’avons intitulé « Et si internet avait existé au temps de Bel-Ami ? » Dès le départ, le but de réaliser une œuvre collective sous forme de livre numérique avait été fixé. Il s’agissait de lancer dans la classe une dynamique stimulante en instaurant un enjeu créatif. A priori, l’actualisation d’un roman sur des supports contemporains est plutôt une entreprise amusante, et nous avons en effet beaucoup ri. Voilà qui est bien plus drôle qu’un contrôle de lecture, tout en permettant au professeur de l’exercer malgré tout, d’une manière plaisante.
Ce travail permet aussi de parler avec les élèves des formes d’écriture en ligne, des réseaux sociaux, et il s’agit donc aussi d’éducation aux médias. C’est un aspect de notre mission d’enseignants que nous devrions de plus en plus prendre en compte, car les pratiques d’écriture et de lecture sont bouleversées par internet, et le professeur de français doit s’en saisir pour les questionner. Lorsque nous surfons sur internet au quotidien, de Facebook à Twitter en passant par Snapchat, Youtube ou Airbnb, ne lisons-nous pas un gigantesque roman-puzzle, tout en participant nous-mêmes à sa création? Si on y réfléchit bien, tous ces contenus fragmentés qui nous mettent en scène sont à leur manière des fictions réalistes…
Le recueil final présente des articles de natures très variées : comment se sont opérés le choix et la répartition ? comment les élèves ont-ils travaillé à leur réalisation ?
Chaque semaine, les élèves devaient lire plusieurs chapitres et choisir, par groupes de trois, trois créations à faire pour la semaine suivante, étagées parmi les chapitres à lire (pour être sûrs de couvrir tout le livre), en suivant donc l’idée d’une transposition anachronique du roman à l’ère des réseaux sociaux et d’internet. Une demi-heure de cours était consacrée à la planification de ce travail. J’avais préparé des sujets d’invention possibles parmi lesquels ils pouvaient choisir ceux qu’ils préféraient, mais les élèves pouvaient proposer d’eux-mêmes des sujets supplémentaires, ce qu’ils ont d’ailleurs fait très vite. La condition était de me prévenir pour s’assurer de la pertinence du sujet choisi. Les élèves avaient aussi la liberté du support de leur création, et même si le projet était plutôt numérique, certains ont rendu des copies classiques, ou des dessins sur papier. Ils discutaient de la répartition des tâches ensemble et trouvaient les premières idées en groupe. Ensuite, ils finalisaient le travail à la maison, et l’envoyaient sur un padlet quand il avait une forme numérique. Sinon, ils me le donnaient en classe et je photographiais certaines productions pour les mettre sur le Padlet. Parfois une étape de correction nécessaire venait compliquer l’évolution de notre petit recueil. Puis nous pouvions projeter les créations de la semaine en classe et les commenter.
Les élèves ont écrit directement sur les réseaux sociaux, comme Twitter, ou sur des sites internet existants (le forum de Madmoizelle.com par exemple), ils ont utilisé aussi des traitements de texte pour les imiter. Ils ont parfois travaillé avec leurs smartphones et ont fait des copies d’écran de Snapchat, de Messenger ou de SMS. Ils ont créé eux-mêmes des sites internet avec Wix. Je n’ai pas inséré dans le recueil final toutes les productions des élèves, mais celles qui semblaient le plus intéressantes, en m’assurant que tous soient bien représentés.
Pouvez-vous donner des exemples d’articles particulièrement originaux ou caractéristiques ? En quoi les articles en question vous semblent-t-il témoigner d’une réelle appropriation du roman, de ses personnages ou de ses enjeux ?
Ce sont les élèves qui m’ont proposé de faire un montage photo du profil de Bel-Ami sur Tinder : je n’y avais pas pensé, mais pour eux, il était évident que Georges Duroy, à notre époque, dans la situation où il se trouve au début du roman, aurait été inscrit sur Tinder. Mais ce regard « qui s’étend comme des coups d’épervier » que le héros pose sur les femmes dans l’incipit est tout à fait conforme à celui du séducteur qui vérifie sur Tinder quelles femmes sont dans les parages. Je me suis assurée que les élèves n’allaient pas s’inscrire sur ce réseau de rencontres, et nous avons pu discuter ensemble par exemple des âges légaux pour s’inscrire sur les différents réseaux sociaux, à cette occasion.
Les élèves m’ont souvent surprise : les sites internet qu’ils ont créés autour du Café Riche n’ont rien à envier à des sites de restaurant réels. J’ai particulièrement aimé les dialogues de type Messenger, Snapchat ou SMS entre personnages du roman : les émoticônes qui accompagnent les paroles des personnages m’ont souvent fait rire, ils importaient vraiment leurs propres codes dans le roman. Je trouve l’enregistrement sonore de Madame Walter dans le confessionnal, avec une voix transformée par un logiciel irrésistible.
En fait, j’ai constaté rapidement que les élèves prenaient ce travail comme un vrai défi, et ils ont été très inventifs : le compte Twitter de Bel-Ami est une réussite par exemple. Le personnage créé par les élèves est cynique, leur projection de Georges Duroy est assez saisissante. Ce ne sont que des secondes en tout début d’année, et ils m’ont beaucoup étonnée. Ce projet a créé les conditions d’un vrai travail dans le plaisir… Mais cela n’a rien de magique, n’idéalisons rien non plus ; une petite équipe de garçons n’a pas tellement travaillé malgré tout : c’est mon regret. Le projet nous a aussi fait réfléchir au fait que ce roman est un réseau social en lui-même, et aussi à notre usage des réseaux sociaux : peuvent-ils encore nous aider à réussir socialement ? Quelles sont leurs fonctions ?
De manière générale, en quoi vous semble-t-il intéressant de passer ainsi par l’écriture pour favoriser la lecture, par l’invention pour aider à l’interprétation ?
Je suis convaincue que l’invention est une façon de travailler la lecture des œuvres car si on relit par exemple le beau livre de Bénédicte Shawky-Milcent La lecture ça ne sert à rien, on se rend bien compte qu’une chose essentielle est bien le mécanisme d’appropriation de l’œuvre. Lire, c’est un peu à chaque fois réinventer le roman, alors que trop souvent la lecture scolaire se présente comme un processus de mémorisation objective (avec des questionnaires du type : « quel est l’âge du personnage page 40 ? ») en ignorant que l’essentiel se joue en nous sur le plan de l’imaginaire et des sensations. Je pense aussi que passer par un enjeu créatif collectif est également une excellente stimulation pour créer les conditions d’attention nécessaires à une lecture longue chez certains de mes élèves : je suis fan d’Yves Citton et c’est une des conditions qu’il pose dans son essai Pour une écologie de l’attention pour favoriser le travail des élèves.
Certains opposent volontiers le livre et les écrans : en quoi vous semble-t-il intéressant de passer ainsi par l’écriture numérique, en l’occurrence le détournement et la parodie de sites, d’interfaces, de langages web, pour retrouver à l’Ecole le plaisir de la littérature ?
Nous ne devons plus opposer le livre et les écrans mais travailler à les réconcilier : cessons de croire que les élèves n’écrivent pas alors qu’ils passent leur temps à taper des messages (souvent inventifs) sur des claviers, cessons de croire qu’ils ne lisent pas alors qu’ils lisent tout simplement différemment de nous, des formes plus fragmentaires. Mon hypothèse : utiliser leurs propres pratiques numériques de lecture et d’écriture comme des leviers d’accès à la littérature plus classique sera plus efficace que les dénoncer en criant désespérément que « La lecture, c’était mieux avant internet ! »
D’autre part, le jeu a toujours fait partie de la littérature : parodier une œuvre en la transposant de façon anachronique sur les réseaux sociaux s’inscrit dans la tradition des réécritures. Je ne dis pas que nous avons fait avec notre version de Bel-Ami une œuvre littéraire : ce n’est qu’un travail d’élèves, très imparfait, nous ne sommes pas encore James Joyce quand il réécrit l’histoire d’Ulysse ! Mais nous avons pris un plaisir collectif à construire ce projet, les élèves ont beaucoup lu les productions de leurs camarades, comparant leurs inventions. Certains ont fait des efforts considérables (car ils écrivaient chaque semaine quelque-chose d’original) et au-delà de toute considération purement scolaire, cette petite aventure collective et singulière autour de Bel-Ami restera un souvenir de création vivante et même facétieuse.
Cette démarche ne nous a d’ailleurs pas empêché de travailler parallèlement en classe la lecture analytique de façon plus traditionnelle, au contraire : je pense que ce genre d’expérience favorise ensuite un rapport des élèves plus étroit avec l’œuvre et peut laisser place plus facilement aux connaissances académiques. Mais je ne suis pas du tout la seule à me lancer dans ce genre de lecture créative régulièrement et je suis très attentive à tous les projets comparables menés par des collègues qui fleurissent ici ou là dans des classes très diverses : cela permet de développer une réflexion autour de ces perspectives pédagogiques afin de les affiner.
Le travail mené par les élèves relève d’une démarche d’écriture créative, or « l’écriture d’invention » semble menacée dans les possibles modifications à venir du bac de français : quels seraient vos souhaits quant à l’évolution de ces épreuves ?
J’ai entendu parler de cette possible disparition du sujet d’invention à l’écrit, en effet, et j’espère que ce n’est qu’une rumeur : il semblerait que des collègues se plaignent de la difficulté à évaluer ce type d’épreuve, alors même que le sujet d’invention est celui que les élèves préfèrent. Nous pourrions réfléchir à son amélioration pour que ses contours soient moins flous et ses objectifs moins redondants par rapport aux autres épreuves : bon nombre des sujets d’invention proposés le jour du bac à l’écrit ne sont que des commentaires ou des dissertations déguisés, qui évaluent les mêmes compétences, la glose et l’argumentation, comme l’analyse très bien Viviane Youx, de l’AFEF. Nous pourrions conserver l’objectif d’un sujet centré sur le développement d’une écriture littéraire, d’un travail du style, qui se différencie davantage du commentaire ou de la dissertation : pourquoi ne pas travailler plus précisément les pastiches ou les parodies ? Ces exercices d’imitation sont exigeants et sont profondément ancrés dans la tradition scolaire ancienne : je pense qu’ils peuvent réconcilier les tenants du classicisme et les partisans de l’écriture créative. En tout cas, c’est une piste…
Un nouvel oral de l’EAF vous semble-t-il envisageable ?
L’invention pourrait aussi prendre de la place à l’oral. La présentation de projets créatifs préparés au cours de l’année autour d’une œuvre ou d’un thème pourrait être une piste pour l’épreuve orale, qui pour l’instant est également redondante par rapport au commentaire écrit : la succession ininterrompue de lectures analytiques obligatoires préparées en vue de l’oral rigidifie les scénarios de nos séquences pédagogiques, forcément répétitifs, en première. La lecture analytique sert en effet de propédeutique au commentaire de texte : celui-ci, même si j’ai pour cet exercice la plus grande affection, devient l’activité quasi-unique que nous proposons à nos élèves en première, une lecture analytique en chassant une autre. C’est une course contre la montre pour arriver à notre bonne vingtaine de textes étudiés : je trouve que cela ressemble à un empilement fastidieux. Si les lycéens pouvaient présenter leurs projets de création littéraire à l’oral, nous pourrions proposer à nos élèves des défis d’écriture collaborative stimulants pour la vie de la classe, pour la vie de la littérature en général, et des cours plus diversifiés. L’oral de français constituerait ainsi également une bonne préparation à ce fameux grand oral de terminale évoqué dans le rapport Mathiot, et cela ne nous empêcherait pas de travailler les grands textes de la littérature, puisqu’ils resteraient le cœur de ces travaux créatifs.
Le nouveau bac pourrait aussi prendre en compte la nécessité de promouvoir les Humanités numériques, notamment dans des parcours littéraires : je me demande bien quelle place est prévue pour l’actuelle ICN (informatique et création numérique) qui est encore dans une phase d’expérimentation. A mon avis, c’est une piste assez essentielle, transdisciplinaire, qui demande de bousculer nos habitudes et nos catégories.
Je n’imagine bien sûr ces idées pour le nouveau bac que parce que vous me le demandez : je n’ai aucune prétention, je ne suis pas ministre ni inspectrice, et mes propos n’ont aucune volonté prescriptive ! En tout cas, nous attendons impatiemment la réforme en espérant que celle-ci puisse renouveler l’enseignement des lettres avec bonheur : soyons optimistes
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Les productions des élèves sur Bel-Ami
Le 10ème Forum des Enseignants Innovants
Les modifications du bac de français dans le Café
Les modifications du bac de français vues par l’AFEF