« Deviens l’assistant de Racine et découvre un monde de mensonges, de manipulation et de meurtres. Assiste à la naissance d’un des plus grands monstres de l’histoire… Néron ! » Voilà l’invitation qui nous est lancée par les secondes de Claire Augé au lycée Charlie Chaplin à Décines. La tragédie Britannicus est transformée par eux en livre interactif : pour chaque scène, ils ont conçu des questions auxquelles le lecteur répond directement en ligne. Le travail, immersif et collaboratif, permet à chacun de s’approprier vraiment les caractéristiques du personnage tragique et la beauté du vers racinien. Il montre aussi comment le numérique peut aider en classe à mettre une pièce classique « en jeu », donc davantage en vie. Prolongé par un test de personnalité (« Quel personnage de Britannicus es-tu » ? »), il propose un délicieux renversement pédagogique : ici ce n’est plus le maître qui questionne et l’élève qui répond (parfois), c’est l’élève qui interroge et l’internaute qui répond (en s’amusant).
Florilège de questions d’élèves
Voici quelques exemples de questions (ouvertes ou de type QCM) posées par les élèves et intégrées au texte de Racine grâce à l’application Edpuzzle.
• Jean Racine : Quel alexandrin parmi les suivants conviendrait le mieux pour la bouche de Néron ?
• Pourquoi pouvons-nous dire qu’Agrippine est égoïste dans cette scène?
• Quel est le sentiment éprouvé par Néron envers Britannicus ?
• En quoi ce vers montre-t-il bien la perversité de Néron?
• Vous êtes metteur en scène. A quel moment Britannicus doit-il arriver sur scène ?
• Quelle erreur Junie commet-elle?
• Junie s’en va à ce moment-là. J’hésite entre trois alexandrins pour montrer la réaction de Britannicus…
• J’hésite entre ces deux réponses possibles. Quels vers sont-ils les plus efficaces dans la tragédie?
• Quelle est la figure de style présente dans le vers suivant : « Elle sait son pouvoir, vous savez son courage » ? Que met-elle en valeur dans les rapports entre Néron et sa mère?
• En quoi l’emploi du verbe « posséder » est-il approprié pour parler de Néron?
• Jean Racine : Je veux savoir si l’élément que je cherche à montrer est assez perceptible dans la dernière tirade d’Agrippine. A travers quels champs lexicaux peut-on voir qu’Agrippine, énervée, veut voir Néron ?
• Jean Racine: J’ai envie que Britannicus joigne ensuite le geste à ses paroles…Que pourrait-il faire?
• Racine : Je voudrais mettre une didascalie, laquelle choisir ?
• Quelle est la seconde erreur d’Agrippine?
• Jean Racine : Bien, je dois maintenant savoir si dans mon texte la confusion est assez perceptible. D’après toi, quels éléments soulignent la confusion des personnages ?
• Jean Racine : Je te dérange encore une fois, cher assistant, je suis très préoccupé par la compréhension de mon public…Je veux donc savoir que ce que tu comprends quant aux intentions de Junie dans le dernier vers lorsque celle-ci dit « le suivre » ?
• Jean Racine: Je veux terminer ma tragédie sur une remarque tragique pour le spectateur. Je veux que Burrhus, une fois encore, fasse une erreur de jugement. Quel alexandrin me conseilles-tu?
Explications de l’enseignante
Dans quel contexte le projet « Britannicus » est-il né ?
Ce projet « Britannicus » s’intègre à une longue réflexion que j’ai entreprise en commençant à enseigner : comment amener les élèves à lire l’œuvre racinienne ? La tragédie classique est au programme de 2nde au lycée et est malheureusement, me semble-t-il, vue par les élèves comme un pur objet scolaire. Difficile alors de parler avec eux de la puissance du vers racinien sans paraître folle à leurs yeux. Je cherche non pas à jouer la pièce avec eux mais à la mettre « en jeu ». Cela fait plusieurs années que je tâtonne dans cette voie.
Depuis trois ans, j’expérimente un travail de lecture sur cette tragédie. Les élèves doivent créer une affiche pour la pièce en respectant les codes de l’affiche mais aussi en mettant en valeur des idées clefs de l’œuvre. Ils doivent de plus justifier cette affiche dans une lettre ouverte. C’est un moyen intéressant pour les forcer à plonger dans l’œuvre en l’imaginant. Cependant, cela n’est pas suffisant pour vraiment les aider à lire le théâtre racinien.
L’objectif, cette année avec ma classe de 2nde, était de comprendre les caractéristiques du personnage tragique : il est responsable mais non coupable ; il commet des erreurs, fait des mauvais choix mais il est poussé par un principe plus fort. Il s’agissait donc de comprendre en quoi chaque scène de la pièce révèle une certaine erreur commise par un personnage le poussant encore un peu plus vers la « non-issue » tragique. Par exemple, Agrippine attend depuis le début de la pièce de voir son fils pour s’entretenir avec lui : elle languit jusqu’à l’acte IV. Et là, impatiente et irritée par l’attente, elle voit son fils et que fait-elle ? Elle s’assoit ! La deuxième scène de l’acte IV est une des plus longues de la tragédie et pourtant elle aurait pu s’arrêter après cette didascalie initiale : « elle s’assoit ». Pourquoi ? Ici, Agrippine s’assoit pour marquer son pouvoir face à Néron qui lui échappe malgré elle. C’est une erreur qu’elle commet : cela va irriter Néron et nous amener au meurtre de Britannicus…
Quelles ont été les différentes étapes et modalités de travail pour réaliser ce livre interactif ?
Pour inaugurer le travail, on a imaginé que Racine demandait de l’aide à un assistant : cet assistant, c’est le lecteur qui doit réfléchir au cours de sa lecture, la digérer, la comprendre et l’analyser afin d’aider Racine. C’est ainsi que j’ai lancé la lecture en classe à partir de la première vidéo Edpuzzle (Acte I, scène 1). Ce travail était amusant et utile car l’élève entrait dans le jeu. Cette activité n’était pourtant pas pleinement satisfaisante et finalement peu innovante : elle ne différait guère dans son principe du traditionnel questionnement scolaire.
J’ai alors décidé de faire des élèves des experts spécialistes en leur demandant de créer un « jeu / livre interactif ». Les élèves ont été associés en binômes et se sont vus remettre la responsabilité de deux scènes. Chaque groupe devait repérer les éléments majeurs et préparer trois questions avec corrigé. Enfin, le texte a été mis en page et le corrigé clairement présenté.
Ce travail a été exclusivement mené en cours pendant six heures, pendant des séances d’accompagnement propres à accompagner les élèves dans leurs lectures. Pendant ces six heures, le professeur navigue d’îlots en îlots et aide les élèves qui évoluent plus ou moins vite dans le travail. Le support informatique n’a été utilisé que pour les trois dernières heures pour la mise en page du texte et la présentation du corrigé avec les logiciels « powerpoint », « powtoon » et « Word ».
Vous avez utilisé principalement l’outil Edpuzzle : pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit, comment on l’utilise, quels en sont les intérêts?
« Edpuzzle » est un logiciel gratuit assez incroyable. C’est un collègue d’histoire qui pratique la classe inversée qui me l’a fait découvrir. Il permet non seulement de « morpher » (c’est-à-dire de retoucher) une vidéo en ajoutant un commentaire, des questions mais aussi, en créant un compte classe, de consulter et corriger en ligne les travaux des élèves. Cela tisse un lien appréciable entre travail à la maison et pratique scolaire. Par exemple, lorsque les élèves ont lu la première scène de l’acte I, ils ont répondu en ligne.
Un test de personnalité autour de la pièce a aussi été réalisé par les élèves : pouvez-vous expliquer en quoi a consisté ici le travail et comment il a été techniquement mené ?
Cette séance a été ma première expérience de classe pleinement inversée. J’entends par là une séance où le professeur n’est qu’un accompagnateur d’activités et j’en suis sortie réjouie. Tout a été fait en une seule séance, si on exclut le travail de finalisation (mise en page).
Pour le jour même, chaque élève devait choisir un personnage et lister cinq traits de caractère majeurs. En arrivant, les élèves se sont regroupés autour d’un même personnage. Bien sûr, le groupe « Néron » était bien plus important que le groupe « Albine » – j’étais juste un peu déçue de voir que personne n’avait pris Burrhus !
Pendant vingt-cinq minutes, les groupes ont du se mettre d’accord sur une liste de traits de caractère définissant leur personnage. Un membre du groupe a été désigné pour aller écrire au tableau la liste de traits de caractère qui avait été retenue. Ensuite, les élèves ont dû rédiger un court texte sur le modèle des tests de personnalité : « Vous êtes comme Albine. En effet, vous êtes (…) ».
Pour la deuxième partie du travail, les groupes ont été remaniés. Pendant vingt minutes, les élèves ont dû inventer une mise en situation et des choix qui révèlent le caractère des personnages.
De manière générale, quels vous semblent les différents intérêts d’une telle pédagogie de la pièce de Racine ?
Pourquoi ce jeu/ livre interactif ? Pourquoi ce test de personnalité ? Nous sommes dans les deux travaux en attente de lecteur pour un échange. L’intérêt est de transformer une pièce vue comme un exercice purement scolaire en un jeu collectif, en un terrain d’échange comme une marelle sur laquelle tout le monde se promène. Bien sûr, cela n’a pas été toujours facile et la difficulté du travail que je demandais aux élèves me sautait aux yeux à chaque séance où je naviguais d’îlots en îlots. J’ai parfois eu l’impression de me noyer, d’avoir vu trop gros. Quelle surprise à ce moment-là de voir les élèves redoubler de motivation en me disant : « mais si on a compris, madame ! »…
Avant les vacances d’avril, Camille Lyachenko, professeur de Lettres et moi-même avons organisé une « rencontre racinienne » entre nos deux classes de 2nde. Sa classe a présenté Andromaque autour de la thématique « Et si nous adaptions Andromaque au cinéma » : ils ont expliqué les choix d’acteurs, de costumes, de mises en voix, d’affiche. Mes élèves ont illustré Britannicus à partir d’affiches réalisées à travers les grands thèmes de la pièce. La parole a été gérée par les élèves eux-mêmes ; nous, professeurs, n’avons fait qu’assister à cet échange. Le jeu a été distribué à ce moment-là… (La version numérique n’a été réalisée qu’après coup pour le site du lycée ; le support papier avait été d’abord choisi dans le cadre de notre rencontre racinienne).
Tout n’était pas parfait et cela est très chronophage pour le professeur cependant les élèves étaient contents et fiers de leur travail. Parler de la puissance du vers racinien me semble à présent possible.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le livre interactif, scène par scène
Test de personnalité
Fiche méthode pour le test de personnalité