Et si l’histoire littéraire devenait une aventure ludique et pédagogique, un jeu de rôles et d’écriture ? Articuler numériquement texte et image pour voyager à travers la peinture, à travers l’espace et à travers le temps : c’est la belle proposition de Paul Georges, professeur de lettres au lycée Saint Joseph d’Istanbul. Ses lycéens stambouliotes ont annoté un tableau de Gabriel Lemonnier mettant en scène les convives d’un salon du XVIIIème siècle en train d’écouter la lecture d’une tragédie de Voltaire. Puis ils ont cartographié une possible déambulation de ces personnages dans le Paris des Lumières avant de rédiger les dialogues qu’ils auraient pu y nouer. Le déplacement pédagogique que permet le numérique s’avère ici particulièrement riche tant, par la créativité, il développe de connaissances et compétences, en littératie et en littérature.
Comment est né le projet « Dans le Paris des Lumières » ?
J’enseigne le français langue étrangère à de jeunes turcs qui ont atteint le niveau B2 du portfolio européen des langues après 3 années d’étude dans notre lycée qui est un établissement bilingue. Mes élèves sont en 11ème (l’équivalent de la 1ère en France) et ont 10 périodes de français par semaine qui se divisent en 3 blocs : 5 périodes de littérature, 3 périodes de civilisation et 2 périodes d’approfondissement.
Ce projet doit ainsi son existence à l’existence de deux périodes hebdomadaires consacrées uniquement à l’approfondissement du cours de français, en l’occurrence, du cours de littérature qui débute en 11ème par une séquence consacrée à Candide de Voltaire.
Mes objectifs ont consisté 1/ à sensibiliser mes élèves à la réalité historique du siècle des Lumières en construisant une recherche sur le Paris de cette époque, 2/ à manipuler le discours informatif et argumentatif à travers le choix du dialogue 3/ à favoriser l’écriture collaborative et la prise de responsabilité par la mise en place de groupes de travail.
Le tableau représentant le Salon de Madame Geoffrin m’a permis de lancer le projet. En effet, l’analyse de ce tableau nous a permis d’opposer l’intérieur du salon, lieu par excellence du débat policé, de la culture savante, des idéaux des Lumières à l’extérieur (le hors champ) associé aux excès de l’Ancien Régime. L’idée était donc de poursuivre la fiction en faisant sortir deux personnages du tableau, ceci afin de faire voir au plus près cette réalité bien lointaine aux yeux de nos élèves.
La première étape du travail a consisté à enrichir un tableau de Gabriel Lemonnier : comment avez-vous procédé ? quelles compétences et connaissances pensez-vous avoir ainsi développées ?
Nous avons consacré la première séance à analyser à l’oral le tableau de Gabriel Lemonnier afin d’en saisir les enjeux de société : l’idée d’un cercle social où prime la culture par opposition au monde dans lequel vit le Candide de Voltaire. Pour la séance suivante, les élèves devaient enrichir le tableau en précisant l’identité des protagonistes du tableau afin d’augmenter et d’affiner leur compréhension du tableau. A cet effet, je leur ai demandé 1/ d’ouvrir un compte Thinglink 2/ d’annoter (« toucher ») sur le compte de la classe le tableau ceci 1 ou 2 fois en précisant un détail sur l’identité des personnages ou sur le décor. A la séance suivante, les élèves ont chacun présenté le détail qu’ils avaient choisi avant de conclure sur les idéaux relevant de cette représentation mais aussi sur la dimension du huis clos vu les risques de censure inhérents à l’absolutisme. C’est alors que nous nous sommes posé la question : « Que se passe-t-il dans les rues à cette époque ? » Après une phase de remue-méninges, les élèves proposaient de faire sortir par la porte déjà entr’ouverte deux personnages se situant à la droite du tableau.
Cette activité a permis aux élèves de mieux appréhender l’œuvre en l’annotant (même si beaucoup d’élèves ont été tentés par le copier-coller), de mieux appréhender ce qui relève du champ et du hors-champ en opposant ce que l’on voit au reste.
L’intérêt de Thinglink repose ici sur la possibilité de construire de manière collaborative une analyse de l’image fixe et de visualiser de manière dynamique en publiant le résultat sur un blog (comme c’est le cas dans ce projet) ou bien sur Twitter ou sur Moodle. Les possibilités sont infinies…
Lors d’une étape ultérieure, vous avez imaginé que 2 personnages sortaient du tableau pour se promener dans le Paris du 18ème siècle : comment et pourquoi avez-vous choisi tel ou tel lieu ? l’utilisation de l’application MyHistro vous a-t-elle semblé facile et intéressante ?
Lors de la 3ème séance de travail, j’ai demandé aux élèves de délibérer sur les lieux à parcourir. Quels étaient les lieux typiques où devraient passer les deux personnages de notre promenade fictive ? Cette délibération a eu lieu en salle informatique où les élèves par groupes de deux ont utilisé l’application Titanpad. Une fois écartées les représentations erronées, 12 lieux – chacun correspondant à un groupe de deux élèves – ont été retenus et hiérarchisés selon un ordre chronologique vraisemblable. Notons que chacun de ces lieux (tel que le café, l’église, l’hôpital ou l’église) prêtait à une réflexion sur les injustices ou les idéaux du siècle des Lumières.
Chaque groupe était ensuite chargé pour la séance suivante de publier sur le compte de classe MyHistro leur étape en respectant deux consignes : la première d’éditer un résumé sur le lieu choisi accompagné d’une illustration, la seconde de respecter l’ordre décidé en classe. La seconde consigne fut un peu difficile à mettre en œuvre et j’ai dû sévir pour discipliner les groupes de travail lors de la 4ème séance de travail où eut lieu la mise en commun.
Je précise par ailleurs que pour chaque application que j’utilise avec ma classe, je partage avec mes élèves le rôle d’administrateur, estimant qu’il est nécessaire d’établir une relation de confiance avant toute chose. Pour l’instant, je n’ai jamais eu à regretter ce parti pris.
Les élèves ont écrit des dialogues entre ces personnages en train de se promener dans les lieux choisis : comment ont-ils nourri ces productions ? pourquoi la forme du dialogue ? quelles ont été les modalités de travail durant cette étape ?
Lors de la cinquième séance, j’ai distribué à mes élèves un polycopié de la table des matières de l’ouvrage « La vie des français aux XVIIème et XVIIIème siècles » édité par le CRDP de l’académie de Montpellier en 2008, à partir duquel chaque groupe devait apparier le « lieu » choisi aux fiches du livre traitant cette réalité. Après cette activité de recherche, j’ai distribué à chaque groupe les fiches demandées pour qu’ils nourrissent leur dialogue d’informations historiquement pertinentes. Pour la séance suivante, chaque groupe devait écrire la première mouture de son dialogue sur la plateforme d’écriture collaborative Titanpad.
La sixième séance a été consacrée à la mise en commun des premières productions et à des choix concernant la cohérence de l’identité des personnages et de leurs convictions. Elle a permis de corriger aussi beaucoup d’anachronismes.
La septième séance fut un moment de correction grammaticale et lexicale où chaque groupe était invité à corriger le travail d’un autre groupe en accédant via notre plateforme de cours Moodle aux Titanpads de leurs camarades. Cette étape corrective permet à beaucoup d’élèves de prendre conscience activement d’erreurs signalées par leurs pairs. C’est très fastidieux certes de lancer l’activité vu que ce n’est plus le professeur qui corrige mais des camarades, cependant une fois que les élèves acceptent quelques corrections, ils ont tendance à essayer de devancer les corrections de leurs camarades. L’amour propre peut être utile en certaines circonstances…
A la fin de la 8ème séance, après avoir expliqué les consignes pour publier les dialogues sur le blog, j’ai validé toujours sur Titanpad le travail de chaque groupe en émettant une proposition de note (un élément incontournable dans le contexte turc) sachant que deux groupes sur les 12 présents ne remplissaient pas les conditions pour publier leur production.
Le choix de la forme du dialogue était motivé par plusieurs raisons : 1/ une raison fonctionnelle puisque l’écriture devait se faire en binômes 2/ une raison pragmatique : comptant publier un blog et connaissant la volatilité de l’attention des internautes, la forme du dialogue semblait plus attrayante 3/ pour une raison littéraire vu que le siècle des Lumières se caractérise par ses débats sur une réalité à améliorer, à enrichir.
Au bout du compte, les productions ont été publiées et valorisées sur un blog : au final, quel bilan les élèves d’une part, vous-même d’autre part tirez-vous de cette expérience de voyage à travers un tableau, à travers l’espace et à travers le temps ?
C ‘est bien évidemment une expérience de travail très positive dans la mesure où l’effort d’imagination, de planification, de collaboration et d’argumentation se concrétise par une publication sur un blog. En outre, le travail de recherche sur un lieu bien précis à une époque bien précise a permis aux élèves de se confronter aux exigences de la vérité historique et de comprendre la nécessité d’étayer leurs arguments par des faits. Un seul regret : une fois le travail fini, les articles planifiés dans le blog, mes élèves n’ont pas vraiment pris la peine d’aller commenter le travail de leurs camarades. Je pense que j’ai encore des choses à apprendre de ce côté-là. Comment faire vivre ce qui a été publié sans trop lasser l’attention des élèves qui tournent vite la page ?
Avez-vous mené ou pensez-vous mener d’autres projets aussi créatifs avec le numérique ?
Je pense embarquer mes élèves sur un projet à destination de l’île des Esclaves. Dans notre frêle esquif, Twitter et Calaméo…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le tableau enrichi
La carte des déplacements
Les dialogues
Thinglink
MyHistro