Par Jean-Michel Le Baut
L’idée qu’on puisse apprendre la philosophie sans penser paraîtrait à tous aberrante. L’idée qu’on puisse apprendre la littérature sans écrire est pourtant trop souvent mise en application dans les pratiques scolaires et universitaires en France. Heureusement, les ateliers d’écriture se diffusent pour mettre enfin la créativité au cœur des apprentissages … L’OuLiPo est un espace littéraire fondé en 1960 par Raymond Queneau : un « OUvroir » où on exploite toutes les « POtentialités » de la « LIttérature », un atelier de couture artistique où on considère que les contraintes stimulent l’imagination. Ce mouvement est toujours bien vivant comme le montrent le site internet et les réunions régulières du groupe, comme en témoignent aussi de stimulantes déclinaisons dans le cadre scolaire. Ainsi, un projet présenté au Forum des Enseignants Innovants 2011 s’intitule-t-il « Oulipo, Oupeinpo, Quézaco ? » : professeurs d’arts plastique et de lettres y collaborent pour faire de la classe un « ouvroir de création potentielle », un lieu où « les élèves œuvrent de façon ludique et singulière, avec la langue et graphiquement. »
Isabelle Courtade, professeure d’Arts Plastiques au Collège Alfred de Vigny de Courbevoie, nous présente le projet…
Dans quel contexte votre projet est-il mis en œuvre ?
L’action se déroule dans le cadre des Itinéraires de Découverte : grâce à un Principal ouvert à l’innovation, ceux-ci ont été maintenus aux niveaux 5ème et 4ème puis 5ème uniquement à raison d’une heure par semaine, sur 20 semaines plus 4 séances de préparation (en fait c’est une heure dans l’emploi de temps), nous sommes donc 2 professeurs présents dans la classe. C’est un établissement de centre ville assez tranquille pour la région parisienne, les élèves y sont plutôt aisés, mais il y a justement un quart environ de nos élèves qui sont moins favorisés, et c’est dur pour eux, car la différence est grande avec les autres élèves … Enseignante en Arts plastiques, j’étais à l’origine du projet avec une collègue de lettres, Mme Maquerre, retraitée depuis cette année, qui avait enseigné en prison et est très ouverte à tout cela, qui a mené le projet pendant un an avec moi. En parallèle, je l’ai mené aussi avec une autre collègue de lettres, Mme Monceau (année 2009-2010) J’ai repris le projet cette année avec cette même collègue. Les classes sont assez chargées, cette année la classe compte 28 élèves, dont un qui a une AVS pendant certains cours.
Quelles sont les finalités du projet ?
Faire des élèves de parfaits Oulipiens, en leur faisant pratiquer alternativement des jeux d’écriture et des jeux de collage. Leur faire prendre conscience que des contraintes peuvent naître la création, la fantaisie. Les inciter à s’éloigner des codes habituels pour mieux imaginer, inventer, créer, renouveler. En résumé, il s’agit de rendre les élèves autonomes pour l’écriture et le travail graphique, de les faire rentrer dans l’écrit d’une façon plaisante, de les mettre en réussite, individuellement et collectivement.
Comment se déroulent ces ateliers d’écriture ?
L’activité alterne jeux individuels et jeux collectifs par groupe de 6 ou 7 élèves (4 groupes dans la classe) à raison d’une heure par semaine. Lors des 1ères séances, les professeurs ont cherché à surprendre les élèves, voire à les déstabiliser pour les faire entrer dans l’univers oulipien (avec des définitions et des mots du Dictionnaire des Papous dans la Tête ; des extraits de l’émission radiophonique du même nom). A chaque nouvel atelier, les jeux d’écriture et les jeux plastiques interagissent et se correspondent (création de chimères, par exemple ; ou bien travail sur les stations de métro). Les élèves travaillent d’abord à partir d’une contrainte donnée (trouver des mots en « ga » par exemple ; ou encore rechercher le maximum d’expressions autour des aliments). Conjointement ou parallèlement, les élèves entreprennent un travail plastique. L’objectif final, volontairement, n’est pas explicité en début d’atelier. Au début, les élèves sont quelque peu déconcertés ; puis au cours de l’année, ils parviennent de mieux en mieux à se laisser aller à la fantaisie, et surtout à la créativité et à l’autonomie. Cet effet est particulièrement observable sur les élèves les « moins scolaires », dont l’approche du travail écrit a évolué au cours de l’année.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de sujets d’ateliers, de contraintes créatives proposées ?
Voici quelques pistes: Définitions en folie, Le Bestiaire des Bestioles, Initiales en vrac, Les Gâteaux, PIT, Conversations du frigo, S+7 sur Notre-Dame de Paris de Victor HUGO, Le redoublement, Histoire de stations, Calculer les mots …
Comment les productions des élèves sont-elles diffusées et valorisées ?
Régulièrement, l’ensemble des travaux sont lus à haute voix librement, sans volonté d’évaluation. Peu à peu, les élèves réservés, ceux qu’on n’entend jamais de toute leur scolarité, ont acquis davantage d’assurance, de l’aisance et du plaisir à s’exprimer oralement. Par ailleurs, chaque élève travaille dans un cahier personnel dont les pages sont blanches au départ, et qui deviendra une œuvre singulière et personnelle. In fine ce cahier comporte quelques textes documentaires ou poétiques photocopiés donnés à tous les élèves au fur et à mesure du déroulement des ateliers , ainsi qu’une bibliographie de 6 ou 7 ouvrages qui sont tous présentés aux élèves durant l’année et à leur disposition dans la classe. Il comporte aussi les textes produits par l’élève lors des différents ateliers, qui y sont recopiés et mis en page. A chaque atelier sur les mots correspond un travail graphique de collage fait en écho ; parfois c’est le travail graphique qui sert de point de départ. Tous les brouillons sont conservés par l’élève dans un lutin. Pour terminer chaque élève peut compléter son cahier par des graphismes de son choix, tampons ou autres, afin d’en faire un livre-objet unique. Deux fois dans l’année, les élèves présentent une page de leur cahier et lisent un de leurs textes au micro devant les autres élèves qui sont les spectateurs, en expliquant les raisons de leur choix. Il n’y a pas de mise en ligne pour le moment, car le site du collège est calamiteux, mais ça serait un beau développement !
Utilisez-vous les TICE dans ces ateliers ?
Oui, nous utilisons la classe mobile, peu car les séances filent vite : une ou deux séances pour voir des sites consacrés à l’oulipo, une séance sur le site de la BNF pour le « jeu » Maximonstres dans Bestiaire, directement en relation avec un des premiers ateliers proposés et parfois pour taper les textes. J’aimerais développer cet aspect mais pas aux dépens du travail « à la main » qui est tout à fait indispensable pour mettre en route la dynamique du projet, et 20 séances ça passe très vite!!!!
Quels sont les intérêts perçus pour les élèves : expression écrite, créativité, estime de soi, rapport à la littérature, dynamique de classe … ?
Vous citez bien tous les champs impactés, il faudrait revenir en détail là-dessus … Il y a une grande aisance générale qui s’installe, tant à l’oral qu’à l’écrit (y compris pour des élèves ayant une élocution peu facile, ceux qui sont muets et qu’on n’entend jamais). Pour le rapport à la littérature, c’est très variable, et je pense que ça favorise plutôt ceux qui sont déjà assez à l’aise, car ils vont chercher plus loin à la maison, ils sont très motivés.
Le projet nécessite-t-il des moyens particuliers ?
Oui : 2 profs dans la classe en même temps !!! Pour le reste, des tables où les élèves peuvent être en groupe de 4 ou 6, des cahiers pour tout le monde, et si possible une classe mobile ou une salle info.
Quel regard est porté sur le projet par les parents, la hiérarchie, les collectivités ?
Pour les parents, il faudrait leurs demander, je ne sais pas trop car je ne les vois pratiquement jamais (sauf réunion de premier trimestre mais là l’action est à peine commencée). Pour la hiérarchie, si vous entendez Principal et principal adjoint, ils sont très favorables et pérennisent le projet en dépit des réductions drastiques tous azimuts, ce qui est déjà bien. Quant à la ville, elle organise depuis l’an dernier un « festival des mots libres » un week-end en Mai, gratuit ouvert à tous (ce qui est rare à Courbevoie) : je me suis rapprochée cette année de la responsable pour organiser un partenariat, elle a trouvé tout ce qu’on fait très bien, elle a parlé d’une présentation vidéo des résultats , mais finalement c’est trop tard pour cette année et de mon côté j’avais plus ou moins laissé entendre que la monnaie d’échange serait la venue d’un Oulipien au collège ou au moins une action en semaine à destination des élèves. A suivre …
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site officiel de l’Oulipo :