Par Jeanne-Claire Fumet
Le second colloque international de didactiques comparées, organisé à l’Université Lille 3 par l’ACRD (Association pour des Recherches Comparatistes en Didactique) et le Cidel-Théodile, les 20, 21 et 22 janvier 2011, sous la responsabilité d’Yves Reuter et de Bertrand Daunay, avait choisi pour thème les contenus disciplinaires des enseignements. Qu’est-ce qu’un contenu disciplinaire, comment s’élabore-t-il et quelles spécificités le constituent en objet particulier ? Que devient-il dans les mutations du système d’enseignement, dans le « retour aux fondamentaux », le socle commun, la transversalité des compétences ? Les disciplines s’y perdent-elles ou s’y redessinent-elles au contraire selon un paradigme inédit de ce qu’est l’objet d’enseignement ? Mal aimées des enseignants, qui en retiennent souvent la dissection et la critique théorique de leurs pratiques de terrain, les didactiques apportaient la preuve, à travers ce colloque, de l’importance des analyses de fond sur les phénomènes d’enseignement. Ni prescriptives, ni prédictives, les didactiques ne proposent pas, en effet, de solutions directement applicables ; mais elles apportent à la réflexion, tant pour les praticiens que pour les concepteurs de programmes et d’outils d’évaluation scolaire, le recul nécessaire à la juste appréciation des conséquences et des finalités d’ensemble des pratiques qu’elles interrogent.
Un contexte institutionnel troublé.
Le second colloque international de l’ARCD, organisé par le CIREL-Théodile de Lille 3, entendait renouer avec une question fondamentale : la détermination des contenus disciplinaires. Quel est l’objet des enseignements, objet enseigné ou à enseigner ? Définir ce qui doit être transmis, quels savoirs constitués et selon quelles transpositions, c’est en effet ce qui détermine le champ des différentes didactiques. L’approche comparatiste invita à confronter non seulement les contenus mais aussi les modes de constitution, voire la pertinence de cette démarche constitutive des didactiques, au regard de la fluctuation actuelle des cadres de l’enseignement scolaire. Alors que se fait jour l’exigence sociétale d’un « retour aux fondamentaux », rêvé comme l’Éden d’un savoir scolaire originel, mais au prix d’une indistinction des contenus, et que l’évolution des attentes socio-économiques au regard des acquis métamorphose les programmes et les procédures d’évaluation (socles communs, référentiels, apprentissages par compétences), les didacticiens entendaient s’interroger sur la notion même de contenu. Trois axes étaient retenus : catégories et mode d’organisation selon les disciplines, manières dont ils spécifient l’enseignement et les apprentissages, modes de circulation entre disciplines.
Une extrême précision des concepts.
Au terme de deux jours d’ateliers de réflexion et d’échanges, trois thèmes de communication avaient été retenus : Quels genres didactiques pour quelles disciplines d’enseignement ? Approche par compétences et contenus disciplinaires : cas des sciences, technologies et mathématiques et Les jeux de savoir dans la théorie de l’action conjointe en didactique : raison d’être et usages. L’occasion d’apprécier la diversité des travaux de recherche par spécialités disciplinaires, la congruence inattendue de certaines problématiques, mais aussi parfois, la difficulté pour les chercheurs de s’accorder sur des notions très précises dont l’acception varie inévitablement selon les cursus, mais qu’il faut bien cerner avec une exactitude extrême d’un point de vue scientifique, au risque de sembler inutilement sibyllin au profane. Ainsi de la notion d’approche, dans la subtilité des nuances qu’elle entretient avec la notion d’enseignement, ou les connotations spécifiques des enseignement par « projet » confrontées à l’enseignement par « compétences ». A suivre les débats, on comprend pourtant mieux les enjeux que ces distinctions entraînent pour saisir les conséquences scientifiques, économiques et politiques des phénomènes d’enseignement.
Lors de la Table Ronde de clôture, Nicole Tutiaux-Guillon (Université d’Artois – IUFM, Théodile-CIREL), Jean-Louis Martinon, Bertrand Daunay (Université Lille 3, Théodile-CIREL) et Christian Orange (Université de Nantes, CREN) ont souligné les apports de la rencontre.
Saisir les enjeux des politiques éducatives
Pour J-L Martinon, plus que dans le premier colloque international de Genève, s’est joué un effort de confrontation des didactiques en vue d’analyses critiques internes. Mais il en appelle à une réflexion sur les objets étudiés (séquences, savoirs construits, savoirs enseignés) : en quoi sont-ils comparables, en quoi sont-ils représentatifs des contenus disciplinaires ? Les contenus sont-ils tous des savoirs ? Tous relèvent-ils de transpositions ? Ne sont-ils pas plaqués, composés sous des influences diverses ? Leur constitution est un processus situé, à étudier. Leurs variations demandent à être comprises, et on ne dispose trop souvent que de cadres constitués dans des disciplines établies, qui se posent en modèles définitifs, au risque de perdre les enjeux des décisions politiques dans le cadre des politiques éducatives. Par exemple, l’éducation au développement durable est un concept politique et non scientifique : pour le transformer en objet d’enseignement, il faut le déterminer scientifiquement. En le référant à l’environnement, à l’économique et au social, on dissipe sa spécificité d’objet. Le problème n’est pas, pour la didactique, d’adhérer à une certaine conception de l’éducation au développement durable, mais de permettre de penser le problème posé par ces décisions politiques, prises à partir de consensus fragiles et évolutifs, dont la mobilité garantit d’ailleurs la liberté éducative et pédagogique.
Vers de nouveaux paradigmes
Pour Nicole Tutiaux-Guillon s’interroge sur les catégorisations des contenus, selon ce qu’elles permettent de penser et ce qu’elles empêchent de penser : la modélisation appliquée à des matières hétérogènes peut aussi conduire à une analyse en retour sur ce qu’elle écarte – les raisons et la mesure de ces « résidus » – dimension encore peu explorée dans le domaine des didactiques. Elle souligne aussi la place considérable désormais reconnue aux acteurs, à leurs subjectivités : signe d’un changement de paradigme, de type constructiviste, qui empiète sur le modèle structural (portant sur la structure des disciplines et sur les système disciplinaires scolaires) des années 90. Le comparatisme semble chercher davantage à comprendre la singularité des situations que leur valeur générique dans une discipline constituée. En ce sens, les questions de compatibilité entre didactiques pourraient se poser désormais en termes de choix paradigmatiques féconds pour résoudre les problèmes de la didactique, en particulier politiques et sociaux.
L’impératif d’une double vigilance
Christian Orange, de l’ARCD, a noté l’infléchissement de la réflexion entre deux positions : l’une de comparatisme didactique affirmée, l’autre plus distante de chercheurs qui cherchent davantage à se décaler de leur propre spécialité disciplinaire en se confrontant à d’autres. Deux entrées qui se colmplèrtent utilement, en jouant un rôle critique réciproque qui les protège respectivement du risque d’aller trop vite vers un cadre général, ou d’un éclatement qui relèverait plus de la contingence historique que de la nécessité scientifique. En ce sens, le travail à venir sera davantage de prendre en charge la diversité des avancées théoriques de différentes didactiques, au sein d’un comparatisme au cadre plus large – sans qu’il soit vraiment question d’un changement de paradigme. Une voie à explorer, conclut-il, en vue du prochain colloque qui aura lieu l’an prochain à Marseille.
A lire : Dictionnaire des concepts fondamentaux des dialectiques, par Yves Reuter, Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Dominique Lahanier-Reuter, éditions de Boeck.
Le compte-rendu du Café :