« Jusqu’à quand va-t-on accepter ça ? » demande Nicolas Grannec*, « ça », le mal-être des jeunes, leur souffrance … « la maltraitance institutionnelle atteint aussi bien les enfants que les adultes qui les prennent en charge, qui faute de moyens, n’arrivent pas à effectuer correctement leur travail ». La vie scolaire est un des piliers du fonctionnement des établissements du second degré. Dans cette chronique « Un CPE ne devrait pas dire ça » le Café pédagogique vous propose de partager quelques instants du quotidien d’un CPE – Conseiller Principal d’Éducation. La démocratie est un sujet d’actualité. Dans ce texte, Nicolas Grannec* interroge la démocratie scolaire.
D’habitude les mois de septembre ne sont pas si durs, pas si éprouvants. Est-ce un hasard ? Un mauvais alignement des planètes scolaires ? Ou bien est-ce l’annonce d’une crise sociétale qui pointe le bout de son nez ? Je ne saurai apporter une réponse.
Cela a commencé par un élève de 5ème. Depuis l’année dernière, il vient régulièrement se confier à moi. Il peut aussi bien me parler de son équipe de football préférée que de la difficulté qu’il éprouve à trouver sa place dans sa famille. Les émotions bouillonnent en lui et certaines d’entre elles viennent se fracasser sur lui. La romancière Joy Sorman parle, dans son livre A la folie, « du ressac d’une émotion trop forte ». Sa tristesse et sa colère sont comme des tempêtes qui lui provoquent des réactions incontrôlées avant qu’il ne se calme brusquement et qu’il se remette à parler de sa vie d’enfant. Il a une relation fusionnelle avec son père qu’il admire. Il le voudrait pour lui tout seul. Cette situation entraîne des tensions au sein de la cellule familiale.
En fin d’année dernière, pris d’une immense colère et de la tristesse qui l’accompagne souvent, il est allé se plaindre de son père à l’infirmerie. Un signalement a été fait, à bon ou à mauvais escient, je ne sais pas. Les conséquences ont tardé, mais elles ont fini par arriver il y a quelques jours. Il est venu me le dire dans mon bureau. Une décision de placement a été ordonnée. La semaine dernière, il a quitté son domicile pour une famille d’accueil provisoire. Il doit prochainement être déplacé dans une maison d’enfant à caractère social (MECS) proche du collège. Depuis ce placement, il erre, accompagné par sa peine, dans le collège. Il voudrait retourner chez lui. Reprendre sa vie d’avant. Son père est venu au collège déposer quelques affaires. Il affronte cet événement avec dignité mais sa souffrance de père est perceptible. Comment expliquer à cet enfant que la situation ne changera pas aussi rapidement qu’il le souhaiterait ? Comment accueillir sa tristesse entre les murs de mon bureau lorsqu’il vous dit que son père lui manque et qu’il voudrait juste le voir un instant ? Je m’accroche à l’idée que son installation prochaine dans cette MECS permettra peut-être de le stabiliser et qu’il pourra par la suite revoir son père à fréquence régulière.
Puis ce fut au tour de cet élève de 6ème. Il me tournait autour depuis quelques jours. Il a prétexté un problème avec un autre camarade pour venir me parler. Il s’est assis en face de moi avec ses grands yeux. Très rapidement, il m’a parlé de ce qu’il vivait à la maison. Des scènes du quotidien d’où surgissent soudain des faits de violence. Il me fixe pour observer ma réaction. Il cherche à savoir si ce qu’il vit est normal. Ces propos sont parfois confus mais je perçois une forme de détresse dans son regard. Cet entretien me conduit à rédiger une information préoccupante pour exprimer mes inquiétudes. Quelques semaines après, il reviendra me voir avec une marque sur le visage, ce qui entraînera un signalement et l’intervention de la brigade des mineurs.
En ce début d’année, de nombreux jeunes apparaissent en mal être. Leurs souffrances ne semblent pas trouver de place à s’exprimer dans un autre lieu qu’à l’école. Je m’inquiète pour la prise en charge de ces jeunes vulnérables, en particulier pour ceux suivis par la protection de l’enfance. Ils devraient être protégés et accompagnés. Ils semblent être livrés à eux-mêmes. Mais entend-on leurs voix ? Est-ce que cette élève de sixième nouvellement placée en maison d’enfance trois jours avant la rentrée scolaire et qu’on a laissée venir toute seule, accompagnée par sa tristesse, pour son premier jour de collège, pourra exprimer sa colère envers les adultes qui ne se sont pas organisés pour être présents avec elle ? Que penser aussi de cette jeune élève de quatrième qui a fait sa rentrée début octobre, un mercredi avec ses béquilles et qui a attendu désespérément qu’un éducateur vienne la chercher à la fin des cours ? Et que dire de ce jeune garçon de sixième, déjà bien marqué par la vie, et qui ne cesse de fuguer de son foyer car il n’accepte pas la mesure de placement ? Plusieurs éducateurs ou associations de protection de l’enfance ne cessent pourtant d’alerter l’opinion publique sur les baisses de moyens donnés à ce secteur. La maltraitance institutionnelle atteint aussi bien les enfants que les adultes qui les prennent en charge et qui, faute de moyens, n’arrivent pas à effectuer correctement leur travail. Jusqu’à quand va-t-on accepter ça ?
Cette situation fait écho à ce qu’écrivait Gilbert Cesbron en 1954 dans son roman Chiens perdus sans collier sur l’enfance dite inadaptée : « Dans ce siècle de désespoir, dans ce pays des Danaïdes, voici enfin un problème qu’on peut cerner : celui de l’enfance Délinquante ! Un domaine à notre échelle, enfin ! On pourrait endiguer, aménager, réduire le fleuve à son embouchure ; mais nous demeurons impuissants à maîtriser les sources… Jusqu’à quand devrons-nous édifier des Internats de rééducation au lieu de bâtir des habitations humaines ? Ouvrir des asiles et des prisons au lieu de fermer des débits de boisson ! Juger les enfants au lieu de sauver les pères ? Jusqu’à quand ? » (P. 311).
Nicolas Grannec
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