La « Journée mondiale du refus de la misère » du 17 octobre est consacrée cette année à la maltraitance institutionnelle. En quoi consiste cette maltraitance ? Dans quelle mesure l’Ecole, en tant qu’institution, y prend-elle part, voire ajoute « de la maltraitance à la maltraitance » ? Quels leviers pourrait-elle actionner pour protéger les plus vulnérables et les plus pauvres, premières victimes, et lutter contre un système qui reproduit de génération en génération l’échec scolaire ?… L’école n’est pas faite pour les pauvres, écrivait Jean-Paul Delahaye … et si elle le devenait ? Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde France, et Monique Argoualc’h, membre active du mouvement, enseignante en charge pendant quinze ans d’un dispositif relais, répondent au Café pédagogique et dessinent les contours d’une Ecole qui n’oublierait personne…
Le dernier rapport d’ATD Quart Monde, publié le 19 septembre 2024, est consacré à la question de « la maltraitance institutionnelle ». D’où est venu le choix de ce sujet ?
Marie-Aleth Grard : Le Mouvement ATD Quart Monde a effectué en 2019 une recherche avec l’Université d’Oxford sur les dimensions cachées de la pauvreté, afin de montrer combien la pauvreté n’est pas qu’une question financière. Cette recherche effectuée dans 6 pays, montre que les droits sont indivisibles et combien les personnes vivent au quotidien des peurs, des souffrances, des compétences non reconnues, l’isolement, des contraintes d’espaces et de temps, et la maltraitance sociale et institutionnelle. Nous voulions creuser plus avant cette maltraitance institutionnelle qui touche chacun de nous. Il ne s’agit pas de montrer du doigt les institutions, mais de montrer combien elle touche les professionnels au quotidien, dans de très nombreux domaines (éducation, sociale, logement, santé, …), et rend la vie impossible aux plus pauvres.
Comment peut-on définir « la maltraitance institutionnelle » ?
M-A.G : ATD QM définit « la maltraitance institutionnelle » comme « l’incapacité des institutions nationales et internationales, de par leurs actions ou leur inaction, à répondre de manière appropriée et respectueuse aux besoins et à la réalité des personnes en situation de pauvreté, ce qui les conduit à les ignorer, à les humilier et à leur nuire. » Elle peut prendre de multiples visages, et « se trouve des deux côtés du guichet ».
Pour les professionnels, la maltraitance institutionnelle c’est lorsqu’au quotidien ils doivent par exemple choisir de régler les prestations en temps et heure, ou mettre du personnel aux guichets pour répondre aux demandes ; c’est pour un professionnel ne pas pouvoir prendre le temps avec les personnes qu’il accompagne en tutelle parce que les retraités n’étant pas remplacés, au lieu de suivre 40 personnes en tutelle il doit maintenant en suivre 80 !
Pour les plus pauvres l’incidence sur leur vie est énorme. Une femme enceinte de 6 mois qui appelle le 115 pour obtenir un hébergement a comme réponse … « Nous ne prenons en hébergement d’urgence qu’à partir de 7 mois de grossesse. » C’est ne pas rencontrer d’humains aux guichets pour faire valoir ses droits. C’est devoir raconter encore et encore sa vie devant tout le monde à la CAF car moins de personnel, on va plus vite et on ne vous reçoit plus dans un bureau mais au guichet aux oreilles de tous.
Pourquoi la maltraitance institutionnelle touche-t-elle en particulier les personnes en situation de vulnérabilité et notamment de pauvreté ? En quoi est-elle une dimension cachée de celle-ci ?
Monique Argoualc’h : Les personnes en situation de pauvreté et de précarité sont amenées bien plus souvent que les autres à devoir faire des démarches pour accéder à leurs droits ; or bien souvent leurs situations sont complexes, et n’entrent pas dans les cases. De plus la dématérialisation massive, non réfléchie, ni pensée pour et par les personnes qui y auront recours, ajoute une couche à la complexité des dossiers qui déjà posaient problème. Conséquence : pour le RSA, par exemple, il y aurait 34% de potentiels bénéficiaires qui ne feraient pas valoir leurs droits. On parle à ce sujet de « non-recours ». Mais ce terme est inapproprié car les personnes le plus souvent essaient, mais se découragent face à la complexité de la tâche.
De plus les personnes en situation de vulnérabilité ont une image dégradée d’elles-mêmes, et quand une démarche leur paraît difficile, elles se pensent incapables, nulles. Elles se disent : « Je ne sais pas faire » – alors que le plus souvent ce sont les supports (sites ou formulaires) qui ne sont pas accessibles – là où d’autres se diront simplement : « Ce site est mal fait, ce n’est pas clair ! ».
L’institution « Education nationale » est-elle, elle aussi, confrontée au « terrible paradoxe » d’être à la fois « aidante et maltraitante » ?
M-A.G : Oui l’éducation nationale est confrontée à la maltraitance institutionnelle à la fois pour son personnel. Manque de personnels, injonctions qui changent sans arrêt, formations qui ne sont plus que sur les fondamentaux, etc, etc.
Pour les parents et élèves qui vivent la grande pauvreté, c’est trop souvent ne pas pouvoir choisir et suivre la scolarité de son enfant, ni l’orientation scolaire (pas les moyens informatiques, se retrouver seul devant un panel de professionnels pour l’avenir de son enfant). C’est ce déterminisme social qui colle à la peau des enfants de familles qui vivent la grande difficulté au quotidien dont on retrouve des fratries entières dans la même filière ! On le voit par exemple dans ce témoignage : « J’ai un frère et quatre sœurs qui sont tous passés par la SEGPA. A mon avis les enseignants n’ont pas dû chercher à comprendre plus que ça… Si je m’étais appelée Jacques Chirac, ou je ne sais qui d’autre, si ça se trouve je ne serais pas allée en SEGPA, parce qu’ils m’auraient trouvée normale. »
M.A : L’Ecole pour toutes et tous ? L’Ecole en France creuse les inégalités. J’ai accompagné plusieurs collégien·nes dans la recherche de stages en entreprise, ce qui m’a le plus frappée, c’est que des élèves n’imaginaient même pas pouvoir faire un stage pour découvrir une profession qui les attirait, leurs parents non plus. Ils et elles allaient dans le supermarché de leur quartier, ou dans une entreprise de proximité. Des équipes éducatives se démènent pour sortir de ces fonctionnements de déterminisme, mais il leur en faut de l’énergie et du temps !
Les relations entre les parents vivant la grande pauvreté et les enseignants sont, de plus, souvent occasion de malentendus. Les parents m’ont souvent rapporté une phrase qui les faisait réagir lors des entretiens avec les enseignants : « C’est pour le bien de votre enfant ». Cette phrase signifiait pour eux comme une dépossession de la vie de leur enfant. Les parents vivant la précarité croient en l’Ecole et attendent beaucoup de l’Ecole, mais ils ont souvent vécu une scolarité difficile, voire douloureuse ; ils ne se pensent pas en capacité d’aider leurs enfants, et même ils ont peur de « mal faire », c’est pourquoi ils les confient à l’école. Cela est compris par des enseignant·es comme un désintérêt, une démission : encore un malentendu !
Des parents me disaient que quand ils voyaient le numéro de téléphone de l’école s’afficher sur leur téléphone, ils ne décrochaient pas craignant les reproches et les problèmes. Cela leur faisait revivre leur scolarité. J’ai même entendu une mère me dire « J’ai un conseil de discipline », « J’ai eu un avertissement » … et non, ce n’est pas vous ! D’où l’importance de réussir à établir une relation de confiance, d’égalité de statut entre les enseignant·es et les parents.
Comme on parle de « difficultés d’accès aux droits » on pourrait donc parler aussi, d’une certaine manière, de « difficultés d’accès à l’école », et de dépendance aux décisions des autres subies par les pauvres dans le cadre scolaire ?
M-A.G : L’accès aux droits concerne aussi l’Ecole. Combien de familles ne connaissent pas l’existence des fonds sociaux qui peuvent les soutenir ? Combien de familles ne font pas de demandes de bourse par méconnaissance ? La procédure s’est, et c’est heureux, simplifiée, mais il reste encore du chemin, à parcourir.
De plus les familles qui vivent la grande précarité subissent l’orientation scolaire de leurs enfants. Quel adulte qui a eu un parcours scolaire très difficile va oser « braver » les enseignants pour donner un autre point de vue ?
Ces « difficultés d’accès » à l’école vous les avez aussi constatées, Monique, vous qui avez accompagné un dispositif type classe relais. Vous préférez d’ailleurs parler d’élèves décroché·es plutôt que décrocheurs·cheuses ?
M.A : Je peux dire que tous et toutes les élèves aimeraient que l’école se passe bien pour eux et pour elles. D’ailleurs en début d’année, les élèves démarrent avec l’envie de progresser, d’apprendre. Ce sont les premières évaluations qui souvent déclenchent le décrochage. Ils et elles pensent avoir fait des efforts, avoir essayé et c’est le découragement en recevant les premières notes. Malgré le travail fourni, c’est encore l’échec. Ils et elles ne se sentent donc pas capables de construire. Cela se traduit alors soit par la fuite dans l’absentéisme, soit par le refus, le rejet – et les incivilités et violences -, soit par le repli sur soi-même et le décrochage silencieux : l’élève est présent.e physiquement mais ne fait rien. C’est pour cela que j’utilise le terme décroché et non décrocheur.
« Afin d’en finir avec les orientations scolaires pour cause de pauvreté », la recherche CIPES, à laquelle vous collaborez, propose de réfléchir à de nouveaux chemins : pourriez-vous nous parler de cette recherche et de la réflexion qu’elle a pu mener sur ce sujet de la maltraitance ?
M-A.G : La recherche CIPES travaille depuis six ans avec une quinzaine d’école primaires en France sur la question de l’orientation scolaire des enfants de milieu défavorisé. Pourquoi dès la fin de l’école maternelle ou au plus tard à la fin de l’école élémentaire ces enfants sont-ils majoritairement orientés vers des filières spécialisées ou des filières du handicap qui ne leur permettent pas de choisir leur avenir, de développer leur intelligence ? Nous y travaillons avec des militants Quart Monde, des chercheurs, les enseignants et personnels des écoles. C’est une recherche participative, car les militants Quart Monde (parents qui ont l’expérience de la grande pauvreté) sont co-chercheurs. Leurs observations dans les classes aux côtés des chercheurs nous permettent d’aller plus loin, et d’analyser des faits, des situations, que du fait de nos expériences de vies différentes nous n’aurions jamais vus. Nous sommes dans l’année d’évaluation, de conclusions … Je vous invite à suivre nos travaux sur https://experimentation-cipes-ecoles.fr/ à vous abonner à la lettre CIPES, et à voir nos « conclusions » et, nous l’espérons, un bel essaimage à partir de Novembre 2025 !
Quels sont à votre avis, à l’une et à l’autre, les premiers leviers à actionner par l’Ecole et par les professionnel·les de l’éducation pour protéger les plus vulnérables ?
M-A.G : Il est absolument essentiel pour que professionnels et élèves cessent de subir la maltraitance institutionnelle, que tous les professionnels de l’école soient formés à la connaissance et à la compréhension de la grande pauvreté. En effet nous ne vivons pas du tout le même quotidien que des personnes en grande précarité, très souvent pour le même mot nous ne mettons pas le même sens. Il faut du temps pour se comprendre, créer la confiance et oser avancer ensemble pour que les enfants eux aussi osent rentrer dans les apprentissages proposés.
M.A : L’expérience acquise aux côtés des élèves décroché·es montre que si on agit sur l’environnement dans les classes, la manière de travailler, la proximité avec les parents, il y a des possibles, par contre il faut des moyens notamment humains.
A leur arrivée en classe relais, je demandais aux élèves en présence d’un ou des deux parents de dérouler leur parcours scolaire depuis leur entrée en maternelle. Il ou elle le faisait toujours avec beaucoup de sérieux et très souvent, mettait à jour l’anecdote, la phrase qui avait initié une forme de décrochage. Ce qui était cité pouvait paraître anodin pour un·e enseignant·e, mais pourtant avait été déterminant. D’où la nécessité de travailler, lors de la formation initiale ou continue des personnels éducatifs, la question de la grande pauvreté, de la précarité pour lever les malentendus, créer de la confiance, pour que les enfants sentent que leurs parents et l’Ecole, ensemble, croient en eux.
Propos recueillis par Claire Berest
Rapport ATD Quart Monde sur la maltraitance institutionnelle
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