Lettre ouverte au Ministre de l’Education Nationale
Monsieur le Ministre, « Là, son problème, c’est qu’il ne sait pas lire i2l… ». Tel est le diagnostic que pose, sur France 2, un certain soir de décembre (ce devait être le mardi 13, à 20 heures), une enseignante d’un collège susceptible de devenir « ambition réussite », au vu des difficultés majeures que souligne le reportage. Il ne sait donc pas lire i2l. Et vous, Monsieur le Ministre, savez-vous lire i2l? Personnellement, je sais lire Ill, avec une majuscule, mais je dois avouer qu’aucun autre i2l n’a laissé en moi de trace sémantique. Peut-être alors ne s’agit-il pas de sens, mais seulement de bruit, celui que l’on fait avec la bouche ? Alors, essayons ensemble ces trois lettres, i2l, incluses dans des mots – qui, eux, font sens : ville ou sillage ? fille ou village ? mille ou camomille ? bille ou billevesée ? Quillebeuf ou Lillebonne ? Villainville ou Quevilly ? Cyrille ou Guillaume ? Camille ou Gilles ? Il est vraisemblable que M. Le Bris, Mme Boutonnet, comme ce professeur de collège, savent lire tout i2l sans jamais rencontrer la moindre difficulté. Personnellement, mon savoir tient tout entier dans l’incertitude que je viens d’illustrer : c’est pourquoi je porte une attention particulière à cet élève qui, lui, sait, comme le savent beaucoup d’autres élèves, qu’on ne peut pas savoir lire i2l… et que vouloir le convaincre du contraire, c’est le tromper. Cet exemple me semble montrer, aussi bien que longues argumentations :
Quelles sont les incidences de ces ignorances ? Toute personne bien informée sait – et l’Inspection générale le rappelle – qu’à l’entrée en 6e, les élèves déchiffrent sans difficulté mais que beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils déchiffrent. A l’échelle de la scolarité élémentaire, le déficit relevé est donc celui du travail de la compréhension, non celui de l’acquisition d’une technique de déchiffrement. Il n’y a cependant là rien de surprenant : 95 % des classes de CP utilisent des méthodes à 80 % ou 90 % syllabiques… et, sur le terrain, on sait bien que des méthodes récentes, jugées par les enseignants « insuffisamment syllabiques », sont de fait modifiées par un renforcement des activités proprement combinatoires. On ne peut donc que demeurer perplexe devant le fait que, plutôt que d’insister sur l’indispensable travail de compréhension des énoncés complexes qui est un des enjeux fondamentaux de l’école élémentaire, vous choisissiez d’imposer le retour à une méthode purement syllabique au CP. Quel est, dans ce contexte, le sens d’une telle décision… qu’aucun spécialiste de l’apprentissage de la lecture ne pouvait imaginer une seconde ? Le courant « traditionaliste » s’est-il constitué en groupe de pression suffisamment fort pour dicter au Ministre ses règles de conduite ? Appliquant l’idéologie de « SOS. Education » (1), différents sites affichent leur détermination sur la toile : pour ne prendre qu’un exemple, le réseau « Liras » y combat tout enseignement qui ne serait pas exclusivement syllabique, y vend une méthode, Léo et Léa, y recrute… (2). Que cette approche réactionnaire (c’est, à proprement parler, le seul mot juste) séduise les parents ne me surprend pas, puisque les médias les ont toujours convaincus, en même temps qu’ils leur vendaient les technologies d’avant-garde, que rien ne valait à l’école » les bonnes vieilles méthodes « . Je suis en revanche stupéfait de constater que des professionnels (3) de l’enseignement se reconnaissent dans ces prises de position. Je n’ose croire qu’un Ministre de la République puisse, en ce début de troisième millénaire et au terme d’un siècle qui a théorisé la complexité, l’analyse systémique, la pensée en réseaux, se ranger à de semblables points de vue. Pour le dire d’une façon plus institutionnelle, restaurer une méthode syllabique « pure et dure » au début du CP, c’est, Monsieur le Ministre, rétablir la rupture entre deux années scolaires contre laquelle tentait de lutter la mise en place du cycle des apprentissages fondamentaux : c’est donc contrecarrer l’application de la Loi de 1989, dont l’une des principales mesures était l’organisation de la scolarité primaire en cycles de trois années. Pour la première fois aussi clairement, l’apprentissage y était appréhendé comme un processus continu et individuel. Au contraire, faire « commencer la lecture » au début de la seconde année du cycle des apprentissages fondamentaux, c’est rétablir un « cours préparatoire » dans sa forme la plus archaïque, celle de l’époque où les enfants ne fréquentaient pas l’école avant l’âge où elle devenait obligatoire. S’il reprend ainsi pied dans la IIIe République, le Maître y délivrera l’enseignement « qui va avec »… et cela pourrait avoir des conséquences allant bien au-delà de la méthode de lecture. Or, l’Histoire a suffisamment montré qu’un enseignement formel, standardisé (la méthode syllabique en constituant une standardisation exemplaire) n’était pas le meilleur garant de la réussite de tous les élèves. C’est également faire preuve d’une méconnaissance surprenante des programmes de 2002 quant aux apprentissages dévolus à l’école maternelle. Ces programmes demandent en effet à tout enseignant de ce niveau :
L’exemple que je prends est celui d’une grande section en ZEP, qui réunit des enfants d’origines turque, marocaine, mahoraise, etc. H… vient de Syrie, F… vient de Mayotte. Parce que les pratiques conduites depuis la petite section, tout simplement conformes aux programmes, font que l’attente suivante n’est pas irréaliste, la maîtresse demande aux enfants les plus régulièrement scolarisés, en décembre (donc ces dernières semaines), d’essayer d’écrire certains mots sans modèle. Pour H…, c’est le mot « chocolat ». Après une aide ponctuelle pour faire retrouver, à partir d’écrits connus, la graphie de la première syllabe, la maîtresse s’éloigne ; lorsqu’elle revient près de H…, celui-ci a écrit « chocola ». Dès que la maîtresse commente « C’est bien, mais il y a encore une lettre après le a… « , le voisin d’H…., F…, jette un coup d’œil et lance « Ben oui, à chocolat, y a un t à la fin ! ». Cet instant de grande section montre la capacité naissante, pour beaucoup des enfants de la classe, à activer et vérifier des liens entre graphèmes et phonèmes en acte d’écriture ; il montre également que quelques-uns (c’est le cas de F…) peuvent, dès ce moment, avoir l’intuition qu’au-delà de la réalisation phonographique, se pose le problème de la conformité orthographique. Oui, avant Noël de grande section, F… sait déjà tout cela, et en donne des preuves tous les jours. Ses compétences à l’identification de mots nouveaux ne nous font pas dire « F… sait lire », même si nous ne sommes pas loin de le penser ; en tout état de cause, et sauf accident, il saura lire en fin de grande section. D’autres le suivent, et plusieurs sans doute seront arrivés, au mois de juin ou avant, au stade où il en est lui-même en cette fin de premier trimestre. Dans le contexte actuel, je me ferai un devoir de publier les résultats individuels, avec les réussites et les difficultés, de ces enfants de grande section en ZEP, afin qu’il soit clair pour tous que leur imposer, l’année scolaire suivante, une méthode » purement syllabique » serait une aberration. Parce qu’il s’agit d’H…, de F…, et de tous ceux qui les accompagnent dans les mêmes apprentissages, parce que se pose pour eux – plus que pour d’autres – le problème de la perte de sens de l’année de CP, et qu’ils courent donc le risque d’un « décrochage » dont on connaît les conséquences, j’imagine que vous, Monsieur le Ministre, pas plus que moi, ne pouvez demeurer insensible.
Bernard Devanne,
Page publiée le 08-01-2006
|