Est-il normal que les évaluations nationales de Cp et Ce1 soient hébergées à l’étranger sur un serveur d’une entreprise du GAFAM célèbre par sa capacité à exploiter les données ? La question a été posée sur Twitter le 22 septembre par une enseignante référente pour les usages du numérique (ERUN), un corps qui s’estime oublié par l’Education nationale. Alors que les réseaux sociaux bruissent des critiques énervées des professeurs des écoles qui ont commencé à faire passer les évaluations nationales de Cp et Ce1, la nouvelle est de nature à leur porter un nouveau coup. Un enseignant peut-il contribuer à la fuite des données personnelles de ses élèves vers Amazon ?
Les évaluations chez Amazon
» Dites @EducationFrance, le portail de saisie des évaluations nationales dont on apprend que le domaine a été réservé chez Amazon et que les données sont stockées sur un serveur à Dublin, c’est compatible avec la RGPD ? » Sur Twitter, le message de Lonny, une enseignante référente pour les usages du numérique (ERUN), a vite fait le tour des enseignants présents sur le réseau. Vérification faite il n’y a aucun doute : le serveur des évaluations nationales de Cp et Ce1 (près de 1.6 million d’écoliers) est hébergé à Dublin en Irlande. Et il est confié aux bons soins d’Amazon. Pour ceux qui suivent l’actualité du numérique éducatif, cette entreprise rappelle le passage au ministère du précédent directeur du numérique éducatif. Après avoir envisagé la transmission des données des élèves aux entreprises du GAFAM (Google Amazon Facebook Apple Microsoft), il a été désavoué par le ministre et est parti… chez Amazon.
Pourtant le ministère semble avoir pris conscience des enjeux de la protection des données des élèves français. « Les partenariats que l’on veut développer avec les acteurs du numérique doivent se faire dans le strict respect du droit des données personnelles. Je ne transigerai jamais sur ce point », a déclaré par exemple JM Blanquer début juin 2018. Plusieurs mois après la publication de la loi RGPD sur la protection des données, l’Education nationale a publié un rapport signé de l’inspecteur général G Braun, nommé délégué à la protection des données fin août, et de Jean-Marc Merriaux, le nouveau directeur du numérique éducatif. Ce texte publié en aout a mis par écrit la volonté de l’éducation nationale de préserver les données des élèves.
Des directeurs se plaignent
« Donc on doit se connecter avec une clé OTP sur Onde, on doit renouveler les agréments annuellement PPMS et j’en passe et là on entre les résultats nominatifs des élèves sur un site privé appartenant à un géant américain et localisé en Irlande ? » a immédiatement répondu un directeur d’école. « On se voit refuser l’utilisation de certains ENT ou applications en classe sous prétexte que les données ne sont aps toujours hébergées en France », s’indigne un autre sur Twitter. Les entreprises de l’EdTech français ont d’ailleurs déjà manifesté leur mécontentement face au 2 poids 2 mesures entre elles et les géants du Gafam. La plupart ont rapatrié à grands frais leurs données en France pour se mettre en conformité avec la RGPD.
Ce week end le ministère de l’Education nationale attirait juste l’attention sur le fait que les données des évaluation sont anonymisées. Une réponse qui sera probablement jugée insuffisante au regard de la masse d’informations géolocalisées transmises dans ces fichiers.
Des contenus inadaptés
Il est vrai que bien d’autres critiques visent les évaluations. Toujours sur Twitter, des enseignants dénoncent la procédure des évaluations nationales. D’abord pour leur rédaction. On a l’impression à lire le livret du maitre qu’il a été rédigé par Agir pour l’Ecole. IL dit explicitement ce que l’enseignant doit dire pour chaque exercice , avant, éventuellement pendant, et après, à la virgule près. Les enseignants ont l’impression d’être pris pour des idiots. Et cela surprend même les petits écoliers. « Maitresse on ne comprend pas quand tu parles » réagissent les élèves de Béatrice quand elle leur lit le livret.
Il y a aussi un vif mécontentement sur les exercices eux-mêmes. Il y a les pièges des évaluations : « quand tu demandes quel mot se termine comme bateau, que tu attends que l’enfant entoure chapeau mais que tu lui montres sournoisement un navire ? » interroge Johanna sur Twitter. Ces pièges avaient été signalés par le Snuipp Fsu. Une autre enseignante relève que « ni la mise en page, ni le format A4, ni les polices, ni la taille des lignes, ni l’interlignage, ni les illustrations ne sont adaptées à des enfants qui sortent de maternelle.. C’est honteux de mettre cela dans les mains des enfants ». David, un autre enseignant, signale que ses élèves de CP ont pleuré et il est loin d’être le seul. Un quatrième, 15 ans d’ancienneté, n’a pas pu terminer avec ses CP. Il « retire la désagréable impression qu’une question sur deux vise à piéger les élèves ».
Des évaluations non scientifiques
Car le temps qui est dévolu officiellement aux évaluations (3 fois 20 minutes) est souvent jugé impossible. « Deux livrets sur trois faits. Trois fois plus de temps qu’annoncé », explique encore Johanna. « Comment fait-on pour arrêter 27 élèves de 5-6 ans qui veulent finir un exercice ? », demande-elle aussi à propos d’un item qui doit durer 1 minute mais où la tache proposée peut durer beaucoup plus longtemps surtout quand les enfants veulent bien faire. Il y a aussi des enseignants qui ont tenu les 20 minutes officielles. « Nos petits CP étaient bouleversés car il n’y arrivaient pas car ils n’ont pas eu assez de temps. Ca me brise le coeur », dit Louvenya.
Ainsi les premières remontées des enseignants qui ont fait passer les évaluations montrent que beaucoup le regrettent. Mais elles établissent aussi que les conditions de passage des évaluations ont été très différentes d’une école à l’autre. Ici 20 minutes, là 60, et ailleurs encore davantage. Il est prévisible que les conditions de saisie seront elles aussi variables d’une classe à l’autre, les enseignants ne voulant pas « enfoncer » leurs élèves. Il est dès maintenant établi que ces évaluations nationales n’auront aucun caractère scientifique compte tenu de ces modes de passage et de saisie. Ce ne sera d’ailleurs une surprise pour aucun scientifique et certainement pas pour la Depp (division des études du ministère). Elle sait faire des évaluations scientifiques (CEDRE par exemple) avec un protocole autrement plus sérieux. Et elle a aussi en mémoire le précédent des évaluations Blanquer de 2009-2012 qui déjà pêchaient par leur manque de sérieux. Cela contredit l’argumentation d’évaluations faites pour la recherche ou pour aider les enseignants. Comment les aider avec un diagnostic faux ?
Des intersyndicales appellent à résister
Le Snuipp Fsu a demandé aux enseignants de ne pas saisir les résultats. Cela a eu pour effet d’amener de nombreux inspecteurs à vérifier que les écoles font passer les évaluations. Mais dans plusieurs départements, plusieurs syndicats appellent les enseignants à prendre leurs distances avec les évaluations. Ainsi dans la Seine Saint Denis, le Snuipp, la Cgt, CNT, Snudi Fo et Sud affirment leur soutien aux équipes qui ne feront pas passer les évaluations. En Mayenne, les mêmes syndicats appellent les enseignants à « utiliser ou non » les évaluations et « à organiser collectivement la non remontée des résultats ».
La question du RGPD se pose aussi ailleurs
L’annonce que les résultats partent chez Amazon ne va pas aider le ministère. Mais la question de la protection des données se pose aussi hors des évaluations. Des enseignants s’inquiètent que les conditions d’application à l’Ecole du RGPD, si elles se confirment et se crispent, risquent de mettre fin à de nombreuses pratiques de classe. Faudra-t-il désormais s’interdire d’utiliser avec les élèves réseaux sociaux, blogs de classe, murs Padlet, sites privés, outils de sondage comme Plickers, applications diverses pour tablettes ? Ils attendent un guide clair qui répondrait à leurs questions et apaiserait leur crainte que ne s’arrête brutalement la dynamique engagée depuis des années pour « faire entrer l’Ecole dans l’ère du numérique ». Et que l’Education nationale s’applique à elle-même les règles qu’elle veut appliquer aux autres…
François Jarraud
L’Education nationale se penche enfin sur la protection des données