Demander aux enseignants eux-mêmes ce qu’ils
pensent de leur métier ? Quelle drôle d’idée ? Ne suffit-il pas de se
fier aux rapports, experts ou spécialistes qui dissèquent déjà
largement le réel ?
Le Café prend cependant le
risque de donner à voir directement un morceau du kaléidoscope.
Au
risque de ne pas s’extraire des contradictions, mais avec l’ambition de
dire ce qui est, avec les mots qu’utilisent les « soutiers » eux-mêmes…
« Pouvez-vous citer une récente
expérience récente qui ont été l’occasion de satisfaction
professionnelle ? ».
La
question surprend, mais passé le rire gêné, le exemples remontent : «
Les progrès sur l’accueil des parents
dans l’école, même ceux pour qui ça n’était pas gagné, la satisfaction
de tous, la confiance mutuelle qui s’installe, même si jamais rien
n’est simple »… « Le bonheur des écritures
inventées en moyenne section de maternelle »… « Quand même les plus
agités me demandent de leur faire réécouter le contre-ténor que je
leur ai fait découvrir la veille »… « Embarquer les parents dans le
projet-photo pour l’expo »… « Déjà
11 lecteurs sur 19 en janvier, avec mes CP de ZEP. Et ils
produisent de l’écrit, en plus… »… « Une classe qui commence à réinvestir des attitudes,
une méthodologie grâce au projet sur l’aquarium marin»… « Une élève que
je suis depuis deux ans, que
j’ai prise par la main, qui devient progressivement mieux
dans sa peau, et dont la maman franchit enfin le seuil de l’Ecole en me
renvoyant des choses positives sur mon travail »… « Avoir mené au bout
l’atelier théâtre, avec toutes les trouvailles
des élèves »… « L’intégration
réussie d’un 6e SEGPA dans la 6e ordinaire, avec un PPRE, malgré les
inquiétudes générales »… « Une classe de Première qui se plonge dans
René Char, un va-et-vient passionnant entre les hypothèses des élèves,
les apports littéraires
du professeur, les interprétations, l’analyse exigeante du
texte pour mettre à jour les implicites »… « Une analyse comparative
sur le slam d’Abdelmalik et la langue de Jacques Brel avec des 3e DP6
»… « Le sourire
d’un élève handicapé qui participe pour la première fois au cours d’EPS
»…
De quelles difficultés concrètes
pouvez-vous témoigner ?
Pour beaucoup, la difficulté a d’abord un
prénom et un regard : Jason, en CP, « qui ne comprend pas ce que
lire veut dire, malgré son immense envie d’apprendre, et voit l’écart
grandir avec les autres, me laisse complétement démunie »
; Rachel, au cours moyen, dont les parents refusent de collaborer avec
l’enseignants, « et
aucune aide de l’extérieur parce que l’IEN refuse les interventions du
RASED en cycle III au nom de la concentration des moyens sur le cycle
II » ; Johnatan, en SEGPA, « en rupture scolaire
irréversible, et bientôt dans l’exlusion sociale ».
Parfois,
c’est la confrontation
avec la classe elle-même qui devient problématique : « une querelle où chacun
rivalise de propos négatifs », « quand ce qui doit normalement
réunir les élèves et le professeur se réduit à moins du quart du temps
de la séance ». En primaire comme en secondaire, les « hyperactifs » qui « bouffent la classe »,
« empêchent le cours
d’avoir lieu ».
Un conseiller pédagogique évoque
aussi « les couches qui
s’empilent, les tâches à faire pour hier, les délais impossibles pour
rendre les projets ». Cette impresion de « tout devoir mener de front »
revient beaucoup chez les enseignants du primaire : « la classe, les collègues, les
parents, les PPRE, le B2i, les équipes de réussite éducative, les
évaluations, la polyvalence, les instructions qui changent tous les
ans… Cette impression de ne rien finir bien… »
Souvent,
c’est aussi la confrontation
brutale avec la grande difficulté sociale, les parents qui
n’en peuvent plus de leur vie. Mais c’est aussi la machine qui n’avance
plus, les murs qui se dressent entre les acteurs, « l’inspecteur qui
veut m’imposer le changement de classe pour faire l’anglais avec les
cycle III», « le secret professionnel qui devient joker », le sentiment
d’incompétence ou d’impuissance, l’envie de baisser les bras, de se
quitter l’établissement dès que possible…
Mais
beaucoup d’enseignants déplorent le fossé
de plus en plus profond entre ceux qui sont face aux
élèves et les «donneurs de conseils», assimilés à la « hiérarchie »,
suspectés de dire tout et son contraire, dans un jargon «pédago-administratif».
Certains parlent même de «
mépris et de suffisance de certains membres la hiérarchie ».
Un conseiller pédagogique parle d’un « foisonnement de priorités,
mille-feuille indigeste, démobilisateur, anxiogène, et qui détourne de
l’essentiel : comment rendre les pratiques pédagogiques plus efficaces
en classe pour qu’un plus grand nombre d’enfants apprennent ce qu’ils
sont censés apprendre dans le temps imparti ? ». Une
inspectrice du second degré confirme que les enseignants, qui ont
besoin « d’expertise
disciplinaire et transversale, pédagogique et didactique »,
ne peuvent suivre « les
injonctions qui se suivent à un rythme soutenu, ôtent de la cohérence
plus qu’elles n’en donnent, d’autant plus improductives qu’elles sont
précédés d’emballements médiatiques incommpréhensibles aux
professionnels ».
Pour
y répondre, même partiellement, quels vous semblent les leviers sur
lesquels il serait possible d’agir, à court ou à moyen terme ?
La réduction des effectifs est
souvent la première solution citée. « Aider ceux qui en ont le plus
besoin, c’est déjà avoir un temps pour chacun » explique
Corinne, de maternelle. « D’abord,
faire confiance aux enseignants ! proclame Michèle. «J’ai le sentiment d’être le
maillon non-pensant d’une institution qui fonctionne à l’injonction,
alors que j’ai au contraire besoin, pour trouver des réponses aux
difficultés d’apprentissages, d’une professionnalisation extrême, d’une
hyper-compétence pour savoir faire le tri, entre les gestes
professionnels efficace ou pas ». Pour elle, cet « engagement professionnel est
indispensable pour mettre au placard tous les déterminismes. ».
Si elle a conscience que le travail
en équipe est parfois invoqué comme une tarte à la crème,
c’est parce qu’elle veut en faire un « outil de travail et de pensée
au service des enseignants et des élèves, qui leur permette de dire «
non » quand la dose est dépassée, mais de s’atteler à chercher des
réponses alternatives ».
A
plusieurs centaines de kilomètres, Thierry, conseiller pédagogique, va
dans le même sens : «
depuis quelques années, notre circonscription réunit des petits groupes
d’enseignants avec le défi de produire
des documents brefs sur des thèmes fédérateurs (gérer des élèves
perturbateurs, scolariser un élève à haut potentiel…). Les enseignants
sont très impliqués, s’enrichissent, produisent, articulent les
considérations théoriques et pratiques d’enseignement. Ils ne se
contentent pas de déplorer les difficultés, ils élaborent
collectivement des stratégies, et évaluent leur action ». Nombreux
sont les enseignants qui ressentent douloureusement la solitude devant la
difficulté (parfois corollaire paradoxal de la revendication de «
liberté pédagogique »), la salle des profs où il ne fait pas bon
évoquer les élèves qui n’apprennent pas ou qui font souci. « Aller voir un collègue dans sa
classe, voir comment il travaille. Ca paraît simple ? Pourtant, c’est
tellement rare ! »
Avec ses SEGPA, Valérie ressent le
besoin de travailler à plusieurs, mais plutôt autour de l’orientation
des élèves, avec le CIO ou ses collègues de lycée professionnel. Ce
besoin d’échanger, de
sortir de l’entre-soi, largement évoqué, se heurte
évidemment à une difficulté : qui
doit en avoir l’initiative ? Est-ce l’enseignant lui-même,
sommé d’être responsable de son auto-développement ? L’établissement,
pivot du « pilotage éducatif » ? Si cette entrée figure largement dans
les conclusions des études et rapports qui s’accumulent (le présent
dossier y contribue !), force est de constater que dans la vraie vie,
les expériences positives restent largement subordonnées au hasard des
rencontres et des personnalités des «pilotes», qu’ils soient chefs
d’établissement, inspecteurs, conseillers pédagogiques : ici, c’est
Thérèse, adjointe du chef d’établissement, qui accepte d’endosser
l’habit du pédago et d’être le moteur du travail collectif de
l’établissement sur l’évaluation
par compétence ; là c’est Fabien, qu’on vient remercier en
sortant de l’animation pédagogique pour avoir présenté la loi sur le
Handicap sans en masquer les difficultés. Ou encore une inspectrice qui
ose rompre avec la tradition du face-à-face
de l’évaluation individuelle des enseignants… : « Une inspection d’école de deux
jours, et le sentiment exprimé par les enseignants d’une réelle prise
en compte de leurs pratiques, de leurs questionnements »
et même, pour elle-même, «
le sentiment d’être accueillie pour les aider à faire avancer les
choses et non pour les juger », lors d’un simple repas
pris en commun.
Mais à contrario, combien de leurs
pairs qui ne se considèrent que comme des administrateurs peu
soucieux d’entrer dans l’arêne pédagogique, comme maillons de la prescription descendante ou
comme donneurs de leçons dont l’expérience ne saurait être discutée ?
Les témoignages des enseignants sont révélateurs de la difficulté, pour
les cadres intermédiaires de l’Education nationale, de faire la mue que
leur demandent les textes : passer
du contrôle de conformité au pilotage…
A
contrario, quels vous semblent les principaux obstacles qui pourraient
faire que ces difficultés persistent ?
Bien
sûr, la politique
éducative des différents gouvernements est pointée :
démagogie, retour en arrière, refus d’investir les moyens nécessaires,
volonté de « casser le système » sont largement évoquées.
La formation
est évidemment un autre serpent de mer. On moque parfois les réactions
primaires de ces enseignants qui justifient leur manque de
communication avec les parents au motif qu’ils n’auraient « pas été
formés »… Ceux qui font le gros dos, qui attendent la prochaine
réforme, se résignent à «
limiter leur pouvoir d’agir »…
Nombreux
sont ceux qui pointent les insuffisances
de la formation initiale, « privilégiant le disciplinaire,
sans concertation entre les intervenants qui restent prisonniers de
leur propre champ universitaire, sans lien explicite entre le théorique
et le pratique ».
Si des progrès sont à faire, il ne
faut pas trop charger la barque : comment un « débutant » pourrait
appréhender toutes les facettes d’un métier qu’il n’a pas encore
pratiqué. Olivier, prof d’histoire, se rappelle qu’il « n’était pas très sensible aux
contenus pédagogiques en formation initiale, tout entier tourné vers
des recettes rapidement exploitables. Ce n’est qu’au bout de quelques
années que j’ai découvert l’utilité de certaines théorisations ».
Une fois passé le choc de la confrontation avec le réel, « ce moment auquel notre
recrutement ne nous a pas préparé : on nous a sélectionne sur notre
excellence disciplinaire, après un CAPES ultra-difficile, et on se
retrouve face à des élèves qui ont beaucoup moins que nous l’amour de
notre discipline. Du coup, c’est comme un sentiment de déqualification,
de descente aux enfers. On rêvait de
faire cours, il faut qu’on fasse classe… » La
formation continue
est donc un levier essentiel, mais qui a du mal à se professionnaliser,
coincé entre les réductions de moyens et les désignations de « publics
désignés » qui viennent ingurgiter de la prescription didactique. « Les modalités de formation
sont parfois obsolètes, ne favorisent pas l’implication,
l’accompagnement des stagiaires dans le temps long, les outils, les
va-et-vient entre la classe et la « théorisation du métier »
explique Christian, formateur en IUFM.
Mais un de ses collègues pointe que « les
enseignants ne résistent parfois pas à la tentation de résister à tout
changement,
et surfent agréablement sur les incohérences, précipitations ou
injonctions maladroites des instances ministérielles »,
oubliant parfois de «
mettre en balance ce qu’ils ont a y perdre et ce qu’ils ont a y gagner,
d’autant plus qu’une crise majeure de confiance s’est formée entre ceux
qui veulent « rationnaliser les moyens au nom de la LOLF »
et ceux qui n’y voient qu’une restriction des moyens et baisse des
exigences ». Force est de constater que les « acquis de la recherche »
sur les cycles, le redoublement ou les ZEP ne se diffusent qu’à la
marge dans les établissements, tant ils restent peu accompagnés. « La médecine fait des progrès,
l’Education nationale des réformes », explique un
inspecteur qui regrette «
le peu d’appétence du mode éducatif –enseignants comme décideurs- pour
les « conférences de consensus » qui devraient pouvoir acter les
avancées de savoir et les traduire en outils et instructions
utilisables par les enseignants sans avoir à refaire tout le chemin
seul… »
A votre connaissance, existe-t-il des
catégories d’enseignants qui vous semblent mieux régler ces tensions
professionnelles ? Pourquoi ?
Drôle
de question, si on ne juge par les réponses. « L’autre » est souvent mythifié,
dans un sens ou dans l’autre. Les enseignants du primaire ne
connaissent pas ceux des lycées professionnels, ceux du collège
ignorent ce qui se fait dans l’agricole. Une enseignante de maternelle
se perçoit comme une «
prolétaire de l’enseignement », et perçoit ses collègues
de collège comme « protégés
». Pour Jean-Paul, ceux qui s’en sortent le mieux sont simplement « ceux qui ne s’investissent pas
trop, pour tenir », mais au contraire Martine voit que
seuls ceux qui « se
constituent une vraie culture professionnelle, qui collaborent, qui
osent changer de point de vue dans l’institution »
arrivent à bien vivre le métier. De plus en plus nombreux, ceux qui ont
eu une «
autre vie » avant de croiser les salles de classe
indiquent que c’est souvent une aide pour mieux comprendre le regard
des parents. Dans un autre genre, Michèle est contente de faire partie
de ces enseignants qui «
arrivent à se parler autour du café, laissent la porte ouverte sans
craindre le regard de la voisine de classe, et ose s’affaler dans la
salle des profs en s’exclamant « aujourdhui, c’était dur ! »…
Pour ne pas conclure…
Est-ce
l’augmentation de la pression quotidienne de la classe ou la
perspective du départ à la retraite qui s’éloigne à cause de la réforme
des retraites, la question de la
« seconde
carrière » est de plus en plus posée. Promotion interne, fonctions de
formation ou de compagnonnage, réorientation dans d’autres
administrations ou changement de vie, les perspectives
évoquées sont aussi variées que floues. On se voit de plus en plus mal
devant les élèves jusqu’à 60 ou 62 ans. Mais comme le dit l’association
Aidoprofs, les postes « seconde carrière » qui avaient été annoncés par
le ministère se réduisent à portion plus que congrue. Tout est donc à
inventer, sur ce terrain…
« Etre enseignant, c’est souvent
allier des contraires : rigueur et souplesse, exigence et
bienveillance, expertise et simplicité, amabilité et fermeté, sourire
et sériosité… Et en même temps une éthique et des valeurs : une foi en
l’éducabilité, un respect des autres et de soi, une capacité à « tenir
debout »… ose une IA-IPR. Alors, un « métier à part » comme
le disent de nombreux enseignants ? Ou un métier comme un autre, c’est
à dire qui doit organiser l’appui et le soutien de ses membres. « Aucune entreprise ne pourrait
tenir avec aussi peu de moyens en ressources humaines, en
formation, en accompagnement » explique le mari d’uen
enseignante, cadre dans une grande entreprise. « Il faut arrêter de demander
aux enseignants d’être des extra-terrestres. Une société qui a à
l’égard de ses salariés des exigences contradictoires est condamnée à
l’échec. Mais dans l’Education Nationale, ceux qui énoncent l’urgence
de la réussite de tous croient-ils vraiment ce qu’ils disent,
lorsqu’ils hurlent en même temps au « niveau qui baisse» ?».
Laissons le mot de la fin à Annie, professeur d’EPS : « La désespérance ne peut rien
donner de bon. Qui pourrait croire que les jeunes élèves d’aujourd’hui
seraient plus bêtes que leurs parents ? ». Reste à
actionner les bons leviers. Ils sont multiples. Là encore, la
complexité est le passage obligé du progrès.