Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
L’ambivalence de l’autorisation
Les définitions de l’autorisation orientent vers des sens radicalement différents. Un premier sens désigne un rapport de maîtrise par l’exercice d’un pouvoir sur autrui. Autoriser signifie alors donner la permission.
L’autre sens signifie devenir ou être reconnu comme auteur, c’est à dire à “faire autorité”. S’autoriser c’est faire quelque chose de sa propre autorité.
Le terme usuel d’autorisation, qui part de celui qui a autorité vers celui qui dépend de l’autorité, montre l’emprise des attentes sociales sur tout individu. Le dégagement des emprises, permettant à un élève, comme à un enseignant, de s’autoriser, ne va pas de soi. Le processus d’autorisation réside dans le passage de la dépendance à des modes de fonctionnement imposés ou attendus, à des actes dont les élèves se sentiront être les auteurs. L’enseignant peut aussi être attentif aux moments où les élèves s’autorisent. Or, ils s’autorisent quand ils mettent en œuvre des ressources et une dynamique » d’échappée » aux attentes et aux captations du système scolaire. Le travail d’autorisation consiste alors à considérer chaque élève à une place de responsable de “ce qui se passe”, et donc, que chacun en est pour partie l’auteur, et collectivement, les auteurs de se qui se passe.
Le “travail d’autorisation” nécessite pour l’enseignant de renoncer provisoirement à un pouvoir de maîtrise et d’imposition afin d’instaurer un espace de réflexion. Autoriser un élève, c’est alors lui permettre de s’autoriser à penser par lui-même en se confrontant à la pensée d’autrui. C’est l’inviter à sortir de ses évidences et de ce qui, pour lui, va de soi, pour exposer le fruit de sa propre réflexion.
Être autorisé pour s’autoriser
L’autorisation commence pour un enfant dès que son milieu lui permet d’appréhender ses perceptions, ses sensations, ses émotions, comme venant de lui et l’autorisent à exprimer ce qu’il ressent dans sa forme initiale. C’est l’expression du ressenti, qui permet de se différencier d’autrui et de s’approprier le Soi. Se percevoir comme Autre et singulier, c’est discerner et reconnaitre également autrui comme Autre et singulier. C’est sortir de la construction imaginaire de ce que chacun et tous devraient être. L’autorisation dépend de la capacité de l’environnement éducatif à prendre en compte l’émergence du désir émanant de l’enfant et de l’acceptation qu’il s’échappe des attentes de son entourage. C’est à partir d’une autorisation de l’adulte que se fonde la capacité de l’enfant à s’autoriser la découverte de son monde, tant matériel qu’affectif, et à fonder son expérience et son jugement sur ses propres perceptions.
Quand un élève qui s’est construit dans un rapport de conformité aux attentes d’autrui et d’obéissance aux injonctions de son environnement doit exercer sa propre autorité, il se trouve confronté à la nécessité de choisir, de s’engager et d’endosser sa propre responsabilité. Il doit alors faire face à l’inconnu en l’absence de repères.
L’autorisation est dans cette situation une épreuve de dégagement des allants de soi, conduisant l’élève à une situation de crise, qui réactive son insécurité. L’autorisation nécessite alors, chez cet élève, une capacité à assumer le manque et la démaîtrise.
Dans une démarche d’autorisation, l’interdit n’a pas pour fonction de soumettre ou de frustrer. Il vise à assurer la sécurité au regard du contexte et de la maturité de chacun des élèves. Il a pour finalité de permettre, tant à l’élève qu’à la classe, d’accéder à la capacité de jugement, de choix, d’engagement, et de responsabilité, par l’anticipation des conséquences de chaque acte. Cela est d’autant plus indispensable que le ou les élèves se trouvent dans la dépendance d’un envahissement pulsionnel, émotionnel ou d’une opinion dont il ne sait que faire au regard du contexte.
Pour qu’un élève se place et se perçoive comme étant à l’origine de ses actes, il lui faut la rencontre de l’Autre et des autres. Un humain ne peut être totalement l’auteur de lui-même. Il basculerait alors dans l’illusion de toute-puissance. Il ne peut être que le coauteur de son autorisation.
Pour pouvoir se connaître et se construire dans sa singularité, l’élève a besoin de se confronter à l’altérité et à l’altération. Pour se positionner en tant que Soi, l’élève doit juger de ce qui, pour lui, a de la valeur et du sens, choisir et répondre de ce qu’il a préféré. L’élève advient à une place de sujet en se constituant en tant qu’auteur de ses actes. Il s’engage, par l’énoncé de ses désirs, dans la formulation de ses choix, en fonction de la réalité, en devant assumer la part d’inconnu de ce qui s’ouvre à lui.
Les enjeux de l’autorisation
L’accès à la capacité de penser par soi-même est l’un des aspects essentiels de la fonction émancipatrice de l’enseignement. Être reconnu en tant qu’auteur, c’est être identifié comme ayant des ressources et des capacités de création qui appartiennent en propre à l’élève. S’autoriser en classe, c’est prendre la parole pour soutenir une idée et en faire reconnaitre la pertinence et les fondements. Cela nécessite une distribution équitable de la parole pour que chacun puisse développer ses idées sur un sujet qui lui tient à cœur, dans un climat d’écoute bienveillante. C’est là l’enjeu de l’organisation et de la régulation des débats. Or, pour qu’il y ait une écoute bienveillante entre les élèves, le débat doit être pensé en tant que processus de reconnaissance et d’autorisation réciproque. Cela nécessite une attention à chaque élève, de la part de l’enseignant, en particulier pour trouver ce qui est une ressource chez chacun, et parfois reformuler pour appuyer l’intérêt d’une idée inattendue.
Se situer en tant qu’auteur, c’est sortir de la reproduction et s’ouvrir à la création. Selon Winnicott, le sentiment de la valeur de la vie dépend de la capacité à vire créativement. « Nous constatons, ou bien que les individus vivent de manière créative et sentent que la vie vaut d’être vécue, ou bien qu’ils sont incapable de vivre créativement et doutent de la valeur de la vie”. Winnicott, 1975.
Est-ce qu’en s’autorisant à être soi, on ne risque pas de ne plus être accepté dans un groupe ?
C’est une question redoutable en termes d’enjeux. Les leaders s’autorisent, mais au lieu d’être dans la créativité, ils sont dans l’asservissement. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ils soient reconnus.
Ils sont dans des effets de force qui rassurent les membres du groupe, alors que toute création, sachant qu’être auteur c’est créer, est nécessairement une subversion de ce qui est, y compris dans la pensée des gens et la pensée des pairs. Être soi est toujours prendre un risque, mais, comme le signale Winnicott, quand on bascule dans l’inauthenticité du « faux soi » on a le sentiment que la vie ne vaut plus d’être vécue. C’est la dynamique d’existence qui est en jeu. La dynamique d’existence de l’humain est entre ces deux pôles : être soi au risque d’affronter autrui ou opter pour un faux soi.
L’intérêt de l’autorisation, ce n’est pas seulement de s’autoriser soi, c’est de construire un environnement autorisant tous et chacun, et ensemble. Parce qu’en plus, on va découvrir que réussir un travail de groupe, un agir ensemble, c’est créer l’espace où chacun peut être soi et apporter aux autres ce qu’il possède en propre, et donc être reconnu pour cet apport-là.
Ça pose la question de la répartition de la parole dans un groupe. Le drame, c’est que les enseignants ne sont ni alertés ni formés à cela. Il faut une dynamique de changement dans les rapports de places. Dès qu’on fixe quelque chose, on s’enkyste et on commence un processus mortifère.
Ce serait quoi s’autoriser pour un enseignant ?
Si un enseignant ne s’autorise pas, il va avoir du mal à favoriser l’autorisation des enfants, car les deux se tiennent.
C’est quoi s’autoriser pour un enseignant ? C’est faire au mieux avec ce qui surgit dans sa classe. Ce n’est pas être rivé à un programme, à un protocole ou à une procédure, c’est dire « là, il y a quelque chose qui vit, et je vais faire en sorte que ça serve à ce que nous avons à faire ensemble ».
C’est aussi être soi pour l’enseignant. Et c’est donc avoir le culot de dire : « Ce n’est pas comme ça que je vais agir. Ce n’est pas comme cela que je tricote les choses ». Mais là encore, il va falloir affronter, non pas la norme, mais ce qu’on croit être la norme, donc la façon dont on a attribué du pouvoir à des textes, à des cadres. Les cadres ne sont faits que pour servir ce qu’il y a à l’intérieur du cadre.
Qui est légitime à autoriser ?
Cette question me dérange, parce que l’idée du « Je t’autorise » est contraire à l’idée de S’autoriser comme auteur : quand j’autorise autrui, c’est moi qui garde le pouvoir. Je n’ai aucune légitimité à autoriser autrui à être lui-même. Je ne peux que m’autoriser, donc devenir un auteur d’une fonction qui est essentielle pour que l’autre s’autorise.
C’est la question de l’imposture de la posture d’expert. Un expert financier n’a de légitimité que sur la question financière, mais sur la question d’un investissement, il n’y a pas que la question financière, il y a la question de ce que je veux faire de ma vie. On n’a pas à suivre sa décision, parce que c’est un expert.
Ainsi, un enseignant a autorité sur l’enseignement, alors que le directeur d’établissement n’a aucune autorité d’enseignement, il a une autorité d’articulation de la gestion de l’établissement. On doit donc entrer dans un rapport d’auteur à auteur, d’autorité à autorité autre.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain