Dans cette tribune, Laurence De Cock fait appel à l’Histoire sa spécialité pour évoquer l’impact de l’arrivée du Rassemblement National au pouvoir. En 1940, Georges Ripert demandait aux recteurs de recenser les fonctionnaires juifs exerçants sous leur autorité. « Combien furent-ils dans cette haute administration de l’Éducation nationale à affirmer franchement leur opposition au statut des juifs ? » Gustave Monod fut le seul. Et si rien ne bouge, ce n’est pas par adhésion à la ligne, c’est parce que le « saut est couteux, il isole et parfois met en danger », écrit l’historienne. Combien seront-ils demain?
Le 3 octobre 1940, le régime de Vichy adopte officiellement une loi sur « le statut des Juifs » qui instaure un antisémitisme d’État. La poignée de main symbolique à Montoire entre Pétain et Hitler n’a pas encore eu lieu, la collaboration officielle n’a pas commencé. Cette loi n’est donc pas une commande nazie, elle est une décision française. Les Juifs sont exclus de la fonction publique, de l’État, de l’armée, de l’enseignement et de la presse.
Le 21 octobre, le secrétaire d’État à l’instruction publique et à la jeunesse, Georges Ripert, écrit aux Recteurs et Inspecteurs d’académie :
« En exécution de ces prescriptions de la loi, vous voudrez bien, pour le personnel placé sous votre autorité, faire l’état général des fonctionnaires, hommes et femmes, qui, de notoriété publique (sic) ou à votre connaissance personnelle, doivent être, aux termes de l’article 1, regardés comme juifs ».
La langue administrative a l’art de s’accommoder du pire en l’enrobant de mots froids. Pour faire plus simple, disons que le gouvernement de Vichy appelle à constituer des listes de juifs pour pouvoir les révoquer.
Parmi les destinataires de cette circulaire, il y a Gustave Monod qui, à 55 ans, a déjà une longue carrière derrière lui. Enseignant de philosophie d’abord, puis Inspecteur d’académie de Paris, il a travaillé notamment avec Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire. Il a aussi une longue carrière d’engagement intellectuel, principalement pour des droits humains et contre le fascisme montant puisqu’il est membre du comité de vigilance des intellectuels antifascistes, constitué pour faire front aux ligues fascistes des années 1930.
Dans la foulée, Monod réunit les chefs d’établissements parisiens pour transmettre l’information. Il en fait un rapport au Recteur en notant « l’atmosphère d’émotion grave et douloureuse »de la réunion et confie pour terminer « Je dois à la vérité de dire, Monsieur le Recteur, que je n’ai pas été un bon avocat de la cause administrative et que, bien loin de pouvoir la défendre j’ai été obligé de m’associer sinon en paroles, du moins dans le secret de ma pensée, à toutes les réserves formulées« . Il tente même d’argumenter plus froidement : les Juifs ne représentant que 3% du corps enseignant à Paris, ils ne peuvent pas faire de mal …
Mais rien n’y fait. Monod est convoqué par Ripert qui le tance et le soupçonne même d’être juif. La sanction est rapide (mais assez légère). Il est démis de ses fonctions d’Inspecteur d’académie et rétrogradé comme professeur de philosophie de lycée. Très peu de temps après, il prend une retraite anticipée et rejoint le réseau résistant du « Musée de l’homme ».
Dire Non
Combien furent-ils dans cette haute administration de l’Éducation nationale à affirmer franchement leur opposition au statut des juifs ? Il fut le seul. Dans Souvenirs et solitude, Jean Zay regrette « le manque de caractère dont ont fait preuve tant de hauts fonctionnaires républicains depuis juin 1940, la facilité avec laquelle ils ont subi les nouveaux maîtres, assumé sans révolte de conscience toutes les besognes qu’on leur imposait« .
Cette histoire pose une importante question : comment s’opère le choix de dire non à un ordre qui émane de l’institution que l’on s’est juré de servir ?
Il est toujours facile et rassurant a posteriori de s’imaginer dans le camp des résistantes et résistants de la première heure. Mais la bascule est très rarement immédiate. Elle est toujours précédée de la conviction qu’on pourra agir de l’intérieur, désobéir gentiment avec la caution des pairs. C’est d’ailleurs ce dont témoigne la réaction des chefs d’établissement parisiens convoqués par Monod : le désarroi, la gravité ; ce que l’on pourrait qualifier de solidarité dans l’inconfort. Le plus souvent elle justifie de ne rien faire. On se lamente dans l’entre-soi des couloirs feutrés du pouvoir et chacun a intérêt à convaincre l’autre que cela suffit. C’est pour cela que rien ne bouge ; pas parce qu’il y a adhésion à la ligne, mais parce que le saut est coûteux, il isole et parfois met en danger. Pour dire Non, il faut que s’impose la « révolte de conscience » dont parle Zay. Et ne nous leurrons-pas, cette révolte est rare, douloureuse et angoissante puisqu’elle appelle à lâcher le confort de la routine pour l’inconnu.
La révolte de conscience est rare, mais on la sent rôder depuis quelque temps. Un exemple, un seul. Jusqu’ici on savait que la mécanique du système éducatif français triait les élèves socialement, mais on se positionnait comme un grain de sable dans la machine. Or, depuis la mise en place des groupes de niveau, le sable se transforme en huile de moteur. Nous ne sommes plus des agents pour empêcher, mais pour nourrir et officialiser le tri. La conscience prend cher.
Servir, obéir, trahir
Il y a des questions insolubles réactivées par le présent : que serait-il arrivé en 1940 si l’ensemble des hauts fonctionnaires avaient refusé d’appliquer le statut des juifs ? Insolubles et vertigineuses puisque, à moins d’être acquis à la cause de la Révolution nationale de l’extrême droite, on sait bien que ces questions vont venir nous hanter. Car, disons-le franchement, quelle que soit l’issue des urnes, un bon tiers de la population est prête à voter pour un programme affirmant que certains enfants ont plus le droit à l’éducation que d’autres et que tout cela repose sur leur couleur de peau, leur patronyme et leur pays d’origine. On sait aussi que, dans le même programme, les enseignants seront « contrôlés » plus fréquemment par les cadres pour s’assurer que les consignes seront bien appliquées. Dans ce genre de régime idéologique, on a un goût particulier pour les listes. Il est donc plus que probable que, en cas de victoire, s’ouvrira l’ère des listes : listes d’élèves, listes d’enseignants. En haut de la pyramide, beaucoup de hauts fonctionnaires se trouveront donc dans la situation de Gustave Monod.
On entre au service de l’État pour servir et obéir, pas pour trahir. Ça c’est la petite musique qu’ils entendront. Ils appellent ça « la loyauté ». Les profs en mangent depuis longtemps des injonctions à la loyauté. Certain.e.s militant.e.s syndicalistes en savent quelque-chose qui ont déjà subi des sanctions pour défaut de loyauté.
Mais la loyauté peut-elle dépendre de la nature des injonctions ? Assurément. Car le service public repose sur des valeurs et principes consolidés d’ailleurs par le régime qui nous a sortis de la poisse de Vichy : l’égalité, la solidarité, la justice sociale. C’est à ces principes que nous devons loyauté, pas à ceux qui les détournent à des fins xénophobes, racistes et nationalistes. Et c’est à ce rappel que procède « la révolte de conscience », à tous les étages de la pyramide, et afin qu’elle ne tremble pas sur ses fondations.
Laurence De Cock
NB : Sur Gustave Monod, lire Tristan Lecoq, Annick Lederlé, Gustave Monod, une certaine idée de l’école, CIEP, 2009.