Ils se succèdent tous pour nous dire leur intention – politique – de contrôler les téléphones portables. D’un ministre de l’Éducation en mal de règles à des candidats aux élections en mal de popularité, tous font du téléphone portable l’objet transitionnel d’une politique qui se veut autoritaire. La « LOI n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l’encadrement de l’utilisation du téléphone portable dans les établissements d’enseignement scolaire », précise le sens : appliqué aux activités d’enseignement ou liée à celles-ci à l’école primaire et au collège, l’interdiction peut aussi s’étendre au lycée si l’établissement le souhaite. Cette interdiction s’applique aux «téléphones mobiles ou de tout autre équipement terminal de communications électroniques » et donc smartphones, tablettes ou ordinateur pouvant « communiquer ». On peut s’interroger sur cet argument de campagne électorale en juin 2024 alors que le texte semble clair : il s’agit d’être encore plus coercitif en « interdisant » purement et simplement ces appareils dans les activités d’enseignement et plus largement dans les établissements scolaires. Faut-il penser que ce texte de 2018 ne va pas assez loin et qu’il faudrait que l’État fasse preuve d’encore plus d’autorité laissant entendre que l’école ne le fait plus ?
Les pratiques sociales et familiales sous contrôle ?
Ce qui est « fondamental », c’est le fait que les appareils mobiles connectés (téléphones et autres) ont été adoptés par toute la population à de rares exceptions (fait social total, M Mauss). Ce qui est essentiel, c’est qu’au-delà des équipements, ce sont les usages multiples qui invitent à l’analyse et à la réflexion. En premier lieu, il est nécessaire que tous ceux et celles qui parlent à ce sujet tiennent compte des réalités sociales et sociologiques ainsi que psychologiques. Mais les seules réalités qu’ils semblent avoir en tête, ce sont les nuisances possibles et aussi réelles, mais en sélectionnant celles qui les arrangent. En particulier, le vieux fantasme éducatif autour de l’École refait surface, comme à chaque fois que la société affronte un problème plus global (cf le voile et autres questions sur la sexualité ou la prévention routière). L’argument est celui-ci : il faut que l’école impose une règle à tous les jeunes pour qu’ensuite ils soient de bons citoyens conformes aux rêves de certains adultes. Cette approche populiste de la question est contre-productive et surtout pas éducative. Interdire à l’école ne permettra jamais à un jeune de commettre, ou pas, plus tard des actions plus ou moins légales et respectueuses. Et aussi, cette approche fustige les parents, les encadrants qui n’imposent pas aux jeunes ces façons de penser. Pour le dire autrement, le modèle autoritariste est proche du modèle dictatorial (cf la chine de la révolution culturelle par exemple, mais aussi la Révolution française pendant la terreur).
Quand les arguments populistes sont à l’œuvre !
Pourquoi s’en prendre aux appareils numériques individuels connectés et aux jeunes ? Parce que l’École est aussi au centre des enjeux politiques des prochaines années. Parce que les familles sont, pour certaines, dans l’ambivalence et l’ambiguïté… Il suffit de regarder les comportements des adultes vis-à-vis des smartphones pour s’interroger : faudra-t-il interdire le smartphone dans certains lieux publics ? La question centrale est double : d’une part comment être éducateur si l’on interdit ? D’autre part, comment favoriser des comportements équilibrés et socialement favorables ? Récemment le sociologue David le Breton a pris aussi la parole sur les smartphones. Son travail sur le corps l’amène à questionner la place de l’objet par rapport à ce corps dont il deviendrait le prolongement. Il écrit aussi : « Je vois dans ce morcellement du lien social une forme de narcissisme de masse où chacun est d’abord centré sur lui-même ; le lien aux autres n’est plus qu’accessoire. « . Ce qu’il semble oublier c’est que c’est une autre forme de lien qui est en train de se construire. Certes, il faut reconnaître que « l’angoisse de séparation » (nous en avons souvent parlé) semble expliquer ces attitudes presque addictives envers le smartphone. Mais il faut reconnaître aussi que le besoin de lien n’est pas disparu, simplement il change de support, de forme, de corps. Les jeunes en sont le plus souvent conscients, encore faut-il les aider à rechercher de nouveaux équilibres : construire plutôt qu’interdire !
Préciser le sens des mots : cette volonté d’interdire et cette volonté de rétablir l’autorité
Le dictionnaire historique de la langue Française (sous la direction d’Alain Rey, 1998) nous aide à comprendre le sens des mots et nous montre ainsi la différence entre autorité et autoritaire. Il semble s’agir d’une dérive basée sur un renversement : rendre quelqu’un auteur se transforme en « imposer à quelqu’un » (et donc l’empêcher d’être auteur). L’autorité de l’enseignant ne peut être conçue comme indépendante de l’autorité du monde adulte envers les jeunes. Malheureusement, les deux dernières années politiques nous ont offert un spectacle affligeant et malheureusement exemplaire : car les adultes sont, dans leur comportements, les exemples qui permettent aux jeunes de se construire. Refuser de le reconnaître et interdire ne restaurera pas l’autorité, mais plutôt renforcera la dimension coercitive de l’école au détriment de la dimension éducative. Et dans le même mouvement, cela contribuera faire disparaître l’autorité éducative et parentale en externalisant celle-ci à l’État.
Quant à lui, le Littré rappelle le sens et l’origine du mot interdire : d’abord dans le sens de « dire entre », il devient rapidement défendre quelque chose à quelqu’un, et est très connoté avec la religion chrétienne des années 1200 -1600. On remarque que ce mot est devenu magique et qu’il a souvent servi de slogan. Rappelons-nous l’aphorisme célèbre « il est interdit d’interdire » de 1968 qu’il faudrait désormais combattre. Or le sens profond de ce slogan est au contraire la recherche de lien, sens premier du mot.
Et la discipline alors !
Dans le monde scolaire l’emploi des mots a son importance. Ainsi en est-il du double sens du mot « discipline ». Tantôt il désigne un domaine de savoir (discipline scolaire), tantôt il désigne ce que Dominique Raulin nous rappelle : le sens désormais courant du terme discipline (Les mots clefs du curricula). « La discipline est l’ensemble des règles et des influences au moyen desquelles on peut gouverner les esprits et former les caractères » (p. 485 Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Buisson (1911). Et si l’injonction à l’autorité n’était pas l’injonction à la discipline (et à l’obéissance… ou la soumission) ? Car une image traditionnelle de l’école est celle de la discipline que l’enseignant(e) impose à ses élèves. Cette mise à l’écart (le fameux sanctuaire) de la vie quotidienne par l’école serait aussi l’argument pour imposer un « ordre » (cf. l’idée de l’uniforme) qui impose la mise à l’écart, dans le contexte scolaire, des dérives de la société telle qu’elle est. Or l’usage des smartphones est une de ces dérives ou plutôt une de ces évolutions (bonne et mauvaise à la fois). Ces usages ont envahi notre quotidien à l’image des perturbateurs endocriniens : on ne sent pas les effets, et pourtant ils nous transforment réellement, voire physiquement (cf. David le Breton).
Et alors, que va-t-il se passer ?
Il suffit d’analyser ce qui s’est passé depuis 2018 dans les établissements scolaires. Certes, il y a des débordements ponctuels, mais l’ensemble du monde scolaire, et en particulier les enseignants, a su prendre ses responsabilités. Car pour être efficaces, les décisions doivent être prises localement et en équipe. Vouloir légiférer d’en haut sur cette question est une erreur politique, d’ailleurs l’ex-ministre n’en a pas retiré l’admiration de ses concitoyens, lui qui pourtant, parcourait souvent les plateaux médiatiques. L’enjeu réel c’est la recherche des équilibres : la liberté d’agir repose sur la conscience, le doute et les choix éclairés. Pour ce faire, imposer n’a pas de sens. L’éducateur est un compagnon, il chemine avec et non pas contre (sens premier du terme). Compagnon n’est pas copain, chacun le sait. Le compagnon éducateur est celui qui élève et qui sait qu’il est un exemple pour les jeunes. Aider les jeunes à donner la juste place aux moyens numériques c’est leur permettre de construire leur liberté et leur équilibre. Ne pas le faire, interdire, c’est les abandonner à loi du marché, les rendre soumis à des règles externes plutôt que de les amener à les comprendre et de mettre en œuvre celles qui font « autorité », les reconnaissant comme telles.
Bruno Devauchelle