Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Choisir c’est :
Choisir c’est découvrir les bénéfices de la limite : C’est dans l’expérience de la préférence donnée à une réalité tangible, limitée, sur l’illusion d’un tout irréalisable, que se fonde pour tout humain les bénéfices de la limite. Cette limite imposée par la réalité n’est pas alors perçue par un élève comme une perte imposée par l’adulte ou l’enseignant dans une intention malveillante. Il la découvre progressivement comme découlant du choix qu’il a fait d’investir tel ou tel aspect de la réalité. C’est ce choix qui ouvre à une possibilité de gratification, pour lui limitée, certes, mais tangible.
Choisir c’est expérimenter les gratifications du renoncement : Choisir c’est préférer, et préférer, c’est renoncer à ce qui n’est pas le ou les éléments préférés. L’exercice du choix permet à un élève d’intégrer le sens de l’altération, vécue comme bénéfique par la mise en évidence de ce qui a été élu. C’est parce qu’il y a accès à un plaisir tangible mais limité qu’il y a possibilité pour un élève de renoncer à l’illusion de toute-puissance. Il fait alors une expérience gratifiante du renoncement, comme étant fondateur d’un désir qui peut s’investir dans des réalisations concrètes.
Choisir c’est exercer son jugement : C’est par l’exercice du jugement de la valeur des éléments en présence que l’élève peut en évaluer les enjeux, envisager les conséquences de ce qui est privilégié. Il prend alors conscience des conséquences possibles de son choix, du pouvoir qu’il a sur cette réalité et de ses possibilités d’influencer son futur, celui d’autrui et de son environnement.
Choisir c’est S’autoriser : L’expérimentation par l’élève d’un investissement gratifiant, par un choix en phase avec son désir, le situe comme auteur, à l’origine de ses actes. Parce qu’il a réfléchi, identifié ses préférences et en a anticipé les conséquences, il ne peut se décharger de sa responsabilité, ni sur autrui, ni sur une fatalité liée à l’emprise de l’environnement ou des événements. Par l’exercice du choix, il prend pouvoir sur son devenir et passe d’une place d’élément assujetti à des forces externes ou internes, à une place de sujet interagissant avec la réalité. Par l’exercice réfléchi du choix, l’élève sort d’un rapport de soumission à ce qui se présente ou s’impose à lui. Il prend conscience qu’il peut devenir sujet, co-auteur de son histoire. C’est aux endroits où chaque élève marque son histoire d’un choix que se joue l’ouverture à un advenir accessible, mais incertain et non prédictible, puisque lié à son propre engagement.
L’élaboration de la capacité de choisir
L’élaboration de la capacité de choisir ne va pas de soi. Elle nécessite un accompagnement dans l’expérimentation progressive du choix.
L’enseignant doit assumer le paradoxe de solliciter le choix chez ses élèves, bien que ceux-ci ne possèdent pas encore les capacités nécessaires pour être réellement en capacité de choisir (évaluer, hiérarchiser préférer, anticiper, renoncer décider…). C’est par la mise en situation de choix, sans enjeu majeur, ni définitif, ni totalement à décider, que les élèves peuvent apprivoiser les conséquences des orientations retenues. C’est en s’essayant au choix encore impossible qu’ils peuvent mettre en travail les capacités non encore élaborées.
Les enjeux de l’accès à la capacité de choisir
La nécessité du souci de soi et d’autrui :
L’inscription en responsabilité doit être couplée à un équilibre dans le souci de soi, de l’autre et des autres. Les conséquences d’un acte n’engagent pas seulement le devenir de son auteur, elles impactent aussi l’environnement et autrui. D’où la nécessité d’en anticiper les conséquences et les effets, mais aussi d’accepter d’être interpellé par autrui et de devoir corriger ses choix face aux effets de perturbation ou de destruction qu’ils induisent. D’où cette autre nécessité d’une réflexion collective sur les incidences des choix de chacun.
Les conséquences d’un choix ne sont pas limitées à l’immédiat. Elles se déploient dans le temps. De là découle l’exigence d’une sollicitude inscrite dans la durée. Il y a alors élaboration d’une socialité qui n’est pas un « pour soi » immédiat, mais qui rend possible les différentes formes des échanges permettant les interdépendances de la vie commune, dans le respect de soi et d’autrui, singuliers, différents et ensemble.
Au niveau des élèves :
Nombre d’élèves doivent poser des choix concernant leur avenir, alors même la pratique du choix n’a pas été “travaillée”. Ils ont le sentiment de devoir “choisir en aveugle”. Ils n’ont pas appris à énoncer leurs désirs, à se positionner, à anticiper leur devenir, à évaluer par eux-mêmes leurs capacités, au regard des possibilités et des contraintes de leur environnement. L’enjeu de l’accès à la capacité de choisir est donc considérable. La capacité de choisir et les capacités qui lui sont associées sont des “capacités structurelles”, liées à la structuration psychique, affective, relationnelle et sociale indispensable à tout humain, tout au long de sa vie et quelles que soient les mutations de son environnement.
Au niveau de la société :
La capacité d’exercer, d’énoncer et d’assumer les conséquences de ses choix est une condition indispensable à l’exercice de la citoyenneté et de la démocratie. Ne pas mettre au travail, dès l’enfance, l’élaboration par chacun et par tous de la capacité de choisir, c’est renoncer à toute émancipation et livrer la jeunesse et donc l’avenir d’un pays aux manipulations des bonimenteurs et des influenceurs de tous bords.
Peut-on favoriser la capacité de choisir quand on ne laisse choisir ni le programme, ni les apprentissages, ni l’emploi du temps, etc. ?
La réponse immédiate, c’est non. Mais ce qui est complexe, c’est qu’il faut mettre un enfant dans une situation où il est en nécessité de choisir, alors qu’on sait qu’il n’a pas encore cette capacité. C’est en choisissant qu’il va accéder à la capacité de choisir. C’est de la praxis. C’est en faisant qu’on découvre à la fois la complexité, la nécessité, et qu’on réussit à choisir.
La question n’est pas simple, car en fonction de l’âge des enfants, il faut doser la nécessité du choix, et si un choix ne débouche sur aucune conséquence, on ne peut pas apprendre à choisir. Mais les conséquences ne doivent pas être graves.
On peut apprendre par le jeu, par exemple. En fonction du choix que tu vas faire dans le jeu, tu vas gagner ou tu vas perdre. Le jeu a cet intérêt qu’on peut remettre tout à zéro et ce n’est pas grave. Le drame de l’école, c’est qu’elle ne sait plus jouer. Il faudrait que les enfants, dans le cadre des programmes, aient au moins un choix à faire, si ce n’est par jour, ce pourrait être par semaine, dans la durée, que ce choix ait des conséquences sur leur orientation, pour soi, pour autrui, et pour la classe, et qu’ils en voient le bénéfice. On peut trouver cela dans la pédagogie Freinet.
Le problème, c’est de trouver cela dans une institution qui est clôturée dans le contrôle et la procédure. Les enseignants n’ont guère plus de possibilité de faire des choix, même si on leur dit qu’ils sont les maîtres à bord. C’est une véritable contradiction !
L’enfant peut-il choisir de ne pas être un élève ?
Ce n’est pas d‘être élève qui est important. Un enfant qui n’est pas scolarisé va passer à côté d’un tas de choses telles que le rapport aux autres, mais aussi le rapport à une loi qui n’est pas la loi familiale, qui n’est pas non plus la loi des pairs. Il va passer à côté d’un langage commun. De plus, chaque discipline est une langue. Il va passer à côté de la manière dont chaque enfant se relie à un cadre, à une règle, à des limites, à des interdits. Ce n’est pas seulement lui qui est en question : il ne pourra pas se construire dans la façon dont les autres lui apprennent d’être eux-mêmes. Il doit être pris dans un ensemble pour construire à la fois du commun et un « je » absolument unique dans l’ensemble des « je » de la classe. C’est l’un des grands manques des parents qui prétendent faire la classe à la maison.
Et quand les choix « éducatifs » de l’institution scolaire sont très éloignés des choix des familles ? Par exemple, quand des parents disent à leur enfant qu’il peut se défendre quand il y a un conflit, alors que l’École dira le contraire.
Ce qui est redoutable dans cette question, c’est que dès qu’on rentre dans l’éducatif, on rentre dans l’intimité de ce qui a construit toute personne. Dès que tu parles à ce père-là, tu lui dis : « Ce que vous avez vécu, ce qui vous a construit est à mettre en question ». C’est donc extrêmement violent.
De plus, ça va dépendre de comment on comprend ce qui est dit, car oui, ce père est en droit de dire qu’il peut se défendre. Tout parent doit protéger l’intégrité de son enfant. Sauf que « Se défendre » pose la question du « comment ». C’est cette question qui, pour « faire école » doit amener à réunir l’enseignant, les parents, cet enfant et l’institution.
Ce n’est pas le père qui est en accusation, car si l’enfant a besoin de se défendre, c’est que l’institution n’a pas été suffisamment protectrice ou que l’enfant n’a pas compris que c’était à l’institution d’être tiers.
C’est une question redoutable qui mériterait un colloque…
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain