Apparu à la fin du XIXème siècle, l’arpentage consiste à découper un ouvrage en plusieurs parties distribuées aux membres d’un groupe qui en partagent ensuite la lecture. Issue de l’éducation populaire, cette pratique a de nombreux atouts. Elle favorise les échanges, construit du collectif, et rend plus abordables des œuvres, en particulier relevant de la littérature d’idées, dont la longueur ou la difficulté pourraient rebuter. Mais c’est l’arpentage d’une œuvre de fiction que Canelle Codevelle, professeure de Lettres et Histoire Géographie, et Marion Diouris, professeure documentaliste, ont proposé à une classe de 1ère de Bac pro du lycée Dupuy de Lôme à Brest. Leur choix s’est porté sur l’œuvre de Todd Strasser, La Vague, roman particulièrement indiqué pour construire des ponts entre les « Itinéraires romanesques » au programme de Français, et les « Guerres européennes, mondiales, totales » au programme d’Histoire. Toutes deux reviennent sur cette expérience, aboutissement d’un travail collaboratif de plusieurs mois, qui a embarqué les élèves dans la lecture …
Vous avez mené cette activité avec une classe de 1ère de Bac pro. Pouvez-vous nous présenter celle-ci ?
Canelle Codevelle : Nous avons mené cet arpentage avec une classe « mixte ». En effet, à Dupuy de Lôme, pour les matières générales nous mixons différentes filières pour créer de la mixité de genre et améliorer le climat scolaire. Durant ces deux heures nous avons arpenté avec une classe de 1ère « energsoin ». C’est donc une classe qui rassemble des élèves de la filière énergie (plombiers, électriciens etc..), très majoritairement des garçons, et des élèves de soin, qui se destinent à travailler en EHPAD par exemple, très majoritairement des filles.
Le groupe est très hétérogène avec des élèves qui ont un très bon niveau et aussi des élèves à besoin éducatifs particuliers : élèves autistes, dyslexiques ou encore un allophone.
Au début de l’année ces élèves étaient très éloignés de la lecture et appréhendaient cette activité car trop chronophage, élitiste et pas dans leurs pratiques.
Avant de mettre en place une telle activité on imagine qu’il faut aussi mettre en place un contexte particulier. Comment vous y êtes vous prises ?
Marion Diouris : Oui, nous avions mis en place dès le mois de septembre des séances articulées autour de la lecture, une séance inaugurale sur la lecture d’incipits, puis nous avons participé au concours Sors 2 ta bulle, jury lycéen de bandes dessinées qui se déroule depuis plusieurs années dans l’académie de Rennes. Nous articulions les séances entre lire et argumenter brièvement mais systématiquement sur chaque lecture quand elle était terminée. Cela a permis d’installer une habitude : le mardi, au CDI, on lit.
C.C : La participation à ce concours leur a aussi permis de prendre conscience de leur responsabilité de lecteurs. Ils devaient lire chacune des BD attentivement pour pouvoir voter à la fin. Pour un auteur remporter un prix peut avoir un impact important sur sa carrière. Ils avaient donc déjà en tête en amont de l’arpentage que la lecture est un engagement.
Vous avez choisi d’arpenter le roman de Todd Strasser La Vague : pourquoi avoir opté pour une activité d’arpentage plutôt que pour une activité de lecture plus traditionnelle pratiquée dans le cadre scolaire ?
M.D : C’est surtout la dimension collective de l’activité qui nous plaisait, l’idée de lire un livre à plusieurs, de partager cet exercice qu’on range d’ordinaire dans les activités solitaires. Le côté ludique également : mener l’enquête, rassembler les pièces du puzzle pour faire émerger le récit. Il y a également un aspect « équipe » dans cette pratique : quel que ce soit son niveau de lecture (les chapitres ont été distribués en fonction du niveau de lecture des élèves), on a une responsabilité envers les autres. Si on ne joue pas le jeu, on perd une pièce du puzzle, on perd du sens. Les élèves l’ont très bien compris, et aucun n’a pénalisé les autres en ne s’impliquant pas ou en s’impliquant mal dans sa lecture.
C.C : En effet, chaque élève devait lire un chapitre à sa portée. C’est ce qui était intéressant dans ce livre : la diversité de longueur des chapitres. Les élèves qui ont du mal à lire ont eu des chapitres plus courts (4 pages) quand les meilleurs lecteurs ont lu plusieurs chapitres (entre 6 et 12 pages). Ils étaient donc tous inclus à part entière dans l’activité.
Pourquoi le choix de ce livre en particulier ?
C.C : Le choix de ce livre a été fait au regard du programme d’Histoire en première : « Guerres européennes, guerres mondiales, guerres totales ». Dans ce thème nous devons aborder un sujet dont les élèves entendent parler depuis l’école primaire. C’est un thème qui semble les démotiver depuis le début de l’année. Il était donc important de trouver un nouvel angle d’attaque. Et cela permet aussi de faire un lien entre les deux disciplines (Lettres et Histoire), tout en clôturant cette année au CDI.
Le choix du livre tient aussi à sa brièveté, son accessibilité et son découpage en chapitres qui était adapté à notre temps de lecture.
Des pré requis ont-ils été nécessaires avant de lancer l’activité ?
C.C : Avant cet arpentage nous avions fait une séance introductive avec les élèves, en classe, sur le thème d’Histoire, pour dégager l’intérêt de traiter une nouvelle fois les Guerres Mondiales avec les élèves. Cela permettait aussi de contextualiser le récit de La Vague et évoquer les stigmates que l’Histoire laisse encore sur nos sociétés.
Quelles ont été les modalités de travail pendant la séance ?
M.D : Les arpentages ont été réalisés en demi-classe. Nous avions testé l’exercice avec un premier groupe en une heure seulement… ça a été très juste de finir, ça ne permettait pas de débriefer ensuite avec les élèves tant sur le sens du livre que sur la pratique en elle-même. Mais, nous avons fait avec les contraintes d’emploi du temps.
Pour le deuxième groupe en revanche, nous avons pu bénéficier de deux heures consécutives, et là c’était parfait.
Avant de commencer la lecture, nous avons demandé aux élèves s’ils préféraient avoir quelques éléments d’indices sur le livre (lieux, personnages), ou bien partir à l’inconnu. Ils ont préféré cette seconde option. Chacun.e avait une feuille de prise de note pour faciliter la restitution à l’oral. De notre côté, nous sommes intervenues quelques fois pour compléter la version d’un élève s’il manquait des éléments importants, et pour coordonner le récit. Nous avons également participé à la lecture en lisant chacune un chapitre, pour participer à la lecture collaborative comme tout le monde. La collègue AESH présente a également lu son chapitre. Nous avons fait le choix de lire à voix haute le dernier chapitre, qui est construit comme une nouvelle à chute, pour clôturer l’arpentage.
C.C : De mon côté je pense que la réalisation de cette activité les a rendus fiers car chacun est parvenu à rendre compte de son chapitre dont cet élève allophone et celui qui rencontre des difficultés en termes de dyslexie. Je ne suis pas persuadée que le livre leur ait beaucoup plu, mais je pense qu’ils se souviendront d’avoir réussi à lire un roman en deux heures.
M.D et C.C : Nous avons choisi de prolonger la réflexion autour de ce livre et de cette thématique en diffusant le film La Vague de Dennis Gansel et de réaliser une recherche documentaire sur le 3ème Reich et le fascisme pour que les élèves aient tous les éléments pour assimiler sereinement cette lecture.
Quel bilan les élèves et vous-mêmes tirez-vous de cette expérience ?
M.D : A renouveler !
C.C : Je pense que c’est une expérience à renouveler. Une élève m’a dit qu’elle avait acheté La Princesse de Clèves dont nous avons étudié un extrait en classe, pour le lire. Je pense qu’en effet, ces séances au CDI depuis le début de l’année n’y sont pas pour rien et ont permis aux élèves de prendre confiance en leurs capacités de lecture.
Propos recueillis par Claire Berest