1% des décrocheurs sont enfant d’enseignant ou des classes favorisées, presqu’un tiers sont enfant de classe ouvrière. C’est pour comprendre cette inégale répartition que Julien Garric, maître de conférences à Aix-Marseille Université et chercheur à l’IREMAM, s’est lancé dans une enquête ethnographique dans le quotidien de trois collèges. Et la lecture de l’ouvrage, qui en retrace les résultats, est passionnante. On y apprend que la France, loin d’être un pays laxiste, comme l’affirme Gabriel Attal, est un des pays qui recourt le plus à la punition – punition qui « participe au tri social de notre école ». « La banalisation de l’exclusion interroge l’ensemble de notre système. Elle affecte les exclus (…), les enseignants (…) mais aussi les autres élèves » dit-il lors de l’entretien qu’il accorde au Café pédagogique. « Notre système éducatif propose ainsi une éducation citoyenne en contradiction avec les valeurs de solidarité et de fraternité dans laquelle la réussite des uns repose sur l’élimination des autres ».
Y a-t-il un profil sociologique des élèves décrocheurs ? Les trouve-t-on plus en rep qu’ailleurs ?
Les chiffres à ce propos sont clairs : un peu moins d’un élève français sur dix se retrouve en situation de décrochage, mais les écarts sont énormes selon les classes sociales. Moins de 1% des enfants d’enseignants ou des classes les plus favorisées se retrouvent en situation de décrochage, alors que pour les enfants dont les parents sont ouvriers ou sans emploi, c’est presqu’un tiers. Le décrochage est ainsi un destin tout à fait banal pour les élèves des réseaux d’éducation prioritaire, une projection très concrète et réaliste.
Les punitions, une fabrique à décrocheurs ?
Ce serait simpliste de l’affirmer comme cela. Le décrochage, c’est un phénomène multiforme qui trouve d’abord sa source dans les difficultés d’apprentissage qui existent avant même l’entrée en maternelle. Mais les punitions, et en particulier les exclusions, participent à un système global. Contrairement au discours ambiant, notre école n’est pas laxiste : elle punit beaucoup, sans doute plus que celles des autres pays de l’OCDE. Les exclusions en particulier s’y banalisent et deviennent des routines éducatives. On observe un véritable continuum de l’exclusion, depuis la mise à l’écart dans la classe, jusqu’au conseil de discipline, en passant par l’exclusion de cours. Le risque d’être exclu est une menace quotidienne pour les élèves de REP+, une épée de Damoclès brandie au-dessus de leurs têtes. Les exclusions se concentrent sur les quelques élèves les plus éloignés de la norme scolaire. Déjà en difficulté, ils vont rapidement passer plus de temps dans les bureaux des vies scolaires qu’en classe, ce qui va contribuer à creuser encore leur décrochage cognitif. De plus, l’exclusion va leur apprendre les comportements qui permettent d’échapper à la contrainte scolaire : arriver quelques minutes en retard, venir sans leurs affaires, se lever sans autorisation, bavarder, répondre à leur enseignant. Ces élèves apprennent ainsi les comportements de la déviance scolaire. L’inflation d’exclusions éloigne quelques élèves des apprentissages, conforte leurs comportements perturbateurs et précipite leur destin scolaire. Elle participe ainsi au tri social de notre école.
En France, on dispose de très peu de données sur la punition : c’est un objet de recherche dévalorisé dans le champ universitaire. Mais en Amérique du Nord, par exemple aux États-Unis où on est allé très loin dans la répression, les politiques de « tolérance zéro », le phénomène a été très largement documenté et les résultats sont clairs. Non seulement l’exclusion favorise le décrochage, en particulier celui des minorités (les élèves non-blancs, les élèves LGBTQI+), mais elle est inefficace, accentue la violence et dégrade le climat scolaire. Contrairement au discours politicomédiatique, les résultats de la recherche internationale prouvent que le durcissement du régime disciplinaire à l’école n’apaiserait pas le climat de nos établissements, bien au contraire.
Cela dit, il ne s’agit pas de se positionner de manière simpliste pour ou contre les exclusions. Les élèves ont besoin d’un cadre et lorsqu’ils transgressent les règles, ils doivent être sanctionnés. Mais sur ce point, tous les acteurs sont d’accord : les punitions telles qu’elles sont pratiquées sont inefficaces et contreproductives. Elles développent un sentiment d’injustice chez les élèves et d’impuissance chez les enseignants : il serait temps d’y réfléchir pour inventer de nouvelles pratiques !
Le titre de l’un de vos chapitres est : comment devient-on un enseignant qui exclut. Qu’en est-il ?
Notre système éducatif est l’un de ceux qui souffrent le plus de la ségrégation scolaire. En France, un élève pauvre a plus de chances que dans les autres pays européens d’être scolarisé avec d’autres élèves pauvres. Cette ségrégation est à la fois ethnique, sociale et culturelle. Certains établissements REP+ concentrent toutes les difficultés : scolaires, sociales, familiales. Les enseignants affectés souvent très jeunes dans ces collèges ne sont pas préparés au choc des débuts dans ces territoires ghettoïsés. Ils sont porteurs de tous les stéréotypes construits par les médias sur la jeunesse des quartiers périphériques violente, radicalisée, réfractaire à la culture scolaire et aux valeurs de la république. La relation éducative tourne alors souvent à la confrontation. Les enseignants français ne se sentent pas préparés à la gestion de ces désordres et le discours culpabilisant de leur hiérarchie (chefs d’établissements, inspecteurs, formateurs) ne les y aide pas. L’exclusion apparait alors comme une solution de survie dans un univers hostile : elle est conseillée par les collègues plus chevronnés comme une mesure qui permet de s’en sortir. Les enseignants ont bien conscience de son caractère contreproductif, mais comme ils ne voient pas d’alternative, ils deviennent des enseignants qui excluent, à leur corps défendant, souvent à rebours de leurs valeurs personnelles. Une fois qu’ils ont conforté la gestion de leur classe en mettant à part les élèves les plus durs, c’est très difficile pour eux de revenir en arrière et de réintégrer les perturbateurs. La gestion de classe se crispe alors parfois autour d’une pratique décomplexée de l’exclusion.
Que dit ce phénomène de l’évolution du métier enseignant ?
On ne dispose pas de connaissances sur l’évolution d’un phénomène qui existe sans doute depuis de nombreuses années. L’exclusion repose sur l’existence très spécifique en France d’un service annexe, les vies scolaires, qui constitue un appel d’air et offre aux enseignants la possibilité de sous-traiter la difficulté scolaire. Mais c’est certain que, dans un système scolaire dégradé dans lequel les personnels perçoivent leur activité professionnelle comme toujours plus pénible, l’idée que certains élèves ne sont pas à leur place et qu’on ne peut pas s’occuper de tout le monde se développe dans une logique de tri. On sait aussi que les relations de travail dans notre école sont de plus en plus conflictuelles, entre les enseignants, les vies scolaires, les chefs d’établissements : l’exclusion de cours est au cœur de la division du travail éducatif, puisqu’elle délègue la prise en charge de la difficulté scolaire d’un groupe professionnel (les enseignants) à un autre (les CPE, les AED…). Quand les relations au sein des collectifs de travail se dégradent, ces échanges exacerbent les conflits. Enfin, c’est une pratique qui révèle l’éclatement de la culture professionnelle. Les positions sont très tranchées entre les collègues, entre ceux qui refusent toute forme d’exclusion et considèrent qu’un élève doit rester en classe à tout prix et ceux qui pensent que c’est une mesure de sauvegarde indispensable au bienêtre des enseignants et des autres élèves. Les points de vue sont sur ce point totalement irréconciliables et placent dos à dos les personnels scolaires. L’exclusion est donc à la fois le symptôme d’une école dégradée, mais elle accentue aussi cette dégradation en crispant les relations entre les équipes et au sein des équipes.
Que dit-il, plus généralement, de notre système scolaire ?
C’est une évidence que l’exclusion s’oppose à l’inclusion. Là aussi, on est confronté à un paradoxe : les prescriptions d’une école pour tous, amènent à plus exclure ! Les enseignants considèrent qu’ils ne sont pas formés pour accueillir certains élèves : ceux qui souffrent de troubles du comportement, de difficultés scolaires trop importantes, de certains handicaps. En REP+, tous les élèves sont en difficulté, tous les élèves vivent dans des conditions très précaires. La logique qui veut qu’en sacrifiant une toute petite minorité, on participe à la sauvegarde de la majorité n’est pas simple à déconstruire. Notre école, on le sait, fonctionne comme un système à distillation fractionnée : à chaque étape de la scolarité, des élèves quittent la voie générale pour intégrer des filières de relégation ou ségrégatives, ou disparaissent complètement. La banalisation de l’exclusion interroge l’ensemble de notre système. Elle affecte les exclus : la répétition quotidienne de ces mises à l’écart les amène à ne plus se considérer comme des élèves comme les autres et à accepter la fin anticipée de leur parcours. Elle affecte aussi les enseignants qui deviennent des agents du tri social. Mais cette banalisation affecte les autres élèves, ceux qui ne sont pas exclus. Les « rescapés » peuvent à leur tour devenir la cible de l’exclusion, lorsqu’ils rentrent au lycée et que les exigences deviennent plus contraignantes. Mais les « vainqueurs » de ce tri sont aussi les spectateurs de l’élimination progressive de leurs camarades les plus fragiles. Notre système éducatif propose ainsi une éducation citoyenne en contradiction avec les valeurs de solidarité et de fraternité dans laquelle la réussite des uns repose sur l’élimination des autres.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« La fabrique quotidienne du DÉCROCHAGE. Aux portes de la classe », Julien Garric,. Éditions Puf.