L’innovation pédagogique est devenue un pilier essentiel de l’évolution de l’éducation, visant à améliorer les méthodes d’enseignement et à favoriser le développement des élèves. Malgré son importance, son intégration dans la formation continue des enseignants en France rencontre de nombreux obstacles selon Sébastien Mauve, chercheur en sciences de l’éducation. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Quels sont les principaux obstacles à l’intégration de l’innovation pédagogique dans la formation continue des enseignants ?
Certainement faut-il s’entendre sur ce que l’on désigne par innovation pédagogique. Par exemple, peut-on parler d’innovation pédagogique lorsque l’on parle de la classe inversée, de classe renversée, de pédagogique par projet, la plupart vous diront que oui. Je pense que pour parler d’innovation pédagogique, il faut deux choses : que l’innovation soit réellement non seulement nouvelle mais surtout profondément disruptive – c’est-à-dire en rupture radicale avec ce qui a déjà été fait. A partir du moment où il y a un contrôle – légitime ou non – qui est fait sur cette innovation pédagogique, continue-t-elle d’être une innovation ? Elle devient tout au plus une expérimentation dérogatoire, elle passe par le filtre d’une certaine censure nécessaire ou non.
La résistance aux changements est l’une des raisons. Dans un système démocratique, les innovations pédagogiques sont discutées, critiquées, améliorées, il y a un vas-et-viens, une discussion vivante entre celles et ceux qui les amendent, les améliorent, les vivent. Ce processus n’est pas totalement acquis en France. Puisque les anciennes méthodes fonctionnent – ou pour le moins le croit-on ! – pourquoi avoir recours à une quelconque innovation. Toutefois, le système éducatif français ne peut faire fi de problématiques récurrentes, redondantes, concernant la gestion de l’hétérogénéité, et la diversité culturelle dans la classe, où les méthodes traditionnelles ne fonctionnent plus. C’est à ce moment que l’innovation pédagogique a son mot à dire.
Il y a une autre raison, certainement politique. La manière dont les plans de formation nationaux sont organisés, planifiés en dit long sur la représentation ou non de l’importance de l’innovation pédagogique en France. L’innovation pédagogique dans le PNF (Plan National de Formation) est avant tout une question sur les pratiques pédagogique dans les champs disciplinaires – Langues, sciences etc..
Des systèmes éducatifs plus « rudes » comme la Chine offre par exemple une place très importante à l’innovation pédagogique en mathématiques, à l’expérimentation des élèves, sans parler d’une volonté politique quasi frénétique en Chine de s’emparer de l’opportunité des nouvelles technologies comme l’IA, là où en France, en tout cas au début, de nombreux questionnements éthiques ont émergé sur ces nouvelles technologies en classe.
En quoi les programmes scolaires limitent-ils la capacité d’innovation des enseignant·es?
Les programmes scolaires répondent de plus en plus à des injonctions sociales, de sorte que ces derniers sont de plus en plus fournis et demandent toujours plus aux enseignants d’être formés sur des problématiques dont ils ne sont pas des spécialistes. Le temps pris sur ces problématiques « parallèles » est autant de temps pris sur les possibilités de former les enseignants à de nouvelles pédagogies qui pourraient être une aide pour mieux inclure les élèves à besoins particuliers. Les politiques de formation continue ont un rôle à jouer dans ces aménagements.
Comment réagit la hiérarchie face aux pratiques pédagogiques innovantes ?
C’est difficile de généraliser. Il y a deux hiérarchies au sein d’un établissement : celle du chef d’établissement et l’autre de l’Inspection Académique. Comme dit le dicton anglais: “academic freedom is the freedom to be academic” . J’ai moi-même testé des pratiques « alternatives » dans des cours de chinois afin que les élèves se souviennent des caractères chinois, en jouant sur les mots français « joue » et le « go » anglais, pour traduire le mot hypothèse « si » en chinois, qui utilise ces deux syllabes. Lors de mon inspection, mon inspectrice m’a demandé si je ne me moquais pas des élèves. C’est toujours pratique pédagogique contre pratique pédagogique. Aujourd’hui encore les élèves savent dire « si » en chinois et se rappelle ce que je leur ai enseigné. Une de mes collègues montait sur la table avec des marionnettes, en racontant des histoires extraordinaires. Là où l’inspectrice trouvait cette activité révolutionnaire, mon chef d’établissement était radicalement en désaccord avec cette pédagogie.
L’une des premières caractéristiques des inspecteurs d’académiques est leur appréhension envers la nouveauté. Deux moteurs influencent leurs décisions : la peur et la résistance au changement.
On voit au travers de ces exemples comment les représentations sur l’innovation pédagogique diffèrent et sont loin de provoquer un consensus. Un chef d’établissement qui est un véritable leader sait la plus-value d’avoir dans son équipe des enseignants « disruptifs » qui cassent « les codes » pour mieux faire progresser les élèves. C’est un faire-valoir pour son établissement.
Pour paraphraser Machiavel lorsqu’il parle « des princes », pour reconnaître l’intelligence d’un Chef d’établissement, il faut regarder l’équipe qui l’entoure en premier lieu.
Vous évoquez une formation actuelle des professeur qui serait plus de l’ordre du formatage que de la promotion de l’innovation ?
Le formatage est important parce qu’il permet le contrôle des individus, il apporte une certaine conformité, il permet également l’allégeance à une communauté de valeurs – laïcité, valeurs de la République – et de s’assurer que les enseignant recrutés obéissent à ces valeurs. Mais le formatage fait aussi la production de « mêmes » collés à des pratiques pédagogiques qu’ils ont apprises et qu’ils doivent reproduire devant une diversité d’élève qui n’obéisse pas au sens propre comme au sens figuré à ces manières de fonctionner. D’un autre côté, la question de la liberté pédagogique est fondamentale : il faut tout essayer pour réduire les inégalités entre les élèves, d’inclure davantage ceux qui en ont besoin. Mais ce « tout » procède d’une logique d’universalité, de radicalité que le système éducatif n’est pas en mesure de réaliser car il y a des logiques concurrentielles entre les formations des enseignants, de sorte que certaines formations, celles de l’Axe 1 du PNF apparaissent comme prioritaires, au détriment de celles qui pourraient être d’une aide précieuse pour les élèves. On pourrait même se demander si certaine formation destinée aux enseignants concernant les atteintes à la laïcité ne mettent pas inutilement en danger ces derniers, puisqu’elle n’offre pas de garantie de protection efficace pour les enseignants. La formation actuelle est plus de l’ordre du formatage, que de la promotion de l’innovation pédagogique et cela s’explique par le fait d’introduire l’innovation pédagogique dans un système scolaire qui préfère demeurer dans ses habitudes est aussi difficile et risqué que de maintenir l’immobilisme dans un contexte où le désir de changement est présent.
Justement, quelle place de l’innovation dans le PNF ?
L’innovation pédagogique n’est pas dans l’Axe 1 du PNF. Pourquoi ? car en France, on considère que l’innovation est de l’ordre de la pratique « disciplinaire », c’est une erreur à mon sens. Pourquoi n’y aurait-il pas une innovation pédagogique possible à parler des valeurs de la République et de la laïcité ? D’autre part, la question est de savoir l’impact réel de l’innovation pédagogique sur les résultats scolaires, sur le bien être des élèves, quels sont les indicateurs et les critères qui sont pris en compte ? Quelles sont les méthodes d’investigation ? C’est peut-être pour cela qu’il n’y a pas autant que cela de formations à l’innovation pédagogique parce qu’on manque de bras. Mais aussi le recul sur l’efficacité de ces formations n’est pas suffisant. Et il y a une autre raison, c’est que la procédure de « reconnaissance » de l’innovation pédagogique est complexe. Le terme d’« expérimentation dérogatoire » est le terme que l’éducation nationale utilise pour qualifier cette reconnaissance. Elle peut rebuter certain enseignant de faire le premier pas.
Le renforcement de l’innovation pédagogique a un coût financier important en termes de formation et d’expertise. Comparativement, vous me direz que le décrochage scolaire est aussi couteux, et que si l’un peut éviter l’autre, ce peut être une bonne direction.
Confronter à des problèmes colossaux au sein du système éducatif français , je crois que c’est surtout le principe de réalité plutôt que des décisions politiques qui vont obliger les planificateurs du PNF à augmenter les formations relatives à l’innovation pédagogique. Car l’une des clefs de l’inclusion scolaire réussie réside en partie dans l’innovation pédagogique que l’on pourra proposer aux enseignants. L’IA est en partie porteur de très belles perspectives de déploiement de la place que l’innovation pédagogique occupera dans l’avenir au sein du PNF.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Article sur l’innovation pédagogique de Sébastien Mauve