On voit peu sur les tables des librairies, les livres de prof qui ne se plaignent pas du « niveau » des élèves et montrent ce qu’ils font « pour de vrai », pourtant… Aksel Kozan est professeur d’histoire-géographie à Villeneuve-la-Garenne dans un lycée classé « politique de la ville ». Il vient de publier « La matière des tourbillons, expérimenter en histoire-géographie » aux Éditions Tsarines, en février dernier. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Comment définir ton travail avec les élèves ?
Le sous-titre du livre c’est « expérimenter » : derrière le principe du tâtonnement, repris à Freinet, il y a « essayer » et d’« éprouver ». Essayer c’est faire feu de tout bois, ne s’interdire aucun type de source – on peut présenter le « totalitarisme » avec Chostakovitch et Donald Duck. C’est une pédagogie opportuniste, de braconneur-bricoleur, attentive aux hasards qui se présentent. Éprouver, cela renvoie à une pédagogie qu’on pourrait dire esthétique, au premier sens du terme : qui donne de l’importance à l’environnement sensible, aux images, aux sons, aux odeurs, aux corps…
Les élèves ne sont pas surpris quand tu les fais travailler sur des documents peu lisibles, sur leur propre histoire, à partir de fictions, etc. ?
Si un peu, mais le plus souvent, ce qu’on leur propose est recouvert, a priori, d’une sorte de voile de dégout. J’essaie de lever cet obstacle en empruntant des pistes variées, le livre commence par cet effort : « déconcerter ». Ce qu’on y a rassemblé, avec la complicité des éditrices, ce sont des moments choisis ; au quotidien il y a des moments plus classiques, magistraux ou dialogués, car il faut bien préparer au baccalauréat – tout en conservant dans sa manche des exercices moins verticaux, moins scolastiques.
Le deuxième chapitre « considérer » propose de faire travailler les élèves sur leur histoire, leur espace personnel, familial à travers les sujets des programmes. N’y a-t-il pas un risque d’enfermer voire d’assigner les élèves à des identités particulières ?
Pour moi, quand les élèves représentent leur vie à l’échelle mondiale, ils fortifient un sentiment cosmopolite, en réalisant que leurs vies singulières sont éclatées sur à peu près tous les continents. Certes, il peut y avoir les pays d’origine de la famille, mais ils constatent aussi que leurs centres d’intérêt, la culture qui leur importe, les produits qu’ils consomment, proviennent d’autres territoires très lointains… Ça pourrait plutôt être considéré comme un garde-fou contre le risque d’enfermement identitaire. Et s’il y a des éléments de leur culture personnelle qu’elles ou ils voudraient pouvoir exprimer dans le cadre de l’école, je trouve ça bien qu’on leur laisse une place : il y a là une reconnaissance mutuelle qui se joue entre les élèves et l’institution. Si au contraire, ils ont plutôt envie de se détacher de leur histoire, ils en ont la liberté : par principe, je laisse la porte ouverte à l’imagination s’ils souhaitent garder pour eux leur vie personnelle.
En géographie comme en histoire, la part de l’imaginaire est considérable dans ton travail, c’est plutôt étranger à la culture académique de nos disciplines dans notre pays. En histoire-géo, on n’écrit pas « je » dans une copie…
L’opposition du savoir et de l’imagination est remise en question depuis longtemps. Élargir les formes expressives de l’histoire-géographie, c’est important. La lecture d’un livre d’Ivan Jablonka (L’histoire est une littérature contemporaine », Seuil, 2014) m’a conforté dans cette direction. Il montre d’abord que le style impersonnel de la prose académique est d’emblée une « fiction de méthode », et qu’on parvient à des connaissances plus solides en assumant sa subjectivité, au sens où l’on est plus transparent, plus réflexif. Il soutient également que l’histoire est un raisonnement susceptible de se couler dans une variété de formes et exprimé dans des types d’écritures très différents. Dans notre cas, ça peut être la dissertation ou l’étude de documents, mais aussi l’enquête, le reportage, l’écriture épistolaire, la poésie, le récit de voyage, l’éloge funèbre…. Sur les « questions vives » comme les génocides du XXe siècle, je ne propose pas de récit à la première personne. Je l’envisage vraiment dans le cas de mémoires apaisées.
Dans l’introduction de ton livre, tu dis que « l’histoire est une science punk » et plus loin tu dis ta défiance vis-à-vis de la frise chronologique, peux-tu nous en dire plus ?
Une des définitions du punk pourrait être la suivante : peu importe si on ne sait pas jouer d’un instrument, on va en jouer quand même : ne jamais s’interdire de commencer. C’est important pour celles et ceux de nos élèves qui pourraient décrocher notamment. Ce qui me plaît dans cette idée, c’est aussi que le punk met en question la tyrannie des titres, des étiquettes et des apparences. Les élèves nous surprennent, se dérobent aux projections que l’on peut plaquer sur elles et sur eux.
La frise chronologique prend parfois des allures de tableau de chasse où les évènements sont épinglés une fois pour toutes. Elle fait croire à un déroulement inexorable du temps, devant lequel on est spectateurs. Les élèves, en voyant une frise chronologique, ne se disent pas qu’eux-mêmes sont acteurs de l’histoire, et pourtant c’est le cas ! C’est tout l’enjeu de l’enseignement de cette matière. Les tourbillons, qui donnent son titre au livre, seraient une manière de penser un temps qui n’est pas une flèche, qui n’est pas orienté vers le progrès, mais un temps qui est toujours ouvert aux changements. Et puis les tourbillons sont aussi les aventures de la classe. C’est tout le côté imprévisible des réparties, des jeux de regards, de la comédie humaine entre les murs de la classe.
Comment ce refus de toute téléologie est-il compatible avec la formule que tu empruntes à Johann Chapoutot « l’histoire est une école d’avenir » ?
« École d’avenir », je l’entends de manière peut-être très personnelle, comme un rapport au savoir le moins possible marqué par des rapports de domination. Pour cela je suggère deux pistes. D’abord, plutôt que la reproduction des connaissances, mettre l’accent sur l’usage personnel que les élèves vont en faire. Quand ils ou elles dressent une carte subjective de leur ville, quand ils enquêtent sur les mémoires familiales, quand ils représentent géographiquement un moment qui a fait époque dans leur vie, quand ils se mettent dans la peau d’Enrique de Malacca (l’esclave personnel de Magellan) ou d’un dissident albigeois, j’ai l’impression que les élèves gagnent en première personne. On passerait de savoirs de reproduction à des savoirs d’affirmation. Ensuite, à la place du discours du maitre, qui réduit les élèves au silence, développer dans la classe une culture de l’horizontalité : à travers la circulation de la parole et des corps, et l’apprentissage entre pairs. Je ne crois pas à la vertu démocratique du devoir d’obéissance.
Tu travailles sur l’histoire des femmes, l’histoire de l’esclavage, tu cites Freinet, Paolo Freire, Laurence De Cock, ce ne sont pas des choix anodins ?
Non. Mais je ne fais que reprendre et diffuser un certain état de la recherche académique. J’essaie de faire la jonction entre le savoir académique de l’enseignement supérieur et l’enseignement obligatoire du secondaire. Je n’ai pas le sentiment d’être partisan quand je traite de ces domaines ou quand j’essaie de mettre en œuvre des formes de pédagogie qui pour moi répondent à une exigence démocratique.
Mais le roman national n’a quand même pas sa place dans ta classe…
Le roman national est un mythe déconstruit par les sciences sociales. J’ai été formé par des historiennes et des historiens, l’État m’a recruté sur la base de compétences qui sont des compétences disciplinaires, donc je m’efforce évidemment d’être du côté de la science plutôt que de l’idéologie, comme l’ensemble de mes collègues.
Propos recueillis par Yannick Mével