Chaque vendredi, le café pédagogique publie un épisode du podcast consacré aux métiers de l’éducation « Docs sur l’Éduc, la parole à celles et ceux qui font l’école » réalisé à Marseille auprès de personnels travaillant ou ayant travaillé en Éducation prioritaire. Aujourd’hui, c’est Jean-Marie Queinnec, proviseur de la cité scolaire Pagnol-Bartavelles dans la vallée de l’Huveaune, ancien quartier industriel marseillais, qui est à l’honneur.
Le contexte
Après avoir été professeur d’histoire-géographie pendant une douzaine d’années à Marseille, Jean-Marie Queinnec est maintenant chef d’établissement depuis quinze ans. Il dirige la cité scolaire Pagnol-Bartavelles regroupant le lycée Marcel Pagnol (800 élèves) et le collège Les Bartavelles (600 élèves) situés tous deux dans la vallée de l’Huveaune à l’Est de la ville. Pendant un siècle et demi, la vallée de l’Huveaune a été l’un des principaux sites industriels de Marseille, directement relié au port par la voie ferrée et possédant un réseau routier très accessible. Mais son déclin s’est enclenché dans les années 1970 avec la liquidation de Titan-Coder (métallurgie), la fermeture en 1988 de l’usine Pechiney La Barasse (production d’alumine) ou celles de Nestlé ou Rivoire et Carret (alimentaire)…
Ce quartier de Marseille a connu ensuite un important développement commercial autour de la zone de la Valentine et un changement profond de l’emploi salarié moins qualifié et plus précaire.
La majorité des collèges de la vallée sont classés Rep. Le lycée Pagnol qui à l’origine scolarisait tous les adolescents jusqu’à la ville d’Aubagne et au-delà est devenu un lycée de proximité. Il possède un IPS de 91,2 (l’IPS maximum pour un lycée des Bouches-du-Rhône est 146. Il concerne un lycée privé marseillais). Son recrutement est à l’image du quartier, très populaire. Du point de vue de la carte des formations et de la carte scolaire, il est complémentaire de l’important lycée général et technologique Jean Perrin et de nombreux lycées professionnels voisins. Comme souvent à Marseille, il est en concurrence avec un secteur privé très agressif.
Ce chef d’établissement a auparavant été principal d’un collège des quartiers sud (très mixte socialement) le collège du Roy d’Espagne puis du collège Rep+ Henri Wallon situé dans le 14ème arrondissement ayant un profil très marqué socialement avec un IPS très faible de 58,2 classé à la 189ème place sur les 190 collèges (publics et privé) des Bouches-du-Rhône.
« J’ai été six ans en poste à Henri Wallon, c’est un des collèges qui accueille la population la plus pauvre de Marseille provenant essentiellement de la Cité de Rosiers, copropriété privée et dégradée faisant face à une violence extrême placée sous la coupe du trafic de drogue avec ses points de deal, de contrôle à l’entrée, de surveillance et parfois ses assassinats. Ce type de collège est quasiment un refuge pour les adolescents, ils s’y sentent protégés, on s’occupe d’eux, vont en cours. C’est le rôle principal d’un tel établissement au pied d’une cité comme celle des Rosiers. Il se situe dans les 20 ou 30 collèges les plus pauvres de France (métropole et outre-mer). De mon point de vue l’Éducation prioritaire ne va pas assez loin en termes de moyens. On peut se féliciter qu’il existe une politique publique de différentiation des moyens en fonction des besoins mais force est de constater que le compte n’y est pas. Quand on perd quelques points d’IPS dans ce contexte, on touche au domaine vital : l’alimentation, l’habillement et cela a évidemment des répercutions sur l’éducatif. »
Il a toujours été militant puis responsable syndical dans le prolongement de son métier , en tant qu’enseignant tout d’abord avec le SNES-FSU, puis comme personnel de direction avec le SNPDEN-Unsa.
La pratique du métier varie en fonction des conditions sociales de son exercice.
« Il y a plusieurs différences et des fondamentaux selon le type d’établissement. Une des différences principales est la relation avec les parents. J’ai connu au Roy d’Espagne des parents de milieux favorisés qu’il fallait quelque fois positionner à leur juste et utile place et ne pas les laisser aller dans des espaces qui n’étaient pas les leurs. À Henri Wallon, collège avec une diversité très réduite, l’enjeu est tout autre, il s’agit d’associer les parents et de leur donner toute leur place. Ici aux Bartavelles nous sommes entre les deux. Dans ce quartier on a des parents qui suivent la scolarité de leurs enfants mais avec une difficulté liée à leur propre parcours scolaire qui n’a pas toujours été linéaire et facile. Ils ont connu parfois des orientations trop précoces. Mais associer les parents est toujours une activité essentielle du chef d’établissement. Dans les milieux populaires, l’école a un discours paradoxal, d’une part elle veut intégrer les parents à la communauté scolaire, et d’autre part elle ne prend pas en compte leurs spécificités. Je prendrai l’exemple des bulletins scolaires et les appréciations du type « Doit mieux faire son travail à la maison » ! C’est absurde en Rep+ quand les conditions matérielles ne sont pas réunies pour « mieux travailler », quand les parents ne savent pas faire, ne maîtrisent pas certains fondamentaux … C’est à l’Éducation nationale parfois de requalifier les parents dans leur rôle de parents d’élèves, leur donner les codes qu’ils ne possèdent pas. Ce n’est pas parce que le parent ne sait pas faire le devoir de physique qu’il n’est pas le parent de l’enfant et qu’il n’aurait aucun rôle à jouer dans le déroulé de la scolarité ou dans la vie de l’établissement.
Le métier reste le même, mais sa mise en pratique est différente. En Rep+ on a un sentiment d’utilité immédiat et sans doute un sentiment plus fort et plus évident. Mais cela ne veut pas dire qu’ailleurs on n’est pas utile. Ailleurs il faut construire du sens à son utilité. En Rep, il y a une ambiance entre les personnels que l’on ne retrouve pas dans d’autres établissements, une simplicité dans les relations entre les personnels de direction, les enseignants et les autres catégories, une atténuation des rapports hiérarchiques. La difficulté pousse à plus de convergences ».
La double mission du Chef d’établissement
Il est à la fois le représentant de l’État, de l’échelon supérieur, du Recteur, du Ministre et de la politique à mettre en œuvre. Il est aussi le garant de l’efficacité de l’action de la communauté éducative toutes catégories confondues. Il est le président d’un Conseil d’Administration tripartite et quelque part son porte-parole. Il agit de ce point de vue avec un mandat. Selon les politiques mises en œuvre la cohabitation de ces deux fonctions peut s’avérer complexe. Comment faire pour qu’elles ne soient pas contradictoires ? C’est là toute la subtilité de la pratique professionnelle.
« Quand on est personnel de direction, on apprend à séparer, non pas à opposer. C’est un métier qui repose sur la séparation entre vie privée et vie professionnelle, entre positions politiques ou syndicales personnelles et positionnement institutionnel. On apprend à rendre complémentaires les deux rôles dont tu parles. C’est intéressant d’être à l’interface entre ce qui descend – les directives – et ce qui remonte – les réactions du terrain, des professeurs, des parents, des élèves. Quand la tension est forte entre ces deux dimensions notre rôle est de trouver une issue, c’est ce qui fait l’intérêt du métier. La plupart du temps on y parvient tant que l’écart ne devient pas majeur.
Il faut être clair sur ce que veut dire « représentant de l’État ». Pour moi c’est être représentant d’une entité politique qui préexiste et survit à tout pouvoir politique. La loyauté nous la devons à l’État pas au pouvoir politique. Nous appliquons tout ordre qui n’est pas illégal et qui est émis par le pouvoir politique comme le fait tout fonctionnaire. Mais nous devons aussi une loyauté complémentaire à la communauté scolaire. Nous avons un devoir de transparence sur les moyens alloués, leur utilisation, sur la conduite du projet d’établissement élaboré démocratiquement. La création de l’EPLE (Établissement public local d’enseignement) en 1983 a représenté un progrès démocratique par rapport à la notion de service et de chef de service dont le pouvoir et les décisions ne sont jamais débattus ni avec les usagers, ni avec les agents placés sous son autorité. À ces moments politiques il peut y avoir des tentations de recentralisation verticale. C’est vrai depuis quelques années au niveau ministériel. Mais je considère que c’est de la responsabilité de l’échelon supérieur de se poser la question de l’efficacité de vouloir tout prescrire. La dernière tentative en date est la volonté d’instaurer les groupes de niveau en 6ème et 5ème. Elle montre bien la faiblesse de ce type d’organisation ».
Comment gérer une décision quand elle ne s’inscrit pas dans la logique globale du service public ? Quel syndicalisme dans l’Éducation Nationale ?
Les Chefs d’établissement, comme les autres personnels, les parents d’élèves, les organisations syndicales ont contribué à faire évoluer ce texte, en instaurant un nécessaire rapport de force.
La volonté du Premier Ministre de faire éclater coûte que coûte le groupe classe venait percuter l’éthique professionnelle des personnels, de tous les personnels et des usagers. Ce qui pouvait être une projection réactionnaire sur l’organisation du collège en France ne pouvait pas s’appliquer en l’état. Les contradictions au sein de la haute administration en ont rajouté une couche sur l’impossibilité du passage en force. Mais cette séquence n’est pas inédite. L’institution scolaire a connu de tels épisodes similaires sur d’autres sujets – la réforme de la loi Falloux en 1993, la réforme Darcos du lycée en 2008, récemment l’organisation du baccalauréat avec Blanquer…
Le syndicalisme majoritaire chez les enseignants, chez les personnels de direction ou dans les autres catégories est avant tout un syndicalisme progressiste de métier. C’est à dire qu’il part de la situation de ses mandants, défend leurs intérêts moraux et financiers et agit pour une démocratisation du service public au nom d’une conception égalitaire de la société. Cela concerne la grande majorité des syndicats issus de la FEN (Fédération de l’Éducation Nationale qui a éclaté en 1992) . Qu’ils soient affiliés à la FSU (majoritaire) ou à l’UNSA Éducation, ils ont fait corps avec l’institution scolaire tout en gardant l’indépendance d’analyses et d’actions (variable selon l’organisation syndicale) nécessaire pour défendre les agents qu’ils représentent et faire avancer leur conception du service public.
« Un syndicalisme de métier dans un métier comme le nôtre qui est à la charnière entre différents niveaux hiérarchiques permet à la profession de se faire entendre et d’atténuer les pressions. Notre syndicat continue de syndiquer la moitié des personnels de direction et de recueillir entre 2/3 et 3/4 des voix aux élections professionnelles. Notre conception de l’école repose tout d’abord sur l’écoute et la prise en compte de l’avis de celles et ceux qui la font vivre.
Aujourd’hui il n’existe aucune évaluation des politiques mises en œuvre . Les grandes décisions ne sont jamais prises en concertation. Le réajustement des politiques publiques se fait toujours après coup, de façon conflictuelle . L’épisode du choc des savoirs est bien là pour nous le rappeler. Il est dommage et préjudiciable que cette confiance n’existe pas. Les personnels ont leur mot à dire et sont porteurs pour partie de l’intérêt général.
Il faut aussi arrêter de confondre le temps éducatif avec le temps politique. Une réforme par Ministre ce n’est pas sérieux. Une politique éducative se conduit sur un temps long, c’est le temps qui permet d’évaluer les dispositifs, d’écouter les acteurs… On fait tout dans l’urgence et la précipitation. Cela fait plusieurs années par exemple que la rentrée des collèges se prépare sans textes officiels. C’est une forme de mépris et de méconnaissance du travail. Tout cela est le résultat d’une déconnection majeure sur laquelle il faudra bien un jour revenir. »
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Propos recueillis par Alain Barlatier
barlalain@gmail.com