Au début des années 70, dans Du côté des petites filles, Elena Gianini Belotti dénonçait la socialisation genrée en marche dans la littérature enfantine. Cinquante ans plus tard, où en est-on ? Si les princesses ont commencé à s’émanciper, et les stéréotypes à être décryptés, en revanche le chemin vers la diversité est encore long, et les albums jeunesse peinent à donner à voir l’ensemble de la société. Dans son essai Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse ? Sarah Ghelam, chercheuse en sciences humaines et sociales, directrice de la collection « J’aimerais t’y voir » aux éditions On ne compte pas pour du beurre, passe au crible les quelque 400 albums pour enfants de 0 à 6 ans publiés entre 2010 et 2023 présentant au moins un personnage non blanc. Elle nous propose d’analyser avec elle cette production et les enjeux de cette visibilisation, afin d’entrer plus efficacement dans une pédagogie antiraciste, car si en termes quantitatifs, la représentation s’est nettement améliorée, en termes qualitatifs, il reste encore du travail pour construire une égalithèque idéale …
Vous vous appuyez dans votre ouvrage sur un corpus de 418 albums, soit la totalité des albums jeunesse publiés ayant au moins un personnage d‘enfant non blanc entre 2010 et 2023, afin de pouvoir comparer cette production à celle de la période 1980-2010 étudiée par Véronique Francis et Nathalie Thierry. En termes quantitatifs et en termes qualitatifs, diriez-vous que les représentations se sont améliorées ?
D’un point de vue quantitatif on ne peut qu’observer une augmentation significative. Dans leur article « Figures et représentations de l’enfant noir dans les albums pour la jeunesse »*, Véronique Francis et Nathalie Thierry ont relevé 30 albums publiés entre 1980 et 1999 et 129 entre 2000 et 2010. De mon côté, dans le cadre de mon mémoire de master*, j’ai relevé 173 albums publiés entre 2010 et 2020 avec au moins un personnage d’enfant non blanc.
Malgré cette augmentation, les types de représentations identifiés étaient les mêmes : une majorité d’albums ayant un contexte étranger, quelques albums ayant un contexte occidental et pour thématique principale des grandes difficultés (pauvreté, migration, etc.), ou l’apprentissage à l’altérité (un personnage principal d’enfant blanc apprend à accepter l’enfant non blanc), et une minorité d’albums ayant un contexte occidental et des thématiques non liées à de grandes difficultés (pauvreté, migration, etc.).
Nos deux études montrent également une absence : des albums non traduits, des créations françaises, avec des personnages d’enfants non blancs dans un contexte occidental avec des éléments spécifiques (plurilinguisme, pratiques spirituelles ou religieuses, références fictionnelles, cuisine, vêtements, soins, etc.). Pour les albums ayant un contexte occidental, les personnages d’enfants non blancs sont simplement colorisés. On pourrait les remplacer par des personnages d’enfants blancs sans que cela n’affecte le récit.
Dans le guide, je reprends le corpus de mon mémoire (2010-2020), plus quelque quarante-trois albums qui m’avaient échappé, ainsi que l’ensemble des albums parus entre 2021 et 2023 analysés dans ma newsletter « A la recherche des représentations ». Quatre-vingt-cinq albums avec au moins un personnage d’enfant non blanc ont été publiés en 2021, cinquante-neuf en 2022 et cinquante-huit en 2023, soit deux cent deux albums en l’espace de trois ans, plus que la période étudiée par Véronique Francis et Nathalie Thierry. En plus de cette augmentation, on a pour la première fois des albums français sur les violences racistes depuis le point de vue de cellui qui le subit. Il ne s’agit plus d’apprendre aux enfants blanc-hes à tolérer l’autre, mais d’armer les victimes de violences racistes contre ces violences. Nous avons aussi des albums français avec des personnages d’enfants non blancs dans un contexte occidental avec des éléments spécifiques (appartenance à une diaspora, plurilinguisme, rituels autour des cheveux crépus, rapport aux morts non occidental, cuisine).
Les représentations que vous avez observées montrent bien souvent les enfants non blancs évoluant dans des contextes étrangers, dans des « albums à baobabs », quelle altérité donnent-ils à voir ?
Le but de ce guide n’était pas de faire l’inventaire des livres à exclure, mais l’inventaire de l’ensemble des représentations qu’on met à disposition des enfants-lecteurices. C’est la série Zékéyé que je qualifie d’« albums à baobabs » dans le guide. La série est critiquable en soi, il s’agit d’une représentation inexacte, stéréotypée, du peuple Bamiléké. Mais le problème n’est pas tant cette série en particulier. C’est qu’il s’agit d’une des seules représentations du Cameroun. Concernant les albums jeunesse ayant pour contexte l’Afrique subsaharienne, on retrouve une surreprésentation d’enfants vivant dans des espaces ruraux non situés et/ou dans des zones de conflits.
« Si l’on doit prendre les représentations disponibles dans les albums jeunesse français comme un miroir réaliste de la vie de l’ensemble des enfants sur le continent africain : 5% seulement vivraient en contexte urbain, et 20% seraient victimes d’un conflit armé. Alors, si 21% des enfants sur le sol africain vivent bien dans une zone de conflit, plus de 50% vivent dans des contextes urbains. ».
Ces albums jeunesse ont donc avant tout pour fonction de servir d’apprentissage de l’altérité pour les enfants blancs ?
Complètement, il s’agit de faire découvrir à des enfants lecteurices français-es un ailleurs, ailleurs qui aura été écrit, décrit, pour elleux. Dans le guide, je les caractérise d’albums ethnographiques, terme emprunté à Elodie Malanda qui travaille sur les représentations de l’Afrique subsaharienne dans les romans jeunesse. Il s’agit d’albums où le personnage principal, au lieu de vivre une aventure d’enfant dans le contexte qui est le sien, va donner une leçon d’histoire-géographie au lectorat ciblé. Encore une fois, ces albums peuvent être utiles, mais il est alarmant de constater que le secteur éditorial français n’a été capable de produire que ces représentations à quelques rares exceptions près – exceptions présentées et listées dans le guide.
Des albums dont la finalité serait de représenter ces enfants non blancs comme protagonistes de leur propre histoire, albums qui permettraient à de jeunes lecteurs.trices de se reconnaître dans leur véritable quotidien, n’existent donc pas ?
Si, mais il s’agit pour une trop grande majorité de traductions. Alors que le secteur éditorial français tient à son rôle d’éditeurice et privilégie la création, on se retrouve avec un pourcentage anormalement élevé de traductions quand il s’agit d’albums ayant un personnage d’enfant non blanc. Là où l’ensemble du secteur éditorial jeunesse tourne autour des 10% de traductions, nous sommes à près de 50% pour ces albums. C’est un secteur entier qui est incapable de produire ces représentations.
Nathalie Thierry et Véronique Francis avancent une hypothèse que je partage : ce serait par peur de mal faire que les auteurices-illustratrices éviteraient d’écrire des personnages d’enfants non blancs. Les personnages sont simplement colorisés, sans aucune singularité. Ainsi, aucun risque d’essentialiser, d’exotiser, de diffuser des représentations stéréotypées. Très vite, on arrive au cœur du problème : le manque de diversité en littérature jeunesse s’explique par le manque de diversité parmi les auteurices-illustrateurices et les éditeurices. Sur les quelques exceptions d’albums français écrits depuis le point de vue de cellui qui subit des violences racistes et ceux avec des personnages d’enfants non blancs dans un contexte occidental avec des éléments spécifiques, deux ont été écrits et illustrés par des personnes blanches. Dans le guide, je passe en revue l’ensemble des éléments qui montrent la blanchité des autrices en question. Je parle aussi longuement du travail d’Ezra Jack Keats, auteur juif polonais américain qui a choisi d’écrire lui-même des albums avec des personnages d’enfants noirs parce qu’aucun des manuscrits qu’on lui demandait d’illustrer n’en avait. Il a rendu compte, dans toute une série d’albums, de la réalité des personnes noires avec qui il vivait à Brooklyn, à hauteur d’enfants.
Il ne s’agit pas de dire qui devrait écrire sur quoi ou comment, mais aucune position n’est neutre et la position de l’auteurice-illustrateurice se lira dans son œuvre. Pour écrire justement sur une réalité, faut-il encore y avoir eu accès. Cette frilosité à écrire des personnages d’enfants non blancs en tant que personne blanche n’est donc pas infondée. « Parce que pour savoir ce qu’il se passe quand un-e enfant maghrébin-e rentre à la maison, encore faut-il avoir eu accès à cet espace. »
Vous déplorez donc l’absence dans ces albums de représentations d’une « d’identité sociale de race » et des « violences » qui en découlent, la littérature jeunesse ayant tendance, de manière générale d’ailleurs, à être dans l’effacement des rapports sociaux ?
Je ne déplore pas l’absence d’explicitation des identités sociales de race et des traitements racistes qui en découlent. Je dénonce l’incapacité d’un secteur éditorial à produire certaines représentations. Il ne s’agit pas d’écrire le mot arabe et de montrer l’islamophobie, mais d’écrire un personnage maghrébin en tant que personnage maghrébin au lieu de simplement coloriser un personnage. Il y a une volonté, en France, de ne pas voir les couleurs, au nom d’un soi-disant universalisme. En réalité, cela revient à ignorer les systèmes racistes bel et bien existants et de prendre une seule expérience comme norme, ignorant les vécus et réalités des personnes non blanches.
Les 3 guides de la collection « J’aimerais t’y voir », Où sont les personnages d’enfants non blancs en littérature jeunesse ? Où sont les albums jeunesse anti-sexistes ? Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse ?, invitent à la vigilance, car même les albums les mieux intentionnés, n’évitent pas toujours certains écueils, et certains clichés. Quels conseils donner aux adultes qui accompagnent les enfants dans la lecture : croiser les albums ? susciter et recueillir la parole ? inviter à se questionner ? en somme éveiller toujours le regard critique ?
Soyez intentionnel-les dans vos choix ! L’enfant a tenu des propos homophobes ? Dans ce cas, un album ayant pour sujet des violences homophobes peut être un très bon support pour en discuter ! Vous voulez offrir un album à vos amies lesbiennes qui viennent d’avoir un bébé ? Peut-être un album où leur famille est simplement représentée, pour qu’elles puissent lire un album à leur enfant qui corresponde à leur réalité !
A travers les trois guides nous couvrons près de 700 albums. A la fin de chacun d’entre eux, on peut retrouver une liste de ceux-ci, organisée par « types » de représentations, y compris pour celles qui sont quasiment absentes et dont les références, peuvent être, de ce fait, particulièrement utiles ; par exemple les albums mettant en scène, dans un contexte occidental, un personnage d’enfant non blanc culturellement marqué, les albums où le système sexiste est mis en péril, ou encore ceux où l’homoparentalité est banalisée.
Toutes les représentations ont leurs limitations, toutes les représentations ont leur utilité, le tout est de choisir au regard de l’enfant et de ses besoins.
Propos recueillis par Claire Berest
Ghelam, S. Newsletter « A la recherche des représentations ».
Crédit photo : Chloé Vollmer-Lo