« Il s’agit d’un domaine extrêmement sensible, qui met en tension l’ensemble des intérêts particuliers avec l’intérêt général ». Pas de doute, le rapport des députés Paul Vannier (LFI) et Christophe Weissberg (Renaissance) va remuer le gouvernement et la société française toute entière. Pour eux, la question du financement public de l’enseignement privé doit être posée. L’enseignement privé sous contrat est au moins à 75% financé par l’argent public. Mais son financement est opaque. Pire, l’Etat et les collectivités territoriales en négocient les montants avec des organismes qui ne sont pas ceux fixés par la loi mais relèvent de la seule Eglise catholique. Comme on ne sait même pas combien est donné, il est clair que les contrôles de l’utilisation de l’argent public sont quasi inexistants. C’est guère mieux pour le contrôle des politiques éducatives de l’Etat. Enfin l’enseignement privé sous contrat participe largement, comme l’établit le rapport, à la ségrégation sociale et scolaire qui détruit notre société. Ce rapport est très fouillé et très bien documenté. Il lance une onde de choc. Pourtant il n’apporte aucune révélation. Il officialise une situation que tout le monde a préféré, jusque là, ne pas voir. Les rapporteurs ont des recommandations fortes pour remédier à la situation. Ce rapport met, avec force, l’Etat et la société française au pied du mur. Va-t-on perpétuer une situation aussi extravagante par rapport à l’état de droit et à la laïcité ? Va-t-on prendre le risque de la guerre scolaire ? Plus personne ne pourra dire qu’il ne savait pas…
La gabegie de l’argent public
« Malgré les sommes en jeu, aucune administration ou institution n’est en mesure de fournir un montant consolidé de la dépense allouée aux établissements privés« , affirme le rapport des députés Vannier et Weissberg. « Cette dépense, dont l’allocation est peu transparente, sans cadre légal systématiquement défini et éminemment politique, est en outre très nettement sous-estimée compte tenu de mécanismes de financements indirects. La mission conclue également que la fréquence et la profondeur des contrôles réalisés sur les établissements privés sous contrat sont très largement insuffisantes au regard des enjeux… Enfin, les rapporteurs estiment que les contreparties exigées des établissements privés sont également loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation, comme en témoignent la dégradation de la mixité sociale et scolaire, ou encore leur faible participation à la mise en œuvre de certaines politiques publiques ».
Ces quelques lignes extraites du rapport présentent le tableau très précis dressé par Paul Vannier et Christophe Weissberg. Car la gabegie de l’argent public est démontrée dans ce rapport qui est excellemment informé. Au terme de leur recherche, les auteurs ne sont pas arrivés, même en s’appuyant sur la Cour des Comptes et les rectorats, à délimiter l’ampleur du financement public des 7500 établissements privés sous contrat. Nulle part celui-ci est réuni dans le budget de l’Etat et les textes sont ainsi faits que leur application diffère d’un coin à l’autre du territoire.
Des établissements financés à 75% par l’argent public
A la louche, au moins 75% du financement de ces établissements est payé par l’Etat et les collectivités territoriales. Les auteurs estiment leur coût global à 14 milliards dont au moins 9 pour l’Etat, 2 pour les collectivités territoriales et 3 pour les familles. Dans le premier degré, 54% des dépenses sont prises en charge par l’Etat et 23% par les collectivités. Dans le second c’est 66 et 10%. Cela concerne les salaires des enseignants mais aussi un forfait d’externat dont l’utilisation s’avère plus large que prévue, des bourses et même des fonds sociaux.
Tout cela reste flou car les textes se sont empilés au fil de l’histoire, en allant toujours dans un sens favorable au privé, et les pratiques ont largement dérapées. » Il apparait qu’entre 1959 et 2023, l’application d’un principe de parité des financements entre public et privé ainsi qu’un consensus des majorités politiques successives ont conduit à l’accumulation progressive de dispositifs de financement favorables aux établissements d’enseignement privés, au point semble-t-il de déplacer l’équilibre initial instauré par la loi Debré« , estiment les rapporteurs.
Ils donnent des exemples d’application différente du forfait d’externat d’un département à l’autre, d’une commune à l’autre. La rédaction des textes, qui repose sur le principe de parité, aboutit à des situations scandaleuses. Ainsi « le réseau français des villes éducatrices souligne que les collectivités territoriales qui ont beaucoup d’élèves scolarisés en REP ont un « coût par élève » scolarisé dans un établissement public élevé, et sont contraintes de verser le même montant aux élèves des établissements privés, qui scolarisent pourtant des élèves aux profils socio-éducatifs très différents. Selon France Urbaine, certaines collectivités sont alors amenées à diminuer les dépenses qu’elles réalisent pour les établissements publics, faute de moyens pour assumer de telles dépenses pour les établissements privés de leur territoire« .
Un financement en hausse continue
Un autre exemple intéressant est la prise en charge des maternelles du privé imposée par la loi Blanquer. En 2019-2020 elle a couté 36 millions à l’Etat. En 2024, celui-ci a prévu 46 millions (+27% !). Mais « il est cependant, aujourd’hui, impossible d’estimer le coût total que représentent pour les finances publiques les répercussions de l’obligation de scolarisation à trois ans applicable en matière de prise en charge des écoles maternelles privées : si le montant attribué par l’État aux collectivités territoriales pour accompagner l’augmentation de leurs charges est connu, celui-ci est très loin de refléter la somme des dépenses engagées par les collectivités territoriales, compte-tenu du mécanisme de compensation retenu« . Les rapporteurs montrent la forte hausse des financements publics. Par exemple le programme 139 du budget de l’Education nationale a augmenté de 39% de 2014 à 2024. Le Café pédagogique avait déjà révélé cette hausse, par exemple ici pour 2022.
Si la dépense publique est moindre pour un élève du privé que pour un jeune du public, cela relève largement d’effets de structure. Le privé compte beaucoup plus de contractuels et moins d’agrégés que le public. Les cotisations sociales ne sont pas les mêmes. Les élèves sont moins souvent boursiers ou à besoin éducatif particulier. L’offre de formation compte nettement moins de professionnel industriel. Et le bâti scolaire appartient à un propriétaire privé.
Un système qui s’écarte du cadre légal
Mais le point le plus fort du rapport c’est de démontrer que le financement du privé relève du tabou politique. Le rapport évoque « un système d’allocation peu transparent et qui s’écarte du cadre légal« . La règle de calcul de base repose sur une règle appliquée de façon stricte mais qui n’a aucune base légale. La règle des 20-80 (20% pour le privé) utilisée pour fixer le montant du budget de l’Education nationale attribué au privé est surtout un élément de langage. « La Fédération des délégués départementaux de l’Éducation nationale souligne, d’ailleurs, une absence de respect de ce principe : « Sur la période 2000 à 2012 le public perd 62 911 postes et le privé seulement 2 133. Si le ratio 80/20 avait été respecté c’est plus de 15 000 postes qu’il devrait rendre » », relève le rapport.
Si cette règle fixe à la louche le montant du budget attribué au privé, l’application dans les académies est « assise sur un modèle d’allocation non public« . La loi ne reconnait que le contrat passé entre l’Etat et l’établissement. Mais la gestion ignore totalement les établissements. Il faut dire que très souvent personne n’est capable de fournir un exemplaire du contrat , et encore moins un exemplaire à jour!
Alors la gestion se fait en réalité au niveau national dans un dialogue direct entre le cabinet ministériel et le secrétariat général de l’enseignement catholique, une structure dépendant des évêques. Et ce sont les relations personnelles entre recteur et direction diocésaine (c’est à dire l’évêque) qui permet de gérer les moyens dans les académies. Pour Paul Vannier, « l’État, qui ne reconnait aucun culte depuis l’adoption de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, ne saurait négocier avec les représentants d’un réseau ou d’un autre, assimilables à des acteurs cultuels. Le fait, en particulier, qu’il débatte de l’allocation de moyens qui s’élèvent à plusieurs milliards d’euros avec un organe dont le secrétaire général est désigné par la Conférence des évêques de France constitue une dérive inacceptable dans une république laïque« . Ce n’est pas tout : les règles diffèrent pour les réseaux juif, musulman et les réseaux régionaux ! Il ne faut pas s’étonner si les textes sont détournés. La notion de « besoin scolaire reconnu« , à la base des ouvertures, fait elle aussi l’objet d’interprétations très variables. L’enseignement catholique excelle à placer ses pions dans les quartiers socialement intéressants.
Des établissements contrôlés une fois tous les 1 500 ans
Les contrôles de l’argent public sont du même acabit. « On se fait confiance » disent les acteurs et le contrôle est « en pratique très lâche » constatent les rapporteurs. Les établissements sont très peu contrôlés sur le plan pédagogique. « Le respect des volumes horaires globaux pour chaque discipline et dans chaque classe ou encore la bonne application des dispositions relatives à l’instruction religieuse constituent de manière regrettable des angles morts du contrôle« , notent les rapporteurs. Quant au contrôle comptable il est quasi impossible. D’abord parce que le fouillis de textes flous ne le permet pas. Ensuite parce qu’on se garde bien de faire des audits. » Au rythme actuel – cinq contrôles par an pour 7 500 établissements – la fréquence de contrôle d’un établissement privé est d’une fois tous les 1 500 ans… Les établissements scolaires publics font, pour leur part, l’objet d’environ dix fois plus de contrôles« , notent les rapporteurs.
Le rapport ne manque pas de faire des signalements de dérives auxquels l’enseignement catholique ferait bien de répondre. « S’agissant du forfait d’externat, les auditions ont conduit un grand nombre d’interlocuteurs à affirmer qu’il n’était pas possible d’exclure que le forfait d’externat, qui ne doit permettre de financer que les dépenses de fonctionnement, finance des dépenses d’investissement voire des dépenses liées au caractère propre, de manière strictement illégale« , écrivent les rapporteurs. « Les collectivités territoriales n’ont ainsi aucunement la capacité d’identifier la manière dont le forfait scolaire versé pour chaque enfant est ventilé, ou ce qu’il permet réellement de financer. Alors qu’elles financent la mise en œuvre de politiques publiques prioritaires pour les élèves des établissements publics de leur compétence (recrutement d’Atsem, achat des fournitures scolaires, de matériel informatique, etc.), elles ne peuvent que verser la somme correspondante aux établissements privés sans bénéficier d’aucune garantie que ces forfaits permettront bien d’étendre ces politiques publiques aux élèves des établissements privés« .
Les récentes réformes ministérielles accentuent l’évaporation des moyens. Ainsi le rapport montre que le Pacte est utilisé dans des établissements pour faire prendre en charge par l’Etat des dépenses jusque là payées par les établissements. Par exemple des missions de coordinateur de projet culturel. Le rapport pose la question de la rémunération d’heures fictives, par exemple des heure déclarées par des directions d’établissement (pour conserver leur contrat avec l’Etat) mais qui en sont jamais faites.
Il ne faut donc pas s’étonner que les établissements privés prennent, malgré le financement public, des libertés avec les politiques publiques. Les groupes de 6ème et 5ème en sont une illustration en ce moment. Mais le rapport signale aussi l’absence de temps d’échange suite à l’assassinat de D. Bernard, la politique de lutte contre le harcèlement, ou encore la vaccination contre le papillomavirus.
Un système qui accentue la ségrégation scolaire et sociale
Mais le rapport souligne aussi la « contribution majeure » de l’enseignement privé sous contrat à la dégradation de la mixité sociale et scolaire. « Il apparait que les stratégies d’évitement des établissements publics par des familles favorisées, le coût de la scolarisation dans un établissement privé ainsi que la grande liberté dont jouissent les établissements sous contrat pour le choix de leurs élèves ont contribué à une accélération nette de la dégradation de la mixité sociale au sein des établissements privés sous contrat ces dernières années. Cette tendance s’observe au niveau national, bien que de fortes disparités territoriales puissent être constatées« , notent les rapporteurs. « À la rentrée 2022, les élèves scolarisés dans un établissement privé sous contrat présentaient un IPS moyen de quinze à vingt points supérieur à l’IPS moyen des élèves scolarisés dans un établissement public, tous niveaux scolaires confondus… Une étude présentée dans la Revue économique publiée par la Depp, réalisée dans trois villes témoins (Bordeaux, Clermont-Ferrand et Paris) permet ainsi d’établir que le secteur privé contribue à hauteur de 33 % à 45 % de la ségrégation sociale totale entre les collèges , l’autre principale composante correspondant à la ségrégation résidentielle, mesurée entre les secteurs de collèges, entre 51 et 63 %. ». Le rapport souligne aussi la faible mixité scolaire, liée à l’origine sociale des élèves et aussi aux pratiques de nombre d’établissements d’élimination des élèves faibles. Or, comme ces établissements accaparent les meilleurs élèves, « il est possible de conclure que les établissements d’enseignement privés contribuent à l’aggravation des inégalités scolaires, en captant les meilleurs élèves, sans pour autant être eux-mêmes la cause de leurs meilleurs résultats par une pédagogie plus efficace« .
La France à la croisée des chemins
Ainsi , pour les rapporteurs, « la France est aujourd’hui à la croisée des chemins. Deux options s’offrent à elle : laisser la concurrence entre établissements publics et privés se développer, ou assumer un pilotage public renforcé passant par un renouvellement de la relation contractuelle qui lie les établissements privés sous contrat à l’État« . Pour eux, « il importe de rappeler aux établissements privés qui bénéficient de fonds publics les obligations de service public qui s’imposent à eux, par un document contractuel plus précis, actualisé et renouvelé à échéances régulières« .
S’ils sont d’accord sur ces constats et pour soulever le tabou de l’enseignement privé, les deux rapporteurs ne font pas toujours les mêmes recommandations. Sur le financement du privé, P Vannier et C Weissberg s’entendent pour demander la réécriture de la circulaire fixant les règles de prise en charge des dépenses de fonctionnement par les communes ou pour exclure les Rep du calcul du forfait d’externat. P Vannier va plus loin en demandant l’abrogation de la loi Carle et l’interdiction des subventions aux établissements secondaires (loi Falloux et loi Astier). Il demande aussi que le dialogue de gestion cesse avec le SGEC et se fasse au niveau des établissements. Inversement, C Weissberg demande d’intégrer le SGEC en modifiant le code de l’éducation. Les deux rapporteurs demandent aussi que la comptabilité des établissements privés intègre le logiciel public Op@le ce qui faciliterait les contrôles. P. Vannier demande le fléchage du forfait d’externat.
Sur la lutte contre la ségrégation sociale et scolaire, les deux députés souhaitent que l’IPS rentre dans le calcul de l’allocation des moyens par l’Etat. P Vannier envisage même une forme de malus pour frapper les établissements les plus discriminants. Les collectivités locales pourraient moduler le forfait d’externat et les subventions facultatives en fonction de la mixité sociale des établissements. C Weissberg envisage un système d’indice pour classer les demandes d’inscription des élèves, comme en Belgique, là où P Vannier veut un mécanisme de pénalité financière pour les établissements écartant les élèves les plus en difficulté. Les deux s’entendent pour un contrat d’objectifs et de moyens contraignant fixant des objectifs de mixité sociale et scolaire.
Qui veut la guerre scolaire ?
Mais quel avenir pour ces recommandations ? L’apport principal du travail des deux députés c’est d’avoir dépeint dans un rapport officiel la situation particulière et unique en Europe d’un système d’enseignement privé très largement financé par de l’argent public et assujetti à très peu de contraintes. A ce point que la France constitue une exception à la règle. Si nos voisins ont aussi des écoles privées subventionnées, ils exigent en échange le respect de règles précises. Ainsi en Belgique, où la liberté de l’enseignement est une règle constitutionnelle historique, les établissements doivent tenir registre et rendre des comptes sur les inscriptions dans ces écoles. La situation française est anormale au regard de celle de nos voisins et aussi pour un pays qui se targue tant de laïcité.
La question de l’enseignement privé est en fait posée depuis un an, même si l’affaire AOC – Stanislas l’a relancé. La proposition de loi de Pierre Ouzoulias (PC) liant les dépenses de fonctionnement des classes du privé à des objectifs de mixité sociale est bloquée au Sénat depuis une année (avril 2023). Le rapport de la Cour des Comptes publié de juin 2023 souligne lui aussi la faiblesse des contrôles de l’Etat et demande de lier le financement des établissements privés à des critères sociaux.
Le 6 mars 2024, au Sénat, la ministre N. Belloubet était interrogée sur le contrôle des établissements privés sous contrat et l’équité dans l’affectation des moyens. La ministre a annoncé que 60 emplois ETP seraient affectés aux contrôles et que « le gouvernement demeurera attentif à la parité des financements et aux contrôles« . Mais elle reconnaissait aussi ne pas avoir de données à communiquer sur ces contrôles. Elle rappelait le protocole Pap Ndiaye – SGEC prévoyant une plateforme de collecte de données sur la mixité sociale et scolaire. Elle disait aussi « ne pas opposer les secteurs d’enseignement » et vantait les innovations du privé. Max Brisson, sénateur Les Républicains, volait au secours du privé : » Je ne conçois pas ces formes d’enseignement comme une menace pour l’enseignement public« , disait-il. « Comme Victor Hugo, je suis convaincu de la hauteur du principe de la liberté de l’enseignement pourvu que l’école publique soit belle. Ne pourrions-nous pas nous inspirer des réussites des uns et des autres ? » Interrogée le 27 mars par la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée, Nicole Belloubet disait : « Je ne veux pas rallumer la guerre scolaire. Mais je suis dans l’état d’esprit que nous devons ensemble porter un certain nombre de priorités. La mixité est importante« .
Ce rappel des combats perdus des années 1980 hante toujours les esprits. Le rapport Vannier Weissberg est-il assez fort pour dépasser ce souvenir ? Aujourd’hui, la moitié des familles a recours à un moment donné aux établissements privés sous contrat. L’enseignement privé est intégré dans la scolarité des familles privilégiées. L’enseignement public tend à devenir le système éducatif de la France d’en bas. A la croisée des chemins, qui prendra la responsabilité politique de changer les choses ?
François Jarraud