Si « lire » est souvent présenté comme la première des priorités de l’école, la seconde est « écrire ». Cette priorité au lire-écrire mériterait sûrement un toilettage tant cette base est aujourd’hui incomplète et peut-être même inadaptée à la société à laquelle nous préparons nos enfants. Si dans cette chronique nous nous intéressons à l’écrire, c’est qu’il semble bien faible par rapport à un terme qui, nous semble-t-il, correspond mieux à notre société largement envahie par le numérique : « s’exprimer ». Même si cela ne devrait pas être nouveau (et l’oral alors, qu’en fait-on ?), il s’avère que la primauté de l’écrit sur l’oral a relégué celui-ci en arrière plan des préoccupations scolaires. A tel point que la plupart des jeunes qui sortent du système scolaire sont encore plus en difficulté face à l’oral qu’ils ne le sont face à l’écrit. Ou alors s’ils sont à l’aise à l’oral, ce n’est que rarement l’école qui leur en a donné l’occasion. Avec le développement de nouvelles formes d’information et de communication, l’oral a pris encore plus d’importance, mais le multimédia interactif s’est interposé, apportant une troisième dimension qui s’enrichit en plus de l’interactivité en présence et à distance, médiée ou non par la technologie.
« Apprendre à s’exprimer » est désormais une catégorie générique essentielle autour de laquelle il faut retravailler un grand nombre de nos approches scolaires. Dans une pédagogie magistro-centrée, l’expression des élèves est très limitée et très contrainte. Dans une pédagogie de projet débouchant sur des produits variés, il est bien davantage possible de travailler l’expression des élèves. Dans des pratiques de pédagogie coopérative ou collaborative, on va pouvoir travailler l’interaction de proximité, en présence et à distance, avec ou sans technologies. Les programmes et l’organisation des classes permettent-ils cela. Les enseignants savent-ils eux-aussi s’exprimer, y sont-ils formés faudrait-il ajouter.
L’oral comme le multimédia connecté interactif ne font pas a priori partie du monde scolaire dominé par l’écrit (l’oral de langues au bac est suffisamment récent pour en témoigner). Ils sont des expressions du social, de la rue, de l’informel. Du coup ils ne peuvent que difficilement rentrer dans l’univers scolaire de manière académique. On reproche d’ailleurs souvent aux élèves de « bavarder », au lieu de « garder des traces écrites ». La prééminence de l’écrit est une donnée scolaire historique avant d’être une pratique sociale. Il suffit d’ailleurs de voir la difficulté de nombre d’adultes à parvenir à un écrit abouti pour se rendre compte que même l’écrit n’est pas vraiment un acquis des apprentissages scolaires. Quand aux jeunes de tous âges on s’aperçoit qu’ils utilisent une variété de moyen de s’exprimer qui débordent largement le cadre que le monde scolaire peut autoriser. Il suffit de consulter les chaînes de vidéos en ligne pour se rendre compte du potentiel d’expression présent et visible. Certes c’est peu académique, mais il faudrait probablement peu de choses pour que l’école s’en empare et certains enseignants s’en sont emparés depuis longtemps, mais de manière annexe et souterraine, la plupart du temps.
Il y a une hiérarchie des moyens d’expression portée par notre culture et traduite dans l’organisation scolaire. De plus la dimension créative de l’expression s’est largement estompée au profit de la dimension utilitaire de l’expression et dans le cadre contraint de l’écrit. L’épreuve orale anticipée de Français au baccalauréat ne peut tenir de référence en matière d’expression orale, tant le système est enchâssé dans des contraintes qui justement n’ont rien à voir avec l’utilisation de l’oral. En fait on peut s’apercevoir que nous vivons un paradoxe : au moment où il est de plus en plus facile de s’exprimer, quitte à ne rien dire, le monde scolaire met à l’écart les nouvelles formes d’expression. Par cette attitude, il renforce le coté « médiocre », voire défoulant de nombre de propos tenus sur les médias interactifs ou encore sur les médias de flux. Bien plus encore, au moment où « dire c’est exister », on n’apprend pas à dire. Au moment où chacun à le plus de moyens pour s’exprimer, on n’apprend pas à s’exprimer. Mais « apprendre à dire », ce n’est pas l’apologie du n’importe quoi ! Au contraire sur la recherche de l’exigence de l’expression, orale, multimédia, écrite.
Les modes d’expression sont de plus en plus complexes et polysémiques. Il est bien plus facile d’apprendre à écrire un paragraphe de dix lignes que d’apprendre à faire une vidéo d’une minute. Or les enfants apprennent le premier à l’école, et pas le second. Au nom des fondamentaux, certains diront qu’ils pourront s’exprimer par de nouveaux moyens quand ils maîtriseront les anciens… Mais il y a fort à parier que les jeunes n’attendront pas encore longtemps. D’ailleurs ils le font déjà, mais en dehors d’un monde qui a érigé l’expression écrite parfaite comme préalable à toute expression digne de ce nom. On peut ressentir un certain découragement face à ce grand écart.
Observons l’émergence des nouvelles fractures numériques : ce sont bien des fractures d’expression. Ce n’est pas l’usage technique des technologies, non c’est un usage non travaillé parce que considéré comme secondaire par rapport à l’itinéraire noble de scolarité. Il est urgent que l’on repense à l’école ce que signifie s’exprimer. Les enseignants d’art plastique et ceux d’éducation musicale sont bien démunis, eux qui pourtant sont les rares personnels d’éducation invités à travailler ces nouvelles formes. Il est temps que les enseignants de français et ceux de lettres (j’emploie volontairement les deux à dessein) rejoignent le mouvement, en lien d’ailleurs avec les professeurs documentalistes au second degré, mais aussi en lien avec les pratiques au primaires, pour envisager la question de l’expression comme une « nouvelle priorité éducative ». Le numérique y aura évidemment sa place, mais simplement une juste place, pas toute la place, car s’exprimer c’est un acte de la totalité du corps et pas seulement de la tête et des doigts…
Bruno Devauchelle