Trois des 29 membres du comité scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), trois des cinq chercheurs en économie, ont démissionné le 23 décembre 2023 suite à des désaccords de procédures comme de contenu du projet de réforme du «choc des savoirs» du ministre Attal. Les trois économistes Yann Algan, Elise Huillery, Julien Grenet ont quitté le CSEN, après ce qui s’apparente, pour eux, à un simulacre de consultation scientifique. Élise Huillery est professeure à l’Université Paris-Dauphine et chercheure. Yann Algan est professeur d’économie, Doyen associé des Programmes pré-expérience de HEC. Julien Grenet est directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École d’économie de Paris et directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques.
Ces démissions fragilisent en partie le projet de réforme Attal, dont certaines mesures comme la mise en place de groupes de niveaux en français et mathématiques au collège ou encore le redoublement sont rejetées par l’expertise scientifique. Dans quelles mesures, les chercheurs, en démissionnant, ne lancent-ils pas une alerte et une résistance contre un projet politique de tri social et scolaire aux effets négatifs ?
Le CSEN et ses démissionnaires
Le comité scientifique du l’Education nationale (CSEN) est un comité pluridisciplinaire, composé de chercheurs issus de différentes disciplines qui a pour objectif de diffuser et partager ses recommandations ainsi que des outils pédagogiques fondés sur la recherche, l’expérimentation et la comparaison internationale auprès de la communauté éducative. Le CSEN, désormais composé de 26 membres, a été mis en place en 2019 par le Ministre Jean-Michel Blanquer, il est présidé par Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France.
Les trois chercheurs démissionnaires sont des économistes: Élise Huillery est professeure à l’Université Paris-Dauphine et chercheure, Yann Algan est professeur d’économie, Doyen associé des Programmes pré-expérience de HEC et Julien Grenet, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École d’économie de Paris et directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques.
Des mesures du «choc des savoirs» de Gabriel Attal à l’encontre des résultats de la recherche
Stanislas Dehaene, président du CSEN, a fait partie des coordinateurs d’une mission du «choc des savoirs», ce qui peut créer une confusion sur le soutien présupposé et implicite du CSEN à la réforme alors qu’aucune réunion interne n’a eu lieu pour débattre des mesures de cette réforme ou les travailler. Ainsi, le 29 novembre, à l’occasion d’une conférence internationale organisée par le CSEN consacrée aux inégalités sociales de l’école à l’enseignement supérieur, les trois chercheurs ont appris lors de l’intervention de Gabriel Attal des mesures de son projet sur le redoublement . Or, cette mesure comme d’autres vont à l’encontre des résultats de la recherche. Le projet de réforme prévoit de faciliter le redoublement, de mettre en place des groupes de niveaux en français et mathématiques, mesures qui ne s’appuient en aucun cas sur des résultats scientifiques.
Un CSEN non sollicité collectivement : ni consultation, ni information en amont
Le CSEN n’a pas été réuni pour échanger sur le projet de réforme envisagé, aucun débat scientifique n’a pas se tenir sur le sujet des groupes de niveaux, du redoublement ou des manuels. Des «pseudo audition individuelles d’une demi-heure sans aucune préparation», ont eu lieu selon Elise Huillery mais «ce n’était pas un travail de conseil scientifique» qui ajoute «on aurait voulu avoir un rôle d’information […] on n’a même pas été prévenus du DNB couperet et du redoublement». Elle décrit «un simulacre de consultation», tant du point de vue de la méthode que du fond : elle-même a été auditionnée sur le collège – mais pas sur la question du redoublement malgré une plus grande expertise sur le premier degré et son collègue Julien Grenet, spécialiste du collège, a été auditionné sur le primaire. Julien Grenet souligne que le redoublement a «un bénéfice nul pour une mesure coûteuse» et dénonce le «tri social» des groupe de niveaux.
Or, pour Elise Huillery, une consultation scientifique sur les groupes de niveaux par exemple aurait permis de rendre compte, «des résultats de la littérature scientifique en termes de composition sociale, pour voir à quel point les groupes de niveaux recoupent les origines sociales des élèves et recréent de la ségrégation à l’intérieur des collèges». » Les chercheurs auraient pu présenter les «impacts et conséquences des groupes de niveaux et du redoublement». L’économiste poursuit « au sujet du DNB couperet, avec nos données on aurait pu voir quels élèves sont impactés, quel profil social et scolaire et produire des synthèses de la littérature sur les effets, en fait, c’est une sorte de redoublement déguisé».
Julien Grenet a le sentiment que le CSEN a été instrumentalisé comme caution scientifique et il dénonce des mesures qui vont à l’encontre des résultats de la recherche.
Un ministère en partie à l’écoute du CSEN, les sciences cognitives
Si les économistes et d’autres disciplines représentées dans le CSEN interrogent leur utilité, les sciences cognitives peuvent se satisfaire de leur place. En effet, la présence de Stanislas Dehaene et de Monica Neagoy, consultante internationale en mathématiques, également membre du CSEN, et auditionnée par la mission «choc des savoirs» ont pu influencer sur la mesure de généralisation de la méthode Singapour dans le premier degré à la rentrée 2024. Les neurosciences et champ de recherche de Dehaene ont en effet pu influencer et jouer un rôle sur un sujet de la réforme de leur expertise.
La démission de trois chercheurs du CSEN, ne voulant pas «servir de caution scientifique» à la réforme sur les sujets du redoublement ou des groupes de niveaux pose la question du rôle de la recherche dans la décision politique. Si la recherche ne vient pas appuyer, conseiller, accompagner la mise en place d’une réforme, à quoi sert-elle? Les chercheurs démissionnaires du CSEN ne lancent-ils pas l’alerte sur des réformes en cours, qui vont à l’encontre des résultats de la recherche comme des attentes du terrain? C’est la question de l’utilité de la recherche, comme de sa place dans les politiques éducatives qui est à interroger. La recherche, le débat s’inscrivent dans un temps long, qui n’est pas celui du temps politique, de l’annonce, ou d’un mandat, voire peut-être même dans le logiciel du monde politique.
Djéhanne Gani