Le New Public Management est une doctrine de régulation des services publics qui consiste à appliquer les principes de gestion des entreprises privées au secteur public. Face au constat d’une bureaucratie sclérosante, le New Public Management propose de supprimer la lourdeur des normes écrites de fonctionnement en les remplaçant par des indicateurs chiffrés de mesure de l’activité. L’idée générale est d’introduire une rationalisation par le calcul des coûts, ce qui est la logique d’une entreprise privée pour maximiser son profit. Dans les faits, le New Public Management est un puissant levier de démantèlement du service public puisqu’il ne s’agit plus de s’interroger sur ce qu’il apporte aux usagers mais de pointer ce qu’il coûte à la société.
Une pratique décriée par la recherche
En matière d’éducation, le New Public Management a été introduit dans plusieurs systèmes éducatifs au début des années 2000, notamment avec le concept de School Based Management (SBM) qui a été développé dans les pays anglo-saxons, puis en Asie, et dans les pays en voie de développement. En théorie, le SBM donne une large autonomie aux établissements scolaires : autonomie pédagogique, liberté de gestion et de partenariat, implication des enseignants dans les décisions. Il repose sur le principe du rendre compte, pris au sens littéral du terme : les enseignants d’un établissement doivent rendre des comptes à l’autorité centrale sur la base des indicateurs standardisés qui doivent permettre de contrôler la réalisation des objectifs et de mesurer ainsi l’efficacité. Dans la pratique, le New Public Management consiste à remplacer une régulation par la norme écrite – souvent inapplicable, confuse et contradictoire – par une régulation basée sur le contrôle chiffré de l’activité. Ainsi, en définissant des indicateurs standardisés, appliqués de façon uniforme aux établissements scolaires, et en développant les procédures de contrôle basées sur ces indicateurs, le New Public Management ne donne pas l’autonomie pédagogique aux enseignants. Il introduit seulement un nouveau mode de régulation orienté vers la performance, entendue comme la capacité à respecter les objectifs chiffrés définis par l’autorité centrale, dans une logique de réduction des coûts. Il s’agit d’une approche très restrictive du management, envisagé presque exclusivement sous l’angle de la rationalisation budgétaire en occultant totalement le volet pédagogique, qui favorise la construction collective.
Quelques temps après son introduction dans certains systèmes éducatifs, le New Public Management en éducation a été largement décrié. Les analyses du SABER (System Assessment and Benchmarking for Education Results) ainsi que les travaux de la Banque Mondiale, notamment au travers d’un célèbre article de 2011, ont montré que le New Public Management ne parvenait pas à améliorer les performances des systèmes éducatifs. La logique de rationalisation par les indicateurs quantitatifs n’a d’influence, ni sur les pratiques, ni sur l’implication, ni sur le développement professionnel des enseignants.
La mesure n’est pas l’évaluation
A bien y réfléchir, le New Public Management est une aberration conceptuelle. Chercher à mesurer l’activité pédagogique en définissant des indicateurs chiffrés atteste d’une volonté de normalisation. La prétendue liberté pédagogique prônée par le New Public Management est bridée par des objectifs centraux imposant un strict respect des limites budgétaires. Ainsi, les innovations pédagogiques qui apportent aux usagers beaucoup plus qu’elles ne coûtent aux contribuables ne sont pas envisageables lorsqu’on applique une logique de rationalisation budgétaire assortie de l’obligation de rendre des comptes, au sens quantitatif du terme. Or, l’essence même d’un service public est d’apporter aux usagers un service à forte valeur sociale – du fait des gains qu’il procure à la société – qui n’est pas pleinement mesurable. Qu’on se le dise : l’éducation n’a pas de prix ! Qui peut quantifier la valeur de ce que procure à l’ensemble de la société, dans la durée, l’éducation des générations montantes ? Qui peut prétendre mesurer avec précision le gain social de chacune des activités éducatives ? Quand il n’est pas possible de mesurer avec précision la valeur produite par un service public, il est insensé de chercher à quantifier ce qu’il coûte, car le calcul du rapport coût-bénéfice est tronqué. La démarche de rationalisation par les coûts conduit alors inévitablement à réduire des activités de service public pourtant fortement génératrices de bénéfices sociaux. Le principe de la mesure conduit intrinsèquement à une logique de démantèlement.
Il faut le répéter : non, les principes de management des entreprises privées ne sont pas applicables aux services publics. Cela tient avant tout à la différence de raison d’être. Lorsque la finalité d’une entreprise est de maximiser son profit, on conçoit aisément qu’il se développe en interne une véritable culture de la mesure. Mais la raison d’être d’un service public est le service public lui-même, sans aucune considération pour les profits qui pourraient être obtenus. La culture des services publics est celle de l’évaluation et non celle de la mesure. Dans la logique des services publics, il s’agit d’évaluer ce que l’activité publique procure aux usagers, et non de la mesurer. C’est cette évaluation qui guide l’évolution des services publics, selon un principe de maximisation du gain social qu’ils procurent à la société.
Pour un service public comme l’éducation, la question centrale est celle de la pertinence de l’activité pédagogique. De façon unanime, la recherche universitaire et les grands organismes internationaux indiquent que, dans un contexte éducatif devenu complexe et fortement évolutif, il faut faire confiance aux enseignants pour qu’ils définissent eux-mêmes leur activité pédagogique – dans le respect des attendus nationaux – car ce sont eux qui sont en prise avec la réalité mouvante du terrain. En imposant des procédures de rendre-compte portant sur des indicateurs chiffrés, le New Public Management oriente vers des activités pédagogiques qui font bonne mesure mais qui sont de moindre pertinence au regard des gains sociaux qui peuvent évalués. Il faut le répéter : c’est une démarche insensée pourtant enterrée, une aberration conceptuelle qui avait fait dire à de grands auteurs, que, les tenants de la rationalisation, dans leur logique de quantification par les indicateurs chiffrés ont « donné de la valeur à ce qu’ils mesuraient au lieu de mesurer ce à quoi ils donnaient de la valeur » (Hargreaves et Shirley 2009).
L’arrivée du New Public Management en Europe
Le New Public Management commence à faire son arrivée dans certains systèmes éducatifs européens, selon une forme nouvelle bien spécifique. En Hongrie, l’introduction des indicateurs de mesure de l’activité pédagogique s’est faite de concert avec un renforcement de la centralisation bureaucratique. Ainsi, au lieu de se substituer à la normalisation écrite, les indicateurs chiffrés sont venus compléter les prescriptions centrales, offrant ainsi un procédé de contrôle efficace de l’activité pédagogique. Le New Public Management est ainsi envisagé comme un moyen de contrôle du travail des enseignants et permet d’introduire de nouvelles modalités de rémunération basées sur le respect des objectifs centraux. Le mariage de la normalisation prescriptive avec les procédés de rendre-compte sur la base d’indicateurs chiffrés a donné naissance à une nouvelle forme de régulation scolaire : celle de la bureaucratie autoritaire dont la forme la plus aboutie existe actuellement en Hongrie.
Les bureaucraties éducatives autoritaires sont identifiables par différents aspects :
– une hypercentralisation de la décision éducative qui laisse peu ou pas de marge aux acteurs de terrain,
– une absence de références à la recherche universitaire ou aux recommandations des organismes internationaux dans la motivation des grandes orientations du système scolaire,
– une gouvernance de type administratif qui envisage l’encadrement comme un vecteur d’application des prescriptions centrales et comme un organe de contrôle,
– des procédures de rendre-compte sur la base d’indicateurs de mesure de l’activité généralisées à tous les niveaux hiérarchiques,
– une indexation des rémunérations et des promotions selon une logique de performance basée sur le respect des objectifs centraux.
Le basculement des systèmes éducatifs vers des bureaucraties autoritaires n’est pas sans effet. Les enseignants connaissent une perte de sens de leur métier, un sentiment de mal-être et une démotivation généralisée. Pour eux, la tentation de la démission est grande. Considérés comme des exécutants de politiques éducatives dont ils ne perçoivent pas le sens et qui viennent parfois interroger leurs valeurs, les enseignants ne se retrouvent pas dans la vision portée par les bureaucraties autoritaires, ce qui aggrave la crise des vocations. Pour les élèves, lancés dans des activités pédagogiques en décalage avec les recommandations internationales, la perte de sens, le mal-être et la démotivation sont tout aussi sensibles. Le résultat est une baisse généralisée de la réussite scolaire qui affecte plus fortement les élèves des milieux défavorisés, grands perdants de l’autoritarisme éducatif.
De troublantes similitudes avec la Hongrie
Depuis plusieurs années, les autorités éducatives françaises ne font pas mystère de leur volonté d’orienter le système éducatif vers le modèle de la bureaucratie autoritaire. La dynamique d’hypercentralisation de la décision éducative et de détachement vis-à-vis de la recherche et des recommandations internationales est clairement revendiquée au travers des annonces chocs de la communication ministérielle. L’indexation de la rémunération des enseignants sur le respect des objectifs centraux a commencé avec la part variable du « Pacte ». Les procédures de rendre-compte sur la base des indicateurs de mesure de l’activité ont, elles-aussi, fait leur apparition, d’une manière plus violente et moins progressive que ce qui a été opéré en Hongrie. L’exemple le plus flagrant est l’injonction de « cocher la case » des remontées d’absences sur Pronote. Dans le souci de mesurer le volume de remplacement de courte durée – car il est bien connu que c’est en s’assurant que les professeurs absents sont bien remplacés que l’on augmente le gain social procuré par le service public – les autorités éducatives ont fait injonction aux personnels de direction d’autoriser la remontée des absences – remplacées ou non – par un logiciel privé, largement utilisé par les établissements scolaires. Autrement formulé, il était demandé de « cocher la case » sur Pronote, autorisant la remontée des indicateurs chiffrés, alors que plusieurs analyses montraient que les données remontées contenaient de nombreux biais les rendant exploitables. Beaucoup de personnels de direction se sont, dès lors, montrés récalcitrants, arguant que la démarche n’avait pas de sens. Les demandes courtoises de la hiérarchie se sont alors transformées en injonctions pressantes, sous forme de rappels écrits ou d’appels téléphoniques spécifiques, assortis, à certains endroits, de menaces dissimulées sur l’évolution de carrière ou sur la notation professionnelle. Les personnels de direction apprenaient alors que leur académie ou leur département étaient à la traine, beaucoup moins performants que les autres qui avaient un taux de « cocher la case » nettement supérieur. Certains supérieurs hiérarchiques ont même indiqué que la procédure de « cocher la case » devenait leur objectif prioritaire et qu’ils visaient à terme le 100%.
L’obsession montante pour la réalisation d’objectifs chiffrés, déconnectés de la logique d’évaluation du gain social procuré par le service public, interroge. La violence avec laquelle les indicateurs de mesure de l’activité pédagogique sont en train de s’imposer à l’ensemble du système éducatif a de quoi inquiéter. En France, il s’opère actuellement une bascule vers une bureaucratie autoritaire avec une forme d’acceptation des parties prenantes. Les réactions à la commande de « cocher la case » ont été timorées et malgré quelques nids de résistance, la procédure a finalement été généralisée. Fortes de cette victoire, les autorités éducatives cherchent maintenant à instaurer une forme de ségrégation scolaire au travers des groupes de niveau. En retirant aux établissements leur capacité à construire eux-mêmes les réponses éducatives aux élèves à besoin, la conception ministérielle du choc des savoirs va entériner l’hypercentralisation de la décision éducative. Là encore, on constate une forme d’acceptation des parties prenantes au sens où il n’existe pas un mouvement d’ampleur portant un refus catégorique de la dérive autoritaire. Faut-il y voir un basculement culturel ? La société française serait-elle en train de basculer dans l’autoritarisme comme c’est le cas en Hongrie ?
Stéphane Germain