Selon Laurence de Cock, ce gouvernement n’a eu de cesse de piétiner notre jeunesse, celle des quartiers populaires, celle pour qui l’École peut beaucoup. Tout comme Philippe Meirieu qui appelait les équipes pédagogique à résister lors du dernier Forum des Enseignants Innovants, la chercheuse estime qu’il est « sans doute temps de nous réarmer intellectuellement et professionnellement en allant puiser chez elles et eux des raisons de résister à cette folle course à la médiocrité et à cette destruction programmée de l’école publique ».
En 2015, dans la foulée des attentats islamistes de janvier en France, dont nous célébrons le funeste anniversaire, j’avais été conviée à l’Élysée par un conseiller du Président François Hollande pour discuter de la jeunesse. Je lui avais fait part de la réaction de mes propres élèves, dans un lycée de quartier populaire, et surtout de leur double frayeur, celle de tout le monde : être attaqués eux-mêmes par des terroristes, puis celle qui ne concernait qu’eux : être renvoyés à une forme de proximité idéologique et culturelle avec le terrorisme islamiste. J’avais tenté d’expliquer à ce conseiller que quelque-chose clochait dans le discours public sur les jeunes qui se focalisait sur leurs supposés rejet des valeurs républicaines et dans le traitement politique général de la jeunesse qui avait besoin d’être encouragée, accompagnée, regardée avec générosité et empathie et non stigmatisée et culpabilisée par le discours officiel alors monopolisé par Manuel Valls.
Mais le conseiller avait fort à faire entre l’écran géant qui diffusait les informations en continue dans la pièce et son addiction maladive (dont on parle trop peu alors que tous les politiques en sont atteints) au téléphone portable. Il m’a donc remerciée poliment en me promettant m’avoir entendue. Et puis, bien-sûr, rien. La stigmatisation a continué de plus belle, le racisme s’est décomplexé ; l’arrivée d’Emmanuel Macron – sur laquelle avait compté de nombreux électeurs et électrices d’origine immigrée – et de Jean-Michel Blanquer a ouvert toutes les vannes de la maltraitance de la jeunesse en général, et de celle des quartiers populaires en particulier.
Une jeunesse piétinée
L’inventaire des mesures qui ont récemment piétiné la jeunesse donne le vertige. On peut retenir deux images saillantes qui caractérisent à elles seules ce régime maltraitant. La première serait ces files d’attente, qui n’en finissent plus depuis la pandémie, d’étudiantes et étudiants en attente de distribution de nourriture ; la seconde celle des lycéens de Mantes La Jolie mis en joue et humiliés par une police heureuse d’assister enfin à la scène d’« une classe qui se tient sage ». Tout est concentré dans ces deux images : l’indifférence, l’inhumanité, la cruauté. Elles sont ont des ramifications : l’absence de prise en charge psychologique des jeunes en prise aux angoisses et velléités suicidaires qui saturent les services de psychiatrie pédiatrique ; la poursuite du démantèlement des pôles médicaux-sociaux dans les établissements scolaires ; l’encouragement du recours à la police dans les écoles au mépris des instances disciplinaires qui lui sont propres ; la médiatisation et criminalisation d’une infime minorité de cas d’élèves dérogeant aux minutes de silence ou proférant des propos indéfendables. Tout cela relève d’une même logique : la délégitimation du droit à la prise de parole, par la jeunesse elle-même, sur l’avenir sombre qui se dessine, sur leurs doutes, leurs craintes et les idées qu’ils pourraient avoir pour y remédier. Dans la foulée d’un gouvernement hostile à toute parole populaire, la société entière semble fermer la porte à toute considération pour les propos et gestes de sa jeunesse. Il n’y a qu’à écouter les ricanements lorsque des jeunes se mobilisent contre la réforme des retraites, comme si l’avenir du monde ne devait pas les regarder. C’est peut-être cette absence de considération et ce mépris qui expliquent l’atonie avec laquelle est accueillie la réforme du lycée professionnel brandie comme un étendard par Emmanuel Macron dans ses vœux pour la nouvelle année, et dont l’un des effets est de transférer dans l’Entreprise une partie des enfants dont l’Éducation nationale avait la charge. Une sérieuse régression historique quand on sait que l’un des combats des fondateurs de l’école républicaine a été de soustraire les enfants des usines pour les mettre à l’école. En roue libre, le gouvernement a désormais un blanc-seing pour poursuivre sa brutalisation sous-couvert de « réarmement civique ».
Le réarmement civique
La Macronie nous a habitués à une chose : la nécessaire déconstruction des formules élaborées par ses communicants. Après avoir, dans une interview du Point, annoncé sa volonté de « re-civiliser » la jeunesse à la suite des révoltes de l’été 2023, Emmanuel Macron se targue désormais de la « réarmer ». Tandis que la jeunesse réclame des gages sur l’avenir de leur monde et de la planète, le gouvernement lui répond par la promesse des armes et d’un bréviaire de civisme pour pouvoir supporter le monde tel qu’il va et éteindre dans l’œuf tout désir et espoir de le transformer.
C’est sous cet angle uniquement qu’il faut appréhender le triptyque « choc des savoirs », « uniforme à l’école » et « SNU ».
Comme toute réforme éducative, celle-ci est présentée comme une mesure de remédiation aux graves inégalités scolaires qui caractérisent l’école française dont il faut rappeler ici l’essentiel : la France est le pays qui accompagne le plus loin les enfants des catégories sociales supérieures et l’un de ceux qui peinent le plus à faire réussir les enfants des catégories populaires. C’est ce différentiel qui est le plus criant dans notre système éducatif. Dit autrement, notre école continue de punir les enfants qui ont le plus besoin d’elle. Face à cette criante injustice, c’est peu de dire que le triptyque du réarmement frappe complètement à côté. À nouveau il cible les enfants les plus démunis. C’est dans les quartiers d’éducation prioritaire que sont encouragées en priorité les expérimentations d’uniformes comme s’il suffisait de cacher la misère pour qu’elle disparaisse. Placé en fin de la classe de Seconde, le SNU est proposé à tous les élèves qui ne trouveront pas de stage. On imagine déjà l’ébranlement de l’entre-soi chez les familles les plus dotées économiquement et culturellement pour soustraire (on les comprend!) leur progéniture à cet embrigadement qui ne dit pas son nom quand d’autres familles n’auront pas d’autre choix que de consentir à ce pathétique projet de redressement des corps et des esprits qu’est le SNU. Enfin, le « choc des savoirs » se profile comme une réécriture des programmes dans le sens le plus « bancaire » pour reprendre l’expression du pédagogue Paulo Freire dans La pédagogie des opprimés, c’est à dire selon la logique soit de la pédagogie du gavage d’oie : « mange et tais-toi » pour certaines matières ( notamment les sciences humaines et sociales, et surtout l’enseignement moral et civique dit EMC) soit de la « pédagogie explicite » pour la lecture et les mathématiques qui, sous couvert d’« explicitation », valorise la posture purement mécanique et individuelle d’apprentissage et n’est donc finalement que peu éloignée de la première. Naturellement le gavage d’oie et cette vision ministérielle de la pédagogie « explicite » sont encore plus efficaces face à des groupes de niveaux homogènes puisque la toute puissante parole de l’enseignant ne peut perdre son temps à adapter son discours et ses méthodes ; d’où le retour des groupes de niveaux et le spectre du redoublement en collège.
Exit donc toute pédagogie coopérative reléguée au rang d’un vieux fantasme hippie ou tout accompagnement d’un pensée critique puisque le paradigme dominant est celui de la coercition et de l’adhésion.
Mettre la jeunesse au pas
Comme l’a rappelé le ministre Gabriel Attal, il s’agit de « renverser la sociologie par la pédagogie ». Dans la lignée de la neurobéatitude de son mentor Jean-Michel Blanquer, le gouvernement agite le fantasme d’une pédagogie basée sur des « données probantes » qui déjouerait les pièges du déterminisme social. Ce faisant, on répondrait à l’éternelle question de « comment un enfant apprend ? » et l’environnement social n’aurait plus à être pris en compte dans la réflexion sur la démocratisation scolaire. Quel joli coup ! D’une main recouvrir les inégalités sociales d’un uniforme, de l’autre affirmer haut et fort que la condition sociale n’a rien à voir avec le destin scolaire. De là à convaincre les enfants en difficulté qu’ils ne pourraient pas être ailleurs que là où on les met (orientation précoce, apprentissage, voies professionnelles), il n’y a qu’un pas, et pas le moins pervers puisqu’il s’agit de l’acceptation du tri social par celles et ceux qui en sont les premières victimes. Maltraitance, encore.
Gare à celui ou celle qui aurait la mauvaise idée de douter ou protester. Là encore le gouvernement ne tarit pas de formules toute faites pour justifier la généralisation du SNU. Il n’est plus question des droits mais d’abord des devoirs de la jeunesse vis à vis de l’institution, devoirs que l’on peut résumer en deux mots : servir et obéir. Voilà à quoi se résume désormais l’idée d’engagement des jeunes et à quoi ressemble le « réarmement civique » de la jeunesse. Si le contexte n’était pas aussi dramatique, on en rirait presque en pensant à toutes ces femmes et hommes qui ont élaboré une pensée de l’école publique. Où sont nos Jean-Jaurès, Ferdinand Buisson, Pauline Kergomard, Louise Michel ou Célestin Freinet ? Il est sans doute temps de nous réarmer intellectuellement et professionnellement en allant puiser chez elles et eux des raisons de résister à cette folle course à la médiocrité et à cette destruction programmée de l’école publique.
Laurence De Cock