Dans La bibliothèque des idées d’aujourd’hui. 200 livres qui comptent, publié par Sciences humaines, actuellement en kiosque, on m’a demandé de mettre en avant un livre (ou un sujet) qui « compte » en géographie, selon l’expression consacrée. Et j’ai fait le choix du livre de Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, A. Colin. A la fois, j’en suis satisfait pour Christian Grataloup qu’on ne présente plus et dont les travaux font autorité. Je pense qu’un livre qui sait manier histoire et géographie comme le fait l’auteur avec talent est utile pour les professeurs. Et en même temps, mon petit doigt me dit qu’il eût été plus audacieux de passer le chemin de la mondialisation, que le vent est en train de tourner et que la mondialisation serait déjà un non-sujet..
Est-ce parce que tout aurait été dit, écrit, ressassé ad nauseam, avec statistiques implacables sur les mœurs du village global ? Ses plats ou ses voitures mondialisés, symboles d’une sous-culture de masse tirant vers le bas ; le divertissement, la fine fleur du savoir, abaissant le débat au niveau des clics de virtuels « amis » Facebook ; une américanisation rampante à coups triomphants de conquêtes industrielles depuis une Silicon Valley devenu le berceau d’une planète numérique où des entreprises planétaires comme Google, Microsoft, Facebook, Amazon et bien d’autres contribueraient à la refondation d’un nouveau monde. Un nouveau monde numérique sans libraire, sans voyagiste, sans facteur, sans journaliste, sans commerçant (le gouvernement français incitant même à court-circuiter les opticiens par le web pour faire baisser le prix moyen des lunettes), sans vrai contact physique (ma tribu reste bien sage dans ma boîte numérique où je vais bavarder avec elle quand Dieudonné s’amuse à faire enrager Manuel Valls). Ajoutons un zeste de catastrophisme : les tsunamis, les révolutions, les éruptions volcaniques, les pollutions plus ou moins accidentelles, les drames humains de la misère et de la haine, tout cela donné en spectacle stéréo qualité numérique aux populations du Nord qui regardent les sept plaies d’Egypte, de Syrie, du Bangladesh, du Sud-Soudan, de Somalie, de Madagascar (choléra comme au temps de Giono) et d’Erythrée, le tout en rêves se brisant à quelques encablures de l’île de rêve qu’est Lampedusa. Quelles belles études de cas pourrait-on imaginer avec tant de matériaux…
Puis soudain, j’ai un doute. Cette mondialisation-là existe-t-elle réellement ? La révolution numérique est-elle bien un des maillons de la mondialisation ? Et s’il y a mondialisation, pourquoi les Bengalis, Soudanais, Erythréens viendraient-ils casser leurs espoirs sur nos rochers touristiques ?
Revenant au livre de Christian Grataloup que j’ai fait figurer dans le Top-200, j’ai le sentiment qu’il nous fait prendre conscience, non pas qu’une échelle mondiale se serait imposée face à toutes les autres (thèse de Jacques Lévy dans L’invention du monde), mais plutôt que les sociétés majoritairement holistes auraient fait naître l’individu. Un individu puissant, déjà conçu à l’époque moderne, qui produit des antidotes identitaires fondés sur des attachements symboliques forts : liberté de l’autre côté de l’Atlantique, force des origines de ce côté-ci. Sans contredire l’ambition universaliste qui enfante avec l’écologie et l’environnement une nouvelle identité « à l’échelle de l’écoumène ».
Mais est-on sûr que cet « universel » n’est pas occidental ? On dira : regardez l’assemblée constituante à Tunis vient de proclamer la « liberté de conscience ». Quelle victoire ! Mais la Tunisie n’est pas la Libye, ni l’Egypte, ni la Centrafrique, ni le Sri Lanka, ni la Birmanie, encore moins la Chine… Voyez les arrangements qui ont poussé à fabriquer des « traditions » et du « patrimoine » pour vendre comme « objets culturels » des ponchos mexicains, des djellabas émiriennes, des tambours africains, des bagel israéliens, du tango sud-américain, des sauterelles thaïs, du vin chilien et des coiffes hmong. L’anglais ne recule-t-il pas au profit d’autres langues qui progressent, comme l’espagnol et le chinois, et même le français qui n’a jamais été autant parlé qu’aujourd’hui dans le monde ?
Dans nos postures pédagogiques, la mondialisation ne peut pas tenir d’autre rôle que celui de l’aiguillon. Elle aide les élèves à réfléchir sur le monde qu’ils sont en train de construire au bout de leurs doigts, avec leur connexion internet, leurs envies de se distraire et de changer le monde parce qu’ils n’auront pas supporté les injustices que nous leur infligeons ou dont ils voient leurs semblables, ici ou à l’autre bout du monde, accablés. Ce sont eux qui écriront un nouveau chapitre dans quelques années, un chapitre nostalgique des années 2010 où nous étions comme entre deux eaux. Un idéal de société mondiale où tout le monde a accès à Internet, se gave des nouveaux cours gratuits en ligne de Harvard et du MIT et où des centaines de millions de personnes n’ont toujours pas accès à l’électricité, l’eau potable, l’alimentation et surtout, surtout, la liberté. La liberté de penser, de penser pouvoir vivre dignement toute vie qui mérite d’être vécue.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-IV (master Alimentation et ESPE). Il a animé les Cafés Géo pendant dix ans. Il chronique dans l’hebdomadaire La Vie depuis 2012 dans la rubrique « L’œil du géographe » et anime le blog Geographica.net/